Forum - L'apprenti du magicien.
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Celimbrimbor | 09/02/25 18:47
« En fait, il s'appelait Merwyn.
─ Non ? Le Merwyn ? Celui qui déplaça les pierres ?
─ Eh ben, je pensais pas qu'elle passerait, celle-ci. »
Quelconque. Bar. Multivers.
La chambre de l'auberge sentait l'urine, la sueur et le sexe. Elle inspira. Non, elle sentait la sueur et les draps sentaient le sexe. Elle se tourna sur l'autre côté et essaya de n'y faire pas attention. Cela faisait beaucoup de choses à ignorer et la musique de la grande salle en bas lui revint en plein vacarme dans les oreilles. La jeune fille poussa un soupir exaspéré.
Le choix. Elle détestait avoir le choix. C'était cela, le problème. Un choix la terrifiait car il tuait. Choisir, c'était abattre tout un arbre des possibles et un monde avec lui. Elle avait toujours laissé les autres choisir pour elle. Quand monsieur Ostrenci lui avait dit qu'il voulait lui apprendre quelques choses, il l'avait forcée. Quand il l'avait envoyée à Prastro aussi. Et même quand le forgeron du village lui avait dit qu'il l'emmenait avec lui jusqu'à la ville, elle avait été obligée par la force des choses. Jamais elle ne choisissait, elle préférait voir s'étendre devant elle les longs enchevêtrements des destinées possibles et les parcourir du regard plutôt que les fouler de ses pas. Là, elle devenait princesse en trouvant par hasard un prince lors d'une soirée où elle servirait de soubrette ; ici elle retournait à Bouille-la-Combe et mourait aux champs, seule un soir d'été, au milieu des épis fauchés ; encore là elle entrait à G. U. P. et
Elle ne savait pas. D'habitude les arbres s'ouvraient devant elle et lui dévoilaient tout ce qu'elle leur demandait mais là Elle ferma les yeux pour se concentrer davantage. Ce n'était pas un arbre, c'était une forêt, à nulle autre pareille. Tant et tant de branches jaillissaient qu'elle aurait dit un arbre univers contenant tant et tant de ses vies qu'elle ne pouvait même plus les distinguer. Peut-être là-bas devenait-elle médecin, et ailleurs chef politique, voire impératrice et unificatrice, et puis ici cuisinière et là bibliothécaire et par endroit écrivain et dans d'autres mécaniste ou chimiste ou rémouleuse et elle ne savait plus où donner de la tête. Il y avait des branches altières, et d'autres plus basses et courtes. Il y avait des branches hautes et d'autres fragiles. Certaines étaient d'un rouge profond, d'autres vertes émeraude, noires malades, vif argent, d'or et encore plus resplendissantes.
« Et on lui mit la main au cul
Enfoncée jusqu'au poignet
Et le juge tout confondu
Ne revint plus jamais juger !
Oh ! Oh ! Juge manchot ! Où est passée ta main ?
Oh, Oh ! Juge manchot ! Où est passée ta main ! »
Amandine ouvrit les yeux. Enfuit, la forêt. Abattus, les arbres. Disparu, l'avenir. Chassé par une chanson paillarde chantée par trois abrutis tellement saouls qu'ils seraient probablement morts demain matin. Elle s'extirpa des draps, ôta sa tunique de lin léger et enfila une robe plus chaude, des bottes et un gilet, saisit sa musette et descendit dans la salle de l'auberge. Elle n'était pas grande, à peine deux grandes tables rectangulaires et quatre ou cinq plus petites et rondes, repoussées contre les murs pour ne pas gêner les gens. Dans un mur, une flambée craquait délicieusement et répandait partout une fournaise infernale qui rougissait les joues et échauffaient les esprits dans une danse joyeuse. L'escalier qu'elle descendait était loin de la grande cheminée et il y faisait un peu froid encore mais déjà les volutes de chaleur mordaient ses jambes nues. Une marche grinça puis un autre et voici qu'elle était sur le sol de bois recouvert de sciure de la pièce principale, légère figure bleutée dans les ombres ocres et rouges qui passaient partout et dessinaient sur son visage des arabesques mystérieuses. Les rustauds qui chantaient restèrent à leur chant et seule la tenancière l'avisa du coin de l'œil sans n'en rien montrer. Ils entamaient le dernier couplet alors qu'elle s'installait quelque part, un sourire ennuyé aux lèvres.
Il fallait dormir. L'excitation du jour était retombée et il ne restait plus que l'épuisement du choix. Elle repensait aux yeux de l'elfe des admissions spéciales et n'arrivait pas à s'ôter de l'esprit qu'il y avait eu un sourire rieur et engageant, tout au fond, entre deux éclairs de mépris et le lourd voile de condescendance qu'il avait pris soin d'afficher tout le temps de leur entretien. Amandine sortit son carnet de croquis et un crayon et commença son esquisse. Inhabituellement, elle commença par le nez parce que c'était le plus facile chez lui, il l'avait fin et droit, court, un triangle assez peu prononcé qui ne saillait pas vraiment du visage mais qui l'ordonnait complètement comme si tous les autres traits tournaient autour dans une ronde réglée et il en découla intuitivement la lèvre supérieure un peu plus charnue que l'autre mais toujours fine, comme l'étaient celles des elfes d'habitude, mais avec des commissures invisibles dont elle dut s'y prendre à deux fois pour bien les saisir et très vite sur sa page se virent un nez et une bouche qui paraissaient prêts à s'animer d'eux-mêmes alors elle dessina l'ovale un peu pointu au menton et presque tassé au front du visage pour le cerner complètement, à traits légers pour les faire disparaître après, quand elle ajouterait les oreilles et son crayon se porta naturellement sur les yeux.
Elle s'arrêta et regarda son dessin et sourit. Il n'était pas raté, ce qui était déjà pas mal. Amandine prit une inspiration et s'engagea sur le tracé des yeux, qui lui posait tant de problème. Elle entreprit d'abord de les délimiter et de créer les sourcils fins en faible circonflexe pour bien les situer. Satisfaite, elle passa quelques minutes à trouver la juste expression des longs cils et de l'ombre de la paupière et s'interrompit de nouveau. Le véritable problème commençait et le dessin n'aurait aucun intérêt avant d'avoir des yeux dignes. Elle posa son crayon sur la table et se concentra. Il avait des yeux mobiles, qui donnaient une impression de grandeur et de mépris, de sagesse et de prétention, de gentillesse et de dédain, tout cela dans des proportions infinies. Un petit sourire flotta sur ses traits. Il n'avait jamais cillé, ou alors elle ne l'avait pas vu, mais elle put poser les pupilles. Deux cercles, peu épais, peu larges, au milieu, qu'elle noircit très vite pour trouver l'indice de l'infini qui y flottait. Elle n'avait plus qu'à travailler le blanc, l'ombrer par endroits, l'éclaircir à d'autres, tricher autant qu'elle pouvait pour rendre le papier vivant.
Et finalement elle s'arrêta complètement ; le dessin était fini. On y voyait un elfe et, si on savait regarder, on voyait ce qu'il était de temps immémorial. Elle émit un claquement de langue appréciateur en le regardant. C'était lui, vraiment.
« Qui est-ce ?
─ Pardon ? La patronne, assise en face d'elle. Ah, eh bien. Je l'ignore, en fait. Un temps. Tenez.
─ Vraiment ? Un plongeon dans le dessin. Difficile à croire.
─ Oh, non ! Je veux dire, c'est l'elfe qui m'a accueilli à l'université, mais je ne connais pas son nom. Embarrassée.
─ Alors il n'aura pas de titre ?
─ Ah, si ! Si ! Reprendre le dessin, griffonner quelques mots en vitesse et signer ses initiales. Voilà !
─ Un rire. Pourquoi pas, oui, c'est pas mal comme titre. Un temps. Tu veux boire quelque chose, pendant que je chasse ces saoulards de la salle ? J'aimerais dormir moi aussi. Un clin d'œil complice.
─ Un lait chaud avec du miel et des épices ?
─ Je t'apporte ça tout de suite. »
Et Madame Iliaster se leva avec un sourire chaleureux et s'en fut à son comptoir pour préparer la commande de la jeune fille, tout en décochant un regard assassin à l'un des chanteurs qui venait de lui mettre la main aux fesses. Amandine regardait la scène en riant doucement. Il fallait qu'elle remerciât monsieur Ostrenci si jamais il lui rendait visite ou si elle retournait à Bouille-la-Combe, elle n'aurait pu rêver d'un meilleur endroit pour dormir.
Quand elle avait appris qui l'envoyait, madame Iliaster l'avait tout de suite logée dans une des meilleures chambres de son estaminet en précisant que les amis de Jérémy logeaient là et pas ailleurs et que si elle commençait à lui mettre de l'argent sur le comptoir pour payer la chambre elle allait comprendre pourquoi les hommes l'avaient surnommée « Sandrine la jambe raide », elle lui paierait ses repas et ses consommations et la chambre était un cadeau de bienvenue. Et puis après elle s'était répandue en compliment en apprenant qu'Amandine allait rejoindre les rangs de la plus prestigieuse université des plaines et d'ailleurs et avait ajouté d'un ton ravi qu'elle ne l'oublierait pas quand elle serait arrivée.
Elle cessa tout à fait de divaguer et reprit le fil de ses pensées depuis le début, le cœur battant. Elle n'avait plus modalisé. Bouille-la-Combe était devenue un conditionnel. La certitude qu'elle irait à G. U. P. s'installait doucement en elle. Amandine ferma les yeux et, insensible aux dernières clameurs de la salle ou à l'odeur de cannelle devant elle, suscita l'arbre univers. Il était toujours là et les petits chemins qui partaient dans d'autres directions, vers son passé, se réduisaient à peau de chagrin quand ils n'avaient pas simplement cessé d'exister. Il ne restait presque plus qu'une fourche, qui se dirigeait vers une forêt immense ou vers un pauvre verger qu'elle devinait enclos.
Cela se passait toujours ainsi. À force de repousser le moment du choix, elle finissait par n'en avoir plus. La carriole pour Bouille-la-Combe partait le lendemain matin très tôt et elle savait ne pas posséder la somme nécessaire pour louer une place. Peu s'en fallait : un gobelet de lait brûlant aux épices. Elle but une gorgée et lécha la trace autour de ses lèvres. Oh, bien sûr, elle pourrait toujours négocier, vendre quelques babioles pour faire l'appoint, mais le temps lui manquerait sûrement. Et toujours la route allait se rétrécissant à mesure que les minutes passaient car il fallait qu'elle vendît maintenant si elle voulait avoir une chance réaliste de mener à bien ce projet.
Amandine posa le gobelet sur la table. Devant ses yeux s'étendait un arbre qui semblait englober ce monde et tous les autres. Une route dorée commençait sous ses pieds et la menait loin. Elle décida d'aller se coucher et de ne plus y penser.
Madame Iliaster la vit grimper les escaliers vers sa chambre. Elle devait être exténuée, la pauvre petite, du voyage et de la journée à l'université. La gamine avait du courage, tout de même. Abandonner toute sa vie pour arriver ici, sans parent ou adulte pour la guider. Elle en toucherait deux mots à Jérémy la prochaine fois qu'elle le croiserait. Envoyer un jeune femme comme ça sur les routes. À quoi pensait-il, vraiment ?
Sandrine entreprit de chasser l'alcoolique entêté qui estimait avoir droit à un verre supplémentaire. D'un vigoureux coup de pied, elle l'envoya gésir dans la gouttière du caniveau, se frotta les mains et ferma la lourde porte en bois. Elle retourna vers le comptoir en ramassant les derniers verres qui traînaient sur les tables pour les mettre dans le baquet d'eau chaude et les nettoyer. La petite avait oublié son dessin. Elle le posa à un endroit sec du bar et n'y pensa plus : elle avait fort à faire.
Après avoir nettoyé les reliefs des clients, elle se mit à passer un coup de balai partout. Elle alla vider ses ordures dans le conteneur de l'arrière-cour puis revint s'asseoir un instant. La grande horloge de l'université allait taper quatre heures et elle se sentait un peu fatiguée. L'air las, elle replaça les tables, monta les chaises dessus pour ne pas les avoir dans les pattes et répandit de la sciure propre partout dans sa salle. Satisfaite, elle revint au comptoir et compta sa caisse. Elle y laissa quelque monnaie pour le lendemain et plaça le reste dans un sac qu'elle monterait avec elle dans sa chambre pour le placer dans son coffre tout à l'heure. Madame Iliaster s'épongea le front et sourit. Il ne lui restait plus qu'à éteindre toutes les lumières et la journée serait enfin terminée. Elle moucha les chandelles, ramassa ses deniers du jour.
Son regard accrocha sur un morceau de papier sur le bar. Elle l'avait oublié, celui-là. À la lumière de la dernière lampe, elle l'examina un peu mieux et frémit. La gamine avait dessiné un elfe mais pas comme les peintres traditionnels. Elle n'avait sans doute même jamais vu un de ces tableaux de maîtres où les elfes tenaient la part belle. Ils les faisaient beaux, magnifiques et chauds, dégageant une telle bonté qu'elle en paraissait impossible. Sandrine en avait rencontré quelques-uns, des elfes. Elle savait ce qu'il en était. Et la petite aussi, semblait-il.
Le visage allongé, froid, les lèvres cruelles, plissées en un sourire carnassier qui débordait d'ironie et de morgue malgré un air bonhomme, l'elfe rendait indubitablement honneur aux siens. Elle regarda les yeux et réprima un frisson. Combien d'indifférence se dissimulait là-dessous ? Comment avait-elle fait ? Bien sûr, elle y avait mis la bonté, la gentillesse et toutes ces qualités qu'ils déployaient tous au contact des hommes, mais derrière, au fond, loin, elle y voyait la lueur maligne de l'esprit immortel pour qui tout n'était qu'un jeu dont seuls eux connaissaient les règles.
Cependant, elle ne put s'empêcher de le concéder, c'était un tour de maître. L'elfe et le dessin était beau. Et s'il montrait l'essence elfique dans toute sa vérité, il n'en demeurait pas moins d'une qualité exceptionnelle. Mme. Iliaster eut un sourire amusé. Très bien.
Elle reposa le dessin sur le comptoir et disparut dans la réserve de la cour intérieure, dont elle revint avec un cadre qu'elle essuya sur sa chemise. Elle glissa le dessin dedans et planta un clou dans un des murs de la salle, y suspendant le dessin.
En quittant finalement la salle, elle se retourna encore une dernière fois. C'était tout de même un beau dessin, ce Portrait d'un inconnu. Elle moucha une ultime chandelle. Ses pas firent un peu de bruit, la porte de sa chambre grinça, puis la nuit fut.
Edité par Celimbrimbor le 09/02/25 à 18:48
Celimbrimbor | 18/02/25 10:00
« Combien de temps es-tu resté avec Toinette ?
─ Une vingtaine d'années. Elle est morte en couches.
─ Ces choses arrivent. Un temps. Désolé. »
En. Un.
C'était la fin de la nuit et le début du matin mais pas vraiment ou l'un ou l'autre et le temps flottait dans une heure grise sans dessein. Les étoiles ne savaient pas encore très bien s'il leur fallait cesser de clignoter ou si elles pouvaient continuer à chanter à leur aise et les rayons du soleil qui pointaient discrètement hésitaient encore à s'affirmer ou à retourner briller ailleurs s'il y faisait plus chaud. Le sans abri se retourna dans son sommeil, pandicula et retourna à son vin et son cauchemar froid. Le vent soufflait doucement et chassait quelques boules de brouillard. Guillaume resserra son col, agita un peu sa lanterne sourde et se remit à marcher. Si la nuit se contentait finalement de lui opposer un clochard qui dormait mal, elle se passerait bien. L'agent de la Ronde soupira. Elle lui opposerait sans doute pire.
Guillaume n'aimait pas la nuit. La nuit signifiait quitter sa femme et ses enfants alors qu'ils finissaient à peine de dîner. Chaque soir le rituel ne variait pas. Il s'extirpait de son fauteuil difficilement, un peu endormi encore, pliait le plaid qui lui tenait chaud et le déposait à sa place. Après, il remettait une bûche ou deux dans le feu et l'activait, pour que les enfants n'aient pas froid. La maison n'était pas très bien isolée malgré les deux lourds bâtiments qui la bordaient et Guillaume n'avait jamais réussi à résoudre ce problème en dépit de tous ses efforts : il avait changé les fenêtres, leurs joints, il avait vérifié la porte, refait le système de chauffage et toujours la mauvaise toux de la petite.
Généralement, il chassait ces idées noires en se plongeant la tête dans un baquet d'eau froide et, ensuite, montait à l'étage pour revêtir son uniforme. Il n'aimait pas dîner avec parce que le gilet de cuir sentait le métal rouillé et gênait les enfants, mais il n'avait pas le choix. Il partait en patrouille tout de suite après.
Le miroir lui renvoyait toujours la même image. Un homme roux aux yeux verts à la peau blanche au ventre qui bedonnait un peu plus chaque année. Surtout, il ne fallait pas chercher à plonger dans ces yeux-là, de peur de n'y trouver que le vide. Il passait un maillot de corps blanc, un des cinq que la Ronde fournissait tous les deux mois, une coquille de bois pour le protéger des coups bas, un pantalon qu'il enfilait par-dessus, en mauvaise toile mais avec deux lourdes protections aux genoux, lui aussi fourni, lui aussi retenu sur la paie. Enfin, il passait le gilet de mauvais cuir sur lequel était écrit son nom et dont on lui avait dit, lors de son intronisation dans le rang, qu'il vivrait dedans, courrait dedans, se souillerait avec, prendrait la pluie, la neige, les coups. Il devait en prendre soin comme s'il devait être enterré avec et souhaiter ne jamais l'être. On lui avait dit. Et on lui avait donné le plastron de métal trop fin pour arrêter quoi que ce fût, deux protèges coudes et un casque.
Le casque traînait en auspice funèbre sur une patère de la cuisine, près de la porte d'entrée et il se disait qu'il y avait quelque chose de morbide à le voir tout le temps ici, à attendre d'être porté. Il avait souvent essayé de le changer de place mais, fatalement, finissait toujours par le ramener, par commodité. C'était un casque sans fioriture, en métal même pas brillant parce qu'il ne le briquait pas assez. Pourquoi l'aurait-il fait ? Pour accrocher un rayon de lune et se signaler au premier coupe gorge qui passait ? Alors il prenait son dîner avec sa femme et ses enfants, dans une discussion forcée qui sonnait souvent faux. Après il fallait y aller, toujours. Il se levait alors, vers onze heures, aidant à débarrasser et faisant la vaisselle et se perdant dans son plastron. Il avait déjà reçu un carreau d'arbalète, là. Près de l'épaule. Heureusement que le morceau de métal était trop grand pour lui. L'aurait-il rempli qu'il ne serait plus.
Chaque fois, il frissonnait. Il avait réussi à faire disparaître la rayure causée par le couteau qui avait ripé. Et les bosses des cailloux, des gourdins, des piques. Chaque fois. Et pourtant, il passait les deux courroies de cuir malgré tout, les ajustait du mieux qu'il pouvait, mettait son casque et s'armait. L'équipement de la Ronde comprenait en plus de tout ça une épée à double tranchant émoussée et voilà tout. L'inventaire fini, Guillaume avait toujours un sourire ironique quand il passait le ceinturon et le fourreau. Il devait tenir la ville pendant la nuit, contre les chasses poches avinés, les membres de l'association en maraude et les assassins francs, seul, dans le quartier de Valdo, avec une simple épée et deux protections minables. La trêve. Chaque soir, il adressait une prière muette à Auguste et espérait que l'association garderait la trêve. La trêve le faisait rentrer en vie. La trêve rendait la nuit plus sûre.
Et ainsi fourbu il embrassait le front de ses enfants, déposait un baiser sur les lèvres de sa femme, ouvrait la porte, entrait dans l'obscurité et refermait la porte derrière lui. Il était seul, sous la lune, la pluie, la neige, les nuages, le ciel, les étoiles, les candélabres. Seul. Pendant huit heures, arpentant un quartier misérable, ruinant ses bottes nuit après nuit, connaissant les pavés, les bruits, les lumières, les odeurs, seul. Oh, bien sûr, le quartier n'était sien uniquement. Deux autres agents tournaient quelque part, toujours. C'était à cela que servait le sifflet pendu à une des courroies. Le petit sifflet d'alarme constituait le seul et dernier lien entre la Ronde et lui. Siffler dedans impliquait appeler à soi tous les agents de la Ronde en service qui l'entendaient. En quinze ans, il avait dû courir huit fois. La première fois, il n'avait pas couru assez vite et était arrivé bon dernier et avait trouvé un agent mort, battu jusqu'à être liquide. La seconde fois, il avait couru trop vite et était arrivé le premier et son œil n'avait pas désenflé avant deux semaines et quand il se regardait dans le miroir il voyait le visage de l'agent qu'il avait sauvé ce soir-là. La cinquième, il avait encore été le premier et il avait vu un homme mourir devant ses yeux, les intestins répandus sur le sol. Les yeux de poisson mort et son râle d'agonie le poursuivait dans ses cauchemars. Après, il avait pris le rythme et rejoignait les autres sans trop de vitesse. La Ronde avait perdu deux autres hommes et il n'aimait pas se regarder mais il dormait la nuit. Plus ou moins.
L'agent de nuit soupira, s'engonça un peu plus dans son plastron pour essayer de conjurer le froid et se remit à marcher. Il lui restait deux rondes avant de finir sa nuit et malgré le brouillard il commencerait bientôt à faire chaud. C'étaient les moments qu'il préférait, quand il sentait les odeurs des boulangeries et des auberges qui s'éveillaient. Le jour naissant apportait une paix étonnante à ces heures interdites, qu'il ne pouvait qu'apprécier. Guillaume passait la rue Étouvie pour déboucher sur la circulaire Artòk qui marquait la fin de son circuit. Il n'aurait pas apprécié descendre vers la rue Malbec et la profondeur du territoire du baron de l'association qui le dirigeait. Un banc de brouillard se levait de la rue et il avait encore besoin de sa lanterne mais ce ne serait plus le cas tout à l'heure, au dernier tour et il avait hâte d'y être. Il accéléra le pas, imperceptiblement, comme il le faisait à chaque fois en fin de ronde.
Il longea la circulaire pendant un petit kilomètre sans faire attention aux lumières qui s'allumaient dans certaines boutiques et obliqua dans la rue Ruat. C'était une rue droite, bordée de hauts bâtiments et de commerces luxueux. Guillaume ne l'aimait pas, elle dégageait une atmosphère mortifère de fausseté et de dissimulation qui le ragoûtait peu. Il pressa le pas, encore. Le froid ne l'atteignait plus et c'était un plaisir que de marcher dans la fin de la nuit, dans ces heures incertaines, avant que tout ne s'éveillât. C'était un moment qui n'appartenait à personne, où il se sentait libre malgré son service. Même si les rues lui déplaisaient souvent, il se sentait presque heureux à cet instant-là, quand il savait qu'il en terminerait bientôt et qu'une nouvelle aube se lèverait quand lui irait se coucher, quand il percevait que le jour succédait à la nuit et que toujours le jour succéderait à la nuit.
Une ombre bougea un peu plus loin, derrière un lambeau de nuit et Guillaume ralentit immédiatement. C'était un réflexe acquis par tous les membres de la Ronde. Il tendit le regard pour vérifier qu'il ne s'était pas trompé mais l'infime déplacement des volutes de brouillard ne trompait pas. Quelqu'un était passé par là. L'agent ralentit encore un peu en remontant la trace. Quelqu'un s'était défilé de Ruat pour passer dans le chemin Allô. Guillaume hésita quelques secondes. Puis la porte d'un des appartements privés du chemin, un peu plus loin à gauche laissa échapper un grincement faible et ses jambes se murent toutes seules. Il les suivit, par automatisme et arriva au numéro douze.
L'agent ne frappa pas. Il dégaina son épée et poussa le battant de sa pointe, dévoilant un couloir étroit doublé d'un escalier. Un peu de brume s'engouffra à l'intérieur. Il ou ils étaient donc montés et quelque part, là-haut, donnait sur une fenêtre ouverte ou sur une porte ou une terrasse. Le sifflet se mit à peser lourdement sur son épaule. Peut-être n'était-ce qu'un pitre rentré trop tard, un égaré de plus. Cela ne valait pas un coup de sifflet. Et s'il s'agissait d'autre chose, siffler empêcherait de voir ce qui se tramait. Seulement voir. L'arrêter serait au-dessus de ses forces.
Il conserva son épée au-dehors et passa doucement les premiers degrés, aux aguets. Il continua au-delà du premier palier, puis dépassa le second et arriva enfin à hauteur de la terrasse. Comme il l'avait deviné, la porte était entrebâillée. Il s'approcha et jeta un œil à l'extérieur.
En fait de terrasse, il s'agissait d'une sorte de patio resserré, où quelques arbres en pot essayaient de pousser. Quelqu'un, sans doute dans une tentative de l'égayer un peu, y avait installé une table basse en paille tressée, quelques chaises et le tout prenait l'humidité, le vent et la pluie et ne ressemblait plus à rien.
« Non. Un temps. Vous avez récupéré votre bien, nous ne ferons rien de plus.
─ Ah. Bien. Une lueur rouge. Dommage.
─ Nous vous demanderons de quitter notre terrain, également.
─ Je comprends, oui, Très bien. Un temps. Dommage.
─ Peut-être. Un peu de vent. Chacun ses chats à fouetter. »
Guillaume s'éloigna de la porte sans un bruit et se mit à descendre les escaliers à reculons. Il ne se retourna qu'après avoir passé le second palier et accéléra. Avec milles précautions, il sortit du bâtiment sans faire grincer la porte et se retrouva dans la rue. L'agent ne réfléchit pas longtemps avant de rejoindre la rue Ruat pour continuer sa ronde en espérant qu'aucun des quatre ne l'eût perçu.
Le sifflet battit sur son épaule. C'était inutile. Ils ne l'avaient pas vu. Le jour se levait en plus, sa ronde était presque finie, il aurait simplement à ne rien rapporter. Après tout, qu'y avait-il d'étrange à ce que quatre personnes se réunissent aux petites heures pour discuter. Même quand l'une d'entre elles avaient la voix de Valdo. Et puis il n'avait rien vu et la voix pouvait bien être celle de quelqu'un d'autre et en plus il serait bien incapable d'identifier l'interlocuteur.
Mais s'il y avait eu Valdo, les deux grandes ombres proches de lui n'avaient pu être qu'Ajax et Malory, ses deux sbires favoris.
Non, il avait rêvé. Les silhouettes n'avaient été que des mirages de brouillard et le son le vent, il n'avait rien vu, rien entendu et il ne dirait rien. Et surtout à propos de cette figure en costume vert qui lui rappelait quelque chose.
Guillaume secoua la tête. Il fallait ne plus y penser. Il s'engagea dans le chemin Turb pour retourner à l'origine de sa ronde. L'agent s'arrêta.
Si quelqu'un l'avait vu, il aurait largement eu le temps de le rattraper. Ses yeux accrochèrent l'arc qui matérialisait le passage du chemin à l'avenue. Et s'il l'avait rattrapé, ici serait un endroit parfait pour s'occuper de lui. Guillaume dégaina son épée, par prudence excessive. Il n'y aurait personne. Et les ombres de l'arche n'étaient que des ombres et pas des hommes prêts à le tuer. Il força sa jambe à avancer et un déplacement d'air le fit encore s'immobiliser. Il avisa de nouveau l'obscurité. Là, dans le soubassement, il y avait la place pour qu'une personne s'installât. Et s'il regardait mieux, il aurait presque dit qu'une lumière se reflétait sur une boucle de ceinture ou quelque chose de brillant.
L'agent recula et mesura les chances. S'il s'agissait bien de Malory et Ajax, il ne s'en sortirait pas. Un chasse poche ne lui ferait rien. Et au mieux, ce n'était rien de plus que son imagination qui lui jouait un vilain tour. Pourtant son instinct lui hurlait de s'enfuir en courant. Il inspira profondément et s'élança pour passer au plus vite sous l'arche. Quatre pas.
Il arriva sur l'avenue, vivant et s'arrêta, incrédule. C'était bien son esprit apeuré qui le trompait. Guillaume se retourna pour regarder l'arche qui lui semblait si terrible et ne put s'empêcher de rire un peu trop fort. Bien sûr que personne ne l'avait vu. Il avait fait tout pour. Et puis qui se soucierait d'un agent de la Ronde de Nuit, qui ne pouvait rien à rien. Il fallait rester sérieux, un peu. Il tourna les talons et reprit son chemin.
Ajax sortit d'une boutique un peu plus haut dans l'avenue, Malory des ombres derrière Guillaume. Il les vit et pencha la tête vers son sifflet. Ses lèvres ne l'effleurèrent pas.
─ 'Chier. Un temps. Eh merde. Soupir. Fais-moi voir la gueule. Un roulé. Le mari d'Géraldine Séchan. Long regard, froid. 'Chier. Incisif. Malory, ramasse le corps et toi va chercher de l'eau pour nettoyer la tâche de sang. On le livrera chez un embaumeur quelconque puis les gars apporteront la nouvelle à sa veuve et ses gosses. Un rire sec. Foutue porte, merde. Une pause. Faudra pas oublier de déposer une gerbe et l'écot à la Ronde. »
Valdo regarda les deux frères exécuter ses ordres, égrainant un chapelet de jurons, le pied tapant un battement agacé sur le sol. Malory versa un seau d'eau qui dispersa le sang dans le caniveau. L'elfe albinos tournait et se retournait, agité. Ajax avait ramassé le cadavre. Il n'y avait plus rien à faire.
Quelque part, très loin, au-delà des plaines et des montagnes, le jour se levait et l'aube se teintait de bleu. Valdo grinça une dernière fois.
« 'Chier. Un temps. Allez, c'est fait. C'est fait. On décarre. »
La nuit était finie et c'était le début du matin et le temps avait cessé d'être immobile. Le vent soufflait doucement depuis les plaines et réchauffait l'atmosphère de la ville. Dans l'avenue, les trois silhouettes s'éloignaient et se brouillèrent. Le sans abri ouvrit les yeux dans son sommeil, les regarda disparaître puis retourna à son vin et à son rêve cuit. Le jour se levait.
[Inspiré de "La Ballade de Willie Brouillard", R. Séchan, À la Belle de Mai.]
Celimbrimbor | 26/02/25 16:01
« Il s'appelait Ciòran.
─ Qui ?
─ Mon apprenti. »
Bar. Multivers.
Il y avait un bâtiment sans rue, coincé entre une maison, un abattoir et la cour intérieure d'une résidence. Quelques passants levaient parfois la tête et l'apercevaient, les surplombant paisiblement et se demandaient ce qu'il faisait là. Puis ils retournaient à leur trajet et oubliaient. Le bâtiment, lui, n'oubliait jamais. Les pierres gardaient souvenirs de tous ceux qui avaient posé les mains sur elles, de ceux qui s'étaient fracassés en bas sur les toits ou les pavés. Chaque visage suant qui s'était hissé demeurait gravé là, dans la mémoire minérale et ne disparaîtrait qu'à la mort du bâtiment.
Quelques badauds un peu curieux avaient déjà tenté de comprendre le mystère de ce bâtiment sur lequel rien ne donnait. Certains avaient même tourné des heures dans les rues autour pour trouver une entrée, une ruelle, un morceau de voie qui mènerait jusqu'à lui, en vain. Les plus audacieux d'entre ceux-là, la curiosité brûlant au fond de l'âme, faisaient parfois fi des conventions et voyaient d'un œil tout différent l'étrange construction. La nuit, ils ne dormaient plus et tournaient et retournaient le problème dans leur esprit jusqu'à ce qu'ils n'y tinssent plus. Alors ils s'extirpaient de leur lit, prétextaient une maladie à leur travail, esquivaient un repas avec leur famille et revenaient dans la rue, un sourire dans la tête.
La surprise les saisissait souvent car ils étaient rarement seuls à revenir là et se retrouvaient deux, trois, quatre. Le nombre apportait une force. Ils osaient alors faire ce qu'ils n'auraient pas rêvé accomplir. Ils trouvaient chaque fois une voie différente : tel groupe passait par les murs de l'abattoir, tel autre escaladait la maison. Peu entraient dans la résidence qui n'était jamais fermée. C'était pourtant le chemin le plus facile. Comme toutes les résidences construites à l'époque de l'expansion de la ville, la porte ouvrait sur un petit hall et une cage d'escalier. Il suffisait de laisser l'escalier à main droite et d'avancer pour sortir dans la cour, libre de tout obstacle. Là, même un sot, et les sots n'arrivaient jamais là, aurait trouvé un chemin ; différents objets formaient très évidemment une sorte d'échelle ou d'escalier très facile à grimper. Et de là, eh bien, au terme, les toits se dévoilaient et au milieu, fière, la tour sans chemin. Les choses se compliquaient un peu car il n'y avait toujours pas d'entrée visible et seulement quand ils regardaient mieux les curieux trouvaient des fenêtres d'une taille étrange quelques mètres au-dessus d'eux.
D'aucuns prétendaient qu'il fallait alors s'user les mains et aller jusqu'à ce que les doigts saignassent pour atteindre l'intérieur de la tour. Que l'escalade était diabolique de difficulté, que pierres toutes jointes de façon extraordinaire, sans mortier ni ciment ni rien, offraient un mur lisse, sans prise, sans espoir. Ou presque. Car évidemment il se trouvait toujours un ou deux obtus pour tenter et réussir l'aventure. Alors ils découvraient l'intérieur et leur récompense.
Il n'en restait pas moins qu'ils s'étaient trompés de route. Oh, bien sûr, ils étaient accueillis avec force célébrations et joies car ils avaient accompli un exploit que peu réussissaient immédiatement. Et s'ils choisissaient de rester, ils étaient les bienvenus mais dépassaient rarement les rangs d'en bas, pour un échec dont ils ignoraient tout pendant longtemps. La vraie voie pour entrer dans la tour ne passait jamais par l'escalade, hormis dans la cour pour atteindre le premier niveau et la terrasse des toits. Il existait une entrée dérobée que seul un œil vraiment talentueux pouvait réussir à suspecter. Dans la face centrale de la tour, un pan du mur pivotait sur lui-même lorsqu'une certaine plaque du toit était pressée avec la force adéquate. Rien n'indiquait l'existence du pivot, rien ne distinguait la plaque. Il fallait seulement le voir. Car la vision était au centre de tout.
Celui qui voyait le mécanisme et qui entrait dans la tour par la porte n'était accueilli par personne. Au contraire, il arrivait dans une étroite petite pièce d'où partait un escalier qui occupait tout l'espace moins la place pour que la porte pivotât. Aucune lumière n'éclairait les degrés mais cela ne gênait généralement pas ceux qui trouvaient cette entrée. Ils montaient les marches et comprenaient assez vite qu'ils se trouvaient dans un escalier de service, qui circulait derrière les murs du bâtiment. Quelques portes laissaient deviner des couloirs, des espaces mais toutes étaient soigneusement fermées. Il fallait monter jusqu'en haut, tous les étages, pour arriver sur la seule qui ne présentât qu'une résistance amusante : elle ouvrait vers l'intérieur et se bloquait quand le visiteur tentait de la pousser. Encore une fois, seul un voyant pouvait passer. Et après ?
Après ? Après ils trouvaient un bureau, dallé de carrelage bleu, les murs peints de couleurs vives ornés de tapisseries et de bibliothèques, une cheminée brûlant, un portrait, une odeur de bois douce, une porte plus grande, une chaise en bois d'aspect revêche derrière une planche lourde portée par deux tréteaux, un fauteuil de cuir aux bras en tissus épais juste devant et un homme debout, en tenue confortable et un sourire aux lèvres.
Balafre veillait toujours à accueillir lui-même ceux qui trouvaient ce passage car ils allaient devenir les piliers de son groupe. Et même si seul Éric l'avait découvert au cours des sept dernières années, il ne désespérait pas. La relève viendrait et l'association deviendrait ce qu'elle aurait dû rester.
Le bureau était au dernier étage de la tour et ne possédait aucune fenêtre. Une dizaine d'appliques aux murs et la cheminé livraient toute la lumière dont Balafre avait besoin. Il y était peu parce qu'il préférait la rue et penser en marchant. Déambuler dans le système de la cité lui apportait une clarté d'esprit qu'il ne retrouvait pas ailleurs. Ainsi avait-il repéré Georges.
Il leva les yeux vers le portrait. Il avait été peint par Anatole Stra, près de soixante ans plus tôt. Balafre l'avait dérobé à l'université aussitôt ses fonctions prises. Cela avait été son privilège. Chaque chef profitait, à sa nomination, du droit de commettre une action dans un territoire interdit : un vol, un meurtre, n'importe quoi. L'association s'engageait à la neutralité absolue de tous. Balafre avait alors violé le sol de l'université et s'était emparé du portrait. Il avait passé les murs, crocheté la porte du musée privé du doyen et avait placé une reproduction de qualité à la place avant de repartir. Personne ne l'avait jamais découvert. Et il s'était assuré le respect de tous car les défenses magiques de l'université étaient redoutées au-delà même de la cité.
Stra avait rendu dans ce portrait tout ce qu'il avait pu voir en sa femme. Pas ce qu'elle était. Il n'avait pas fait partie de cette école de peintres stupides qui cherchaient à représenter la réalité telle qu'ils la voyaient, supposant qu'ainsi elle était. Stra en savait plus que tous ceux-là et il avait montré les sentiments que lui inspirait sa muse et sa compagne. Il n'avait pas lutté pour rendre la rondeur d'une paupière ou l'oblique abrupte de l'arrête du nez mais les sensations que tous ces détails laissaient percevoir : la décision, la grandeur, la beauté, la fureur, la joie, la passion. Et surtout, partout, tout le temps, l'amour infini que ces deux êtres s'étaient voué l'un à l'autre.
C'était elle que Balafre avait repérée avant d'être Balafre, quand il s'appelait encore autrement. Il l'avait vue passer dans une rue avec ses yeux de gamin et il n'avait su résister à ses lourds cheveux noirs, à son visage ferme. Sa filature avait duré plusieurs heures et il n'avait rien vu venir. Elle l'avait mené droit dans une ruelle et il s'était retrouvé face à un mur. Bien sûr, il avait compris, mais il était trop tard. Alors il avait essayé de fuir et s'était mis à courir. Elle l'avait rattrapé. Elle l'avait tabassé. Elle l'avait balancé sur son épaule. Elle l'avait recueilli. Elle l'avait formé en secret. Elle lui avait appris à courir.
Valdo l'avait tuée. Ou un de ses sicaires, il n'était sûr de rien. Ajax et Malory n'existaient pas encore mais l'albinos avait eu d'autres seconds couteaux avant eux. Balafre avait beau retourner l'affaire dans tous les sens depuis qu'il avait retrouvé Alwena bleue dans son lit, il ne trouvait pas de meilleures solutions à cette énigme.
Elle avait occupé ce bureau auparavant. À son époque, il s'y trouvait des coussins, des dessertes, des livres éparpillés partout, des guéridons, des livres, des livres et un portrait unique, celui d'Anatole Stra, petite pièce d'une vingtaine de centimètres sur une quinzaine qui ne montrait que son visage, ses yeux bleus cachés sous des mèches blanchissant déjà et son sourire si merveilleux. Balafre l'avait déposé sous la reproduction du tableau, sur le sol et il ornait désormais la galerie du doyen.
Stra était mort quelques années avant Alwena, quand elle approchait de la soixantaine et qu'il tenait le meilleur bout des soixante-dix. Une chute de cheval sur les pavés près de l'Université, sa hanche avait lâché et les complications l'avaient emporté. Balafre avait à peine trente-cinq ans. Les deux tableaux déjà quarante. Il n'avait pas souvenir de l'avoir vue aussi touchée. Il se souvenait que, à entendre la nouvelle, elle s'était retranchée dans son bureau, s'était assise tristement, avait pris l'autoportrait dans une main et l'avait regardé une semaine durant, sans manger et en buvant à peine. Même lui, son élève favori, le seul coureur de sa bande après elle, elle l'avait congédié sans mot dire. Une semaine plus tard, pâle et amaigrie et les yeux plus perçants que jamais, elle était ressortie et les affaires avaient repris.
Il l'aimait. Il en était même éperdument amoureux. Elle était son mentor, son modèle, son maître et son fantasme. Il aimait même l'amour qu'elle vouait à Stra et n'avait jamais songé à la courtiser. Il l'avait aimée, en silence, sans souffrance et il savait qu'elle l'avait deviné. Alwena devinait toujours tout. Elle tenait cela de son père, avait-il entendu certains vieux raconter, à l'occasion. Aderyn, l'un des fondateurs de l'association, avait été connu pour déceler toutes les vérités. Et elle était morte sans doute en le sachant et sans jamais le lui dire.
Il l'avait encore épaulée pendant douze ans, de plus en plus tumultueux. L'esprit des premières générations de l'association disparaissait lentement et Alwena rencontrait une résistance farouche à tenir les anciennes coutumes. De nouveaux membres, bien loin des précédents, grouillaient dans le parterre et l'idée de faire de l'association une réunion de libres coureurs des villes semblait avoir fait son temps. La plupart des membres cherchaient maintenant une protection pour accomplir quelque méfait et considéraient plus avenant de rejoindre une organisation lâche et réactive plutôt que de se soumettre à une mafia.
La dernière véritable pierre qu'Alwena apporta à l'édifice de l'association fut la création des garants. Et même cet héritage là semblait se déliter aujourd'hui. Balafre secoua la tête et détourna son regard du tableau. Une image se surimposait, celle d'une femme aux yeux ridés, à la bouche crevassée et bleuie, une marque profonde dans le cou là où la corde l'avait étranglée. Cela ne pouvait être que Valdo. Il savait qu'elle chercherait toujours à lui mettre des bâtons dans les roues et qu'il ne pouvait pas tordre l'association à sa guise tant qu'elle serait là. Mais ni Auguste ni personne ne l'avait jamais suivi.
Il aurait voulu user de son privilège pour surprendre l'elfe une nuit et le tuer, arracher son cœur de ses mains et le regarder mourir en le tenant palpitant devant lui. Il avait songé à mettre le feu à toute sa division pour abattre sa clique de cafards. Mais Jonas avait dit non et il fallait suivre l'avis de Jonas. Alwena lui avait prescrit, dans ses derniers conseils, avant de le présenter à toute la bande comme son successeur :
« N'oublie jamais. Protège la cité plus que ta vie. Protège ta section plus que ta vie. Protège tes hommes plus que ta vie. Contredis Auguste dès que tu peux. Repère ceux qui viendront après toi. Suis toujours les avis de Jonas. »
Elle mourut la même nuit, juste après le repas. Quelqu'un de la section avait parlé. Elle n'était plus dirigeante. Elle n'était plus de l'association, presque. Alors elle pouvait mourir. Balafre avait vu mille fois les rouages du cerveau précis de Valdo s'actionner. Il savait ce que l'elfe avait pensé. Il avait voulu se débarrasser d'Alwena avant que la nomination de Balafre fût connue de l'association. La section aurait été sans chef et il aurait pu l'absorber sans récrimination de personne.
Dès qu'il avait trouvé le cadavre de la femme qu'il avait admirée froid dans son lit, Balafre avait compris. Il n'avait pas pu pleurer. Il n'avait pas pu crier. À la place, il avait pris Éric et avait couru jusqu'au parterre de l'association, faisant passer le mot que toute la section devait s'y retrouver. Ils étaient arrivés les premiers et les sections de Valdo, d'Ernest et d'Antiocha occupaient l'entrée du parterre. Balafre n'avait pas cherché à réfléchir, Éric n'avait vu aucun intérêt à le retenir.
Balafre avait couru. Une course interdite. Sans dégainer ses deux longues dagues, sans chausser ses cestes, sans même mettre de pierres dans ses mains. Simplement, il avait couru. Il avait inspiré et expiré doucement, paisiblement, jusqu'à ce que le souffle rejoigne la vue et le chemin s'était ouvert et il avait couru au milieu des traîtres qui lui devaient la mort d'Alwena et sous ses pieds le sol de terre battu avait soudain craqué comme autant de côtes brisées par un impact trop rapide et les obstacles s'étaient écartés quand il avait marché sur les pieds de ceux qui tentaient de lui barrer la route comme s'il ne s'était agi que de cailloux sans importance et après tout ils n'étaient rien d'autre que des pavés un peu différents et seul le chemin lui importait alors qu'il s'élevait vers l'estrade en courant sur les crânes après un bond qu'il n'avait pas souvenir d'avoir fait et il écrasait d'autres encore qui s'interposaient et personne ne pouvait bloquer le chemin de sa course et il entendait dans le brouillard de la confusion des bruits d'os qui ne le hanteraient jamais et il était sur l'estrade où siégeaient Auguste et Jonas et Aymé et Antiocha et Valdo et Ernest et Clémentine et Sarah et Jules et il allait courir sur eux tous et Jonas avait levé la main, coupant la parole à Valdo qui vociférait et fit taire tout le parterre de ce seul mouvement.
« Suis toujours les avis de Jonas. »
Balafre s'était arrêté de courir. Éric montait sur l'estrade derrière lui, une matraque couverte de sang et un œil qui enflait. Le chemin se refermait aussitôt qu'il s'était ouvert et tout le monde attendait la décision d'Auguste et du secrétaire de l'association. Valdo affichait un sourire suffisant et le parterre se remplissait de membres de la section d'Alwena, sa section maintenant, la sienne, malgré les autres qui voulaient les empêcher d'entrer. Et puis Jonas avait parlé.
Balafre n'oublierait jamais le visage de Valdo quand il avait compris qu'Alwena l'avait encore dépassé, avait encore eu un coup d'avance. Et au lieu de le châtier pour avoir couru au milieu des hommes pour passer, Auguste nomma Balafre chef de section et lui assura le franc passage ainsi qu'à ses hommes et à lui pour qu'ils retournassent sur leur territoire. Jonas rangea dans la poche de son gilet noir la lettre d'Alwena. Valdo grinça des dents. Balafre s'assit le temps protocolaire sur le siège qu'elle avait occupé et l'accident fut fini.
Depuis douze ans, Balafre continuait ce qu'Alwena lui avait appris. Il protégeait ses hommes. Il protégeait sa section. Il protégeait ses hommes. Il cherchait les jeunes pousses. Il suivait les avis de Jonas.
Il releva les yeux vers le portrait en pied grandeur nature et sourit brièvement. Valdo paierait.
« Alors, pourquoi es-tu revenu si tôt, Étienne. Une bouffée de cigarette. Je t'avais demandé de coller au train du gamin, qu'est-ce que tu fous là ?
─ Je l'ai vu. »
Celimbrimbor | 05/03/25 13:33
« Ciòran Taliesin ?
─ Lui-même.
─ T'as sacrément merdé. »
Multivers. Bar.
Il y avait des oiseaux et ceux-ci l'avaient réveillé peu après que la luminosité était devenue importante. Maintenant, il se trouvait assis en tailleur sur le toit, les yeux fermés, tourné vers le haut clocher de l'université qui s'assombrissait devant le soleil. Les cris des freux qui s'apprêtaient à quitter la ville pour trouver à se nourrir étaient stridents et rompaient, de proche en proche, ses pensées, ce dont il se préoccupait peu. Il avait bien dormi, il n'avait pas eu froid et la lumière diffuse le réchauffait déjà. Une nouvelle journée commençait, indubitablement belle, indubitablement pleine de surprises, indubitablement à vivre. Et Georges ne voulait pas quitter son toit pour le moment. En fait, il ne savait pas exactement ce qu'il voulait. La ville le médusait proprement et, lui, créature désirante, ne savait pas ce qu'il voulait faire. Dans le vent qui venait des plaines, il respirait les bois, l'herbe, l'humus lourd et la fraîcheur des prédateurs. Sous ses fesses il sentait les pierres et le mortier et les dalles et les gens.
Le jeune homme fit un effort pour ouvrir les yeux malgré la morsure du jour et regarda vers les tours sans les voir. Il se déplia lentement, s'étira paisiblement et se posta en avant du toit. Dormir à la belle étoile le laissait toujours les idées claires et il voulait en profiter pour s'attaquer à un épineux problème : descendre.
La course vers le haut posait beaucoup moins de difficulté, pour des raisons qui devaient tenir à l'élan et à ce genre de choses, mais dont il ne s'était jamais trop préoccupé. Il savait seulement qu'il fallait éviter de prendre trop de vitesse et que c'était beaucoup plus facile en montant qu'en descendant. Comment avait-il fait pour grimper hier ? Pas par là, déjà. C'était le problème quand il courait, il oubliait. Il ne prêtait pas attention à ce qu'il faisait. Pourquoi faire ? La course, c'était courir, ressentir et deviner. Courir, rien d'autre. Il fallait laisser ses pieds, ses yeux, ses mains, tout son corps aller librement. L'œil devinait la vague possibilité de l'hypothèse d'un appui et le pied s'en envolait déjà à la recherche d'un point de chute. Courir, simplement courir. Il défia le vertige et la petite voix qui lui disait de sauter et se pencha pour mieux voir. Cela ne serait pas évident. Le sol était vraiment bas et l'angle de vue ne dévoilait pas vraiment de prises ou de rebords.
Georges recula d'un pas, puis deux, inspira profondément. Fit demi-tour. Il n'arriverait pas à redescendre par là et ne retrouverait pas le chemin qu'il avait emprunté. Et puis, l'industrie de la cité se réveillait complètement et la rue s'agitait beaucoup trop pour qu'il pût passer inaperçu. Georges se demanda un instant s'il y avait des gardes. Sans doute. Il y en avait la nuit, pourquoi pas le jour ? De toute façon, il se désintéressa immédiatement de la question en apercevant vaguement ce qu'il pensa être un morceau de muraille en face de lui. Voilà comment il allait faire. Satisfait d'avoir trouvé une solution, le garçon se mit en marche en fredonnant un vieil air de ses bois et, pendant que ses pieds pensaient pour lui, fit le compte.
Des vêtements tachés, trois pièces d'argent, un couteau pas si mal que ça en fait, plus d'épée sale et aucun vivre.Les sarcasmes de Balafre lui revinrent en mémoire et il se dit qu'il faudrait se venger d'une manière ou d'une autre, histoire de montrer qu'il n'était pas un pécore sans intelligence. Mais cela pourrait attendre. D'abord, il lui fallait une chemise propre, un pantalon un peu moins crotté, une veste sans taches de sang. Et peut-être de nouvelles bottes. Ses pieds avaient du mal à sentir le sol sous la semelle un peu épaisse des siennes et il était indispensable de bien sentir pour bien courir.
Telle était sans doute la seule leçon qu'il avait vraiment fait l'effort de retenir de son maître aux bois, les autres ayant été parasitées par le talent pur. Il fallait comprendre le sol sur lequel on courait pour que la course se finît bien. Autant les campagnes demandaient un peu de rudesse, autant les surfaces de la ville étaient douces, abrasées par les pas et les temps. Des bottes, oui, seraient nécessaires.
Sans y penser il passa par-dessus un parapet pour arriver sur un nouveau toit et continua son chemin vers les murailles. D'après ce qu'il avait pu observer la veille, les boutiques les plus cossues se tenaient sur les avenues et les circulaires les plus proches du centre. Il pourrait donc trouver des articles à la mesure de sa bourse. Le vendeur de couteaux l'avait suffisamment blousé pour toute la ville. Encore une revanche à prendre. Cela se passait souvent comme ça, remarquait-il en marchant. Georges haussa les épaules. Les gens n'avaient qu'à faire attention.
Georges. Autre chose qui n'irait pas. Georges de Bellezac. Où avait-il été pêcher ce nom, il ne s'en souvenait plus et cela n'avait guère d'importance. Les noms étaient des accessoires, des chausses, des pantoufles, jamais rien d'exceptionnel. Peut-être pourrait-il recourir à ce « de Chlémè » qu'il avait suscité pour Amandine ? Il tourna le nom dans son esprit un moment, longeant une corniche l'air absent, lui imaginant une histoire, un passé, un futur et rit doucement. Non, cela n'irait pas non plus. Il était trop peu raffiné, trop criard, ébahirait n'importe quel imbécile mais le premier venu avec un peu d'intelligence y verrait trop clair. Comme Amandine, par exemple.
Elle lui avait joué un tour pendable qui ne lassait pas de le faire rire. Il s'était fait avoir comme un bleu et, comme de juste, cela lui plaisait beaucoup. Elle l'avait percé à jour en si peu de temps. Il se pouvait bien que son histoire de forgeron et autre fût tout aussi fausse que la Toge Bleue. Et son nom ? Il espérait que son nom fût vrai. Sans cela, comment pourrait-il espérer la retrouver ? Il manqua presque un pas quand cette pensée le frappa.
Il voulait la retrouver, il venait de le comprendre et cela l'inquiétait un peu. Il fouilla dans sa conscience pour bien saisir tout ce qu'il impliquait. Certes, elle était mignonne, avec ses cheveux laissés libres en boucles très légères. En y repensant, il suscita son visage et son petit nez un peu retroussé et son front haut et ses dents blanches quand elle souriait et il se mit lui aussi à sourire en l'entendant rire
« Eh ! Toi, là ! Bouge plus ! »
Ah. Donc les gardes montaient bien sur les toits la journée. Le jeune homme tourna les yeux, tout sourire éteint. Ils étaient trois. Comme la nuit. Il consigna ce renseignement dans un coin de son esprit pour plus tard et se mit à courir
Et se mit à courir.
Et se mit à courir ?
Le coureur ne comprenait pas. Les alentours ne se brouillaient pas. Le sol ne défilait pas à une allure inconnue. Le son ne disparaissait pas dans un tumulte assourdissant. Un sentiment étrange le saisit quand il entendit les éclats de voix des gardes derrière lui, se rapprochant. C'était impossible. Il baissa ses yeux vers ses jambes. Elles couraient, pourtant. Sans être imperceptibles, mais elles couraient. Pourtant Il y mit plus de conviction, chercha à trouver l'état d'esprit qu'il avait quand il s'élançait mais rien n'y fit. Il courait sans courir et cela lui fit perdre sa concentration la seconde nécessaire pour
qu'il
« Eh ! Attention au
chuta
rebord, les tuiles sont
quelques secondes en l'air
Eh merde !
jusqu'à
Henri, descend par le 14, Jeanne et moi
toucher
l'autre côté
le
, maman, il pleut des gens ! »
sol.
L'espace d'un instant, le garçon ne fut plus qu'une conscience blanche sur laquelle l'univers entier attendait de s'écrire. Il avait les yeux tournés vers le ciel, ce qui n'était pas plus mal pour commencer la journée. Et puis la douleur. Le coureur serra les dents avant de hurler à pleine gorge, ce qu'il trouva difficile, dans un coin de son esprit, de faire avec si peu d'oxygène dans les poumons. Un réflexe le fit inspirer pour pouvoir hurler plus fort, il ne le regretta pas tout de suite. Il cria. Respira. Cria. Respira. S'arrêta. S'il pouvait crier, c'est qu'il n'était pas mort. S'il n'était pas mort, il devait encore se préoccuper des gardes qui le poursuivaient tout à l'heure. Une petite voix lui dit qu'un imbécile étendu sur le dos dans une ruelle n'était pas vraiment difficile à retrouver.
Il se redressa et réprima un nouveau cri. Une chose à la fois. Il se releva et tomba, en avant cette fois. Ses mains amortirent sa nouvelle chute ce qui lui apprit qu'elles étaient entières. Il tendit les bras vers le mur, s'accrocha à la première aspérité venue, il avait l'œil pour ces choses-là, pas vrai, c'en était presque bizarre, et se hissa. Avec une lenteur terrifiante il réussit à s'adosser au mur et put desserrer les dents. Ses jambes tenaient. Ses jambes tenaient. Il n'était tombé que parce qu'elles tremblaient. Une main toujours collée au mur, il fit un premier pas puis un autre après. Il pouvait marcher. Ses genoux tenaient le choc et il ne voyait pas de sang filtrer sur son pantalon et il ne sentait rien de chaud lui glisser le long des cuisses ou des tibias, ce qui était indubitablement bon signe. Cela lui laissait le loisir de s'intéresser au problème suivant, à savoir que quand les gens pleuvaient des toits, les passants ne s'en désintéressaient pas immédiatement, l'événement étant plutôt rare.
Les gardes seraient sur ses talons bien avant qu'il ait pu trouver un moyen de s'échapper et la logique dictait qu'il s'éloignât aussi vite que possible de la zone d'étonnement. Les badauds possédaient la désagréable habitude d'indiquer aux agents publics les rares quidams qui tombaient des toits. Il avança au milieu des murmures et des regards étonnés, sans cesser de prendre appui sur le mur. Ils allaient venir des deux côtés, ils l'avaient dit. Et à un moment, il n'y aurait plus de mur pour se soutenir et il risquait de ne pas aller beaucoup plus loin. La tête lui tournait et chaque pas envoyait partout dans son corps des douleurs à la limite du supportable.
Il allait être pris. Lui, il allait être pris. Pour une bêtise, pour avoir marché sur les toits. Pour avoir cru pouvoir berner les gardes. Il allait être pris parce que ses jambes lui avaient fait défaut. Il grimaça de rage et effraya un petit garçon qui passait par là. L'ignorance des us et coutumes de la cité, de ses geôles ou de ses peines le frappa au pas d'après. Non seulement allait-il être mangé, mais encore ignorait-il à quelle sauce.
« vers le bout de la rue, Alceste. Il a pas dû marcher loin vu comment il boitait.
─ Merci Abigaïl ! »
Et voilà. C'était fini. Il avait perdu. Le garçon s'adossa au mur en respirant lentement. Rien ne servait plus de courir, ils allaient l'attraper de toute manière alors ici ou ailleurs. Un sourire amer passa sur son visage tandis qu'il regardait à droite et à gauche. Cela avait été une belle course, à tout prendre, et il fallait bien qu'elle s'arrêtât un jour.
La fierté reprit le dessus. Elle s'élança dans ses veines et le força à faire un pas de plus et encore un. Il lâcha le mur l'espace d'une seconde et retendit la main.
Il chuta. Pour la deuxième fois de la journée. Une partie de son esprit ricana. Une porte se referma et des bras, il n'arriva pas à compter combien, le ramassèrent, le traînèrent et le jetèrent sur un fauteuil, une chaise, un lit ? Il n'y voyait rien dans la pièce.
« Il paraît que t'es rapide alors écoute. Tu te tais, tu te laisses faire et tu t'en sors. Un temps. Hoche la tête. Une pause. Parfait. On a juste le temps. »
Ils lui enlevèrent sa chemise, sa veste, ils lui versèrent un liquide étrange sur le torse et le visage. Il les sentit lui arracher son pantalon et ses bottes et il gémit doucement quand ils le soulevèrent pour le balancer ailleurs. La douleur le tenait et il restait difficilement éveillé. Il voulait dormir, surtout, pour oublier ce qui le lançait, tant et si bien qu'il ne réagit pas quand ils lui tirèrent les cheveux. Et puis plus rien. Plus un mouvement. Des coups à la porte. Un carré de lumière. L'inconscience.
Celimbrimbor | 15/03/25 08:57
« Il n'était pas comme ça, au début.
─ Ouais ?
─ Ouais. Commande-moi un verre d'eau. »
Bar multi, vers.
Clorinde sommeillait sur sa chaise aussi n'entendit-elle pas la porte du poste se refermer en bas. Elle rêvait qu'elle était sa mère, en armure tachée de sang, la main serrée sur la gorge d'un adversaire, une lourde épée enfoncée au travers de ses entrailles. Souvent, elle vivait cette scène dans ses rêves, parfois allant du début de la bataille jusqu'à la victoire, quelques autres se concentrant sur un épisode plus ou moins marquant de l'histoire. Elle avait attendu ses quinze ans avant de demander à sa mère pourquoi elle figurait sur ce grand tableau qui ornait sa chambre et qui lui avait donné ses plus curieux cauchemars et ses plus belles épopées. Ne serait-ce que comprendre que cette furie splendide, blonde aux longs cheveux fantasque, le visage pur et pâle pouvait bien être sa mère lui avait demandé beaucoup de temps. Et ses rêves n'en avaient pas été plus simples. Comment l'aurait-elle deviné plus tôt ? La figure douce et les lèvres purpurines et les joues roses n'avaient rien de commun avec ce regard fier, ces dents cruelles et cette beauté froide. Et pourtant, il s'agissait de la même personne, il en avait toujours été ainsi, sa mère, avant la ville.
Clorinde rêvait qu'elle était Agathe et la partie d'elle dont l'incrédulité n'était pas vraiment suspendue se disait qu'une épée aussi lourde devait être terriblement difficile à soulever. Et ajoutait, persiffleuse, qu'un trépassant dont la bidoche se déversait sentait bien autrement. Mais la rêveuse faisait taire la pragmatique et appréciait à sa juste valeur ce souvenir emprunté. Apprendre que la femme altière et généreuse avait décapité des hommes pendant les guerres de structure l'avait rassurée et, à la fin de la saison, lorsqu'elle était retournée dans son pensionnat, les choses avaient changé. Les tyrans en jupes longues et chaussettes montantes tentèrent bien de la terroriser encore un peu mais quand trois d'entre elles y perdirent leurs dents, elles comprirent bien que ce n'était plus la peine.
Et sa joie, quand, convoquée par la directrice pour apprendre ce que celle-ci qualifiait de « méfaits », Agathe l'avait regardée longuement, puis prise dans ses bras en souriant. Jamais elle n'oublierait le visage de l'austère vieille fille quand sa mère avait simplement dit : « Eh bien, il était temps. Bien entendu, des punitions sont hors de propos, vous savez que sans nous votre établissement ne vaut plus rien. Clorinde va simplement promettre de ne pas exercer sa force pour l'assaut et nous n'en parlerons plus, mademoiselle Millie. » L'entretien n'avait pas duré plus longtemps. Dans un feulement de soierie, Agathe avait salué son interlocutrice, pris sa fille par la main puis était sortie pour aller jouer avec elle dans le jardin.
L'ennemi qu'elle terrassait, un comte sans nom, prit trait pour trait le visage de la directrice. La rêveuse s'en délecta et la pragmatique n'y trouva rien à redire. La porte de son bureau s'ouvrit.
Clorinde redressa la tête et jeta un regard interrogateur à Arnaud qui entrait tête basse avec un bouquet de fleur et un petit sac de toile.
« Eh merde. Un temps. Qui ?
─ Guillaume. Lâcher la bourse sur la table. Il a été déposé chez Ferril pour l'embaumement. J'ai envoyé deux hommes chez Géraldine pour la faire prévenir avant que les gars de Valdo lui déposent le cadavre devant la porte.
─ T'as bien fait. Un soupire las. J'irai lui amener les fleurs et la bourse. Elle est complète ?
─ Eh ! On pioche pas dans l'écot, Commandant ! Jamais ! Même ici !
─ Ouais, on dit ça mais y a tellement de trucs absurdes dans cette section. Un suspens. Allez, laisse-moi ça là et retourne en bas.
─ Bien m'dame. »
S'il salua, elle ne le vit pas : elle ouvrait déjà la bourse pour compter. Il fallait que ses hommes sussent qu'elle ne leur faisait pas confiance. Qu'elle vérifierait pour tous, peu importe. Qu'elle voulait bien leur confier son dos mais qu'on ne trahissait pas un camarade tombé. Quand la porte se referma derrière Arnaud, elle comptait paisiblement. En même temps, s'ils n'étaient pas trop idiots, il leur suffisait de prendre toujours la même somme sur les bourses et elle n'y aurait vu que du feu.
Cinquante sept écus, comme la bourse d'avant et l'écot d'avant elle. Un membre de la Ronde valait cinquante sept écus pour l'association. C'était un nombre qui ne bougeait jamais et qu'elle avait découvert deux ans plus tôt, en lisant le rapport de décès du précédent commandant. Elle avait aussi appris qu'il valait mieux oublier. Arnaud lui avait dit lors de sa prise de fonction, sans fioritures. Dans la section, Valdo régnait. La Ronde se contentait de tourner, maintenir un semblant de devanture et gérer les conneries mineures entre habitants. Tout le reste, Valdo jugeait et personne ne jugeait Valdo.
Non.
Les agents devaient avoir déjà atteint le domicile de Géraldine avec leur nouvelle. Elle lui laisserait deux heures, le temps de pleurer, avant d'y aller. Clorinde enfila ses bottes en décidant de passer d'abord chez l'embaumeur. Elle voulait voir le corps. Sa mère le lui avait dit : « Il faut toujours honorer les tiens. » Elle en profiterait pour lui poser quelques questions. La commandant afficha un sourire amer. Bien entendu, il aurait plus peur de Valdo que d'elle ou de la Ronde, mais cela ne coûtait rien d'essayer.
Sauf peut-être, à terme, la vie, lui fit remarquer la pragmatique, avant de s'enfuir sous les injures de la rêveuse. Il faudrait qu'elle soit prudente, voilà tout. En attachant le baudrier de son épée à sa taille, elle regarda le tableau au mur. L'artiste avait tout de même bien réussi les entrailles, il fallait le lui concéder. Les teintes rouges, bleues, marron, sombres ou claires, paraissaient identiques à la réalité. Elle haussa les épaules pour ajuster sa cape. Ce n'était peut-être pas une bonne idée de faire tout cela de manière officielle mais les commissaires principaux ne la soutiendraient pas si elle tentait autrement. De toute manière, persiffla-t-elle, ils ne la soutiendraient que du bout des lèvres, avec de la chance, parce qu'elle pesait cher.
Après tout, ils ne l'avaient placée là pour aucune autre raison. Le collège de décideurs avait sans doute examiné la carte de la ville, la même que celle qui prenait la poussière dans un coin de la pièce, et ils s'étaient dit qu'il valait mieux installer à la tête de la section quelqu'un dont la disparition mettrait à mal l'équilibre. Peut-être n'avaient-ils pas prévu qu'elle serait entêtée, furieuse et terrible ? Elle sourit en se corrigeant. Bien sûr que si. Ces universitaires si loin de tout se révélaient souvent bien plus informés que leur bedaine le laissait supposer. Elle imaginait très bien un des assistant du Recteur ou du Doyen murmurer à la bonne oreille : « Quelle merveilleuse idée avez-vous eu là, commissaire. Nous n'aurions jamais pensé nommer quelqu'un comme elle ! Mais vous avez raison, vraiment. Elle tiendra Valdo en respect par son poids et sa brillance, tout en servant de poil à gratter. Bravo, commissaire, c'est fabuleux ! » Et il avait sans doute ajouté par-devers lui que, très vite, elle serait incontrôlable et que cela ne pouvait faire que du bien à l'équilibre.
Les quillons de l'épée attiraient toujours son regard. Ils étaient étrangement ouvragés et elle avait mis du temps à deviner pourquoi. Un temps, elle avait pensé qu'ils représentaient les armoiries de l'ancienne époque de la famille de sa mère mais celle-ci avait repoussé l'hypothèse d'un rire gracieux. En fait, ils étaient sculptés en tigres ouvrant la gueule et tiraient leur forme du simple caprice qu'Agathe aimait les chats et qu'un chat n'étant pas fort impressionnant, le peintre s'était décidé pour ce qui n'était, après, qu'un gros chat avec de grosses dents. Elle glissa la bourse dans un des poches de son manteau, prit les fleurs, cala son casque sous son bras et ouvrit la porte. Comment sa mère avait fait pour manier un espadon pareil restait un mystère. Mais cela laissait une part au rêve, alors elle sourit.
Les planches du couloir grincèrent sous ses pieds, puis l'escalier, puis le parquet du hall du petit hôtel particulier où la section de la Ronde avait quartier. Les hommes la saluaient sur son passage, elle leur répondait distraitement, avec un mot pour chacun. Tous affectèrent de ne pas voir les fleurs pour ne pas montrer leur désarroi mais tous avaient dans les yeux une lueur de défi insoumis qu'elle ne remarquait jamais parce que trop fugace. La commandant s'était fait respecter quand elle avait remonté la piste de la mort du précédent commandant jusqu'à une des chasses poches de Valdo et l'avait traînée au poste pour l'interroger. Arnaud lui avait de nouveau longuement expliqué la section. Elle l'avait regardé. Elle avait dit « non ».
Un nouvel homme avait tué. Là aussi, elle avait exploré les chemins jusqu'à se heurter à un des sergents qui lui avait paisiblement demandé de ne pas entrer dans la boutique. Et Arnaud de lui expliquer encore. Elle avait encore dit « non ».
Ils savaient. Ils savaient tous qu'elle dirait toujours « non ». Que son « non » valait pour tout ce qui était passé et pour tout ce qui était à venir. Et qu'un jour elle traînerait jusqu'aux cellules autre chose qu'un sicaire. Alors ce jour-là, les plus vieux mourraient pour elle et les plus jeunes courraient chercher de l'aide. Parce que l'albinos devrait rendre des comptes à la Ronde. Et la Ronde avait la mémoire tenace.
Clorinde passa la lourde porte de l'hôtel particulier et enfila son casque. Il faisait doux ce matin et le temps lui plaisait. Elle jeta un coup d'œil à gauche, à droite, s'engagea sur la circulaire. Ferril était un vieil embaumeur du chemin Syona, il lui faudrait un bon quart d'heure pour s'y rendre sans presser le pas. Elle salua quelques promeneurs qui la reconnurent et avança en chantonnant. Sa mère ne lui avait jamais dit avoir eu à plier l'échine. Ni ne lui avait appris à le faire. Tout l'inverse : « Clorinde, si jamais quelqu'un essaie de t'en remontrer, fais-lui comprendre qu'il a eu tort. Je te soutiendrai tant que tu avanceras la tête haute, ma fille. » Elle n'allait pas manquer à sa mère pour les yeux d'un elfe.
En sifflotant le refrain d'une chanson de marche, elle imagina le tableau et Valdo à la place du défunctant. On disait que les entrailles des elfes étaient pareilles et elle brûlait d'envie de le vérifier, pour la forme. Et pour dire à l'association qu'on ne tuait pas ses hommes pour rien. La trêve était contre nature et nécessaire. Sa mère lui avait fait lire plusieurs ouvrages dessus, pour qu'elle comprît bien tous les mécanismes en jeu et, à l'époque, elle avait trouvé cela fascinant et élégant.
Avant la trêve Prastro était une cité mineure des plaines, au bord de l'implosion. Il y avait trop de gens, pas assez d'organisation. Les administrateurs étaient corrompus jusqu'à l'os par divers intérêts, chaque banque nourrissait une petite milice privée et une bande de voyous pour attaquer les autres. Sans parler des clans variés qui s'entretuaient joyeusement dans des règlements de compte sanglants au milieu des rues. La trêve avait changé tout cela. Une banque plus intelligente que les autres avait phagocyté les plus belliqueuses et maté les autres. Quelques bandes s'étaient organisées. L'association était née, l'université était émergée en contre pouvoir et la maison Nosra avait prouvé à tous pourquoi son fronton était ce qu'il était.
La Ronde, quant à elle, avait tout perdu. Cela n'avait pas été des temps héroïque, bien au contraire. Des hommes corrompus, quelques défenseurs de la justice qui mouraient rapidement et tous, tous à faire le gros dos en espérant ne pas finir en dommages collatéraux dans un affrontement de rue. Ils l'avaient laissée en dehors des négociations. Pour ceux qui décidèrent, elle ne valait rien. Sa mère lui expliqua qu'ils n'avaient pas tort, à l'époque. Elle ajouta que la roue tournait fatalement et qu'un jour la Ronde occuperait sans doute une place d'importance dans l'organigramme de la cité.
Pour sa part, Clorinde n'y avait pas cru longtemps et n'y croyait plus du tout. Elle avait rapidement fait l'inventaire des obstacles qui se dressaient sur ce chemin et conclu qu'il était inutile de l'espérer. Prosaïquement, elle avait aussi décidé qu'il faudrait simplement les bousculer les uns après les autres, sans se presser, sans trop se faire voir, et adviendrait que pourrait.
Mais l'association n'avait pas prévu les salopards ou Valdo. Ils avaient dû composer avec lui, à l'époque, espérant que les factions mises en place le tempéreraient et pendant quelques années avaient cru avoir réussi. Seulement, les elfes vivaient longtemps et pouvaient dérouler leurs plans dans une durée aux mortels interdite. D'après les rapports de quelques lettrés épars qui avaient pu observer l'association, l'elfe avait étendu un réseau d'agents dans toutes les sections. Quelques indices semblaient affirmer que, quinze ans auparavant ou pas loin, il avait été à deux doigts de réussir un coup qui l'aurait amené, officieusement, à la tête de trois sections majeures sur les huit. La commandant haussa les épaules. Pour ce qu'elle en savait, on ignorait s'il avait échoué vraiment ou non et qui l'en aurait empêché.
Depuis qu'elle avait intégré la Ronde, l'association n'avait plus rien d'élégant ou de fascinant, il fallait limiter son influence autant que possible et la combattre dans l'obscurité. L'époque où Aderyn rendait jugement sur tous ceux qui enfreignaient son code était dépassée. Et puis il n'avait probablement été qu'un homme commun que la légende enflait au-delà de tout. Agathe lui avait dit, en parlant du tableau. « Bien sûr, ma chérie. C'est arrivé. Mais pas comme ça. Regarde : c'est bien mon épée mais, ai-je donc les cheveux blonds ? » La fiction et les faits, les faits et la fiction. Son arrière grand-père lui en avait beaucoup dit là-dessus, quand elle était gamine et elle avait résumé sa pensée en clouant au dessus de la porte de son bureau la phrase lapidaire : « Si ça parle, ça ment. » Les agents avaient fini par comprendre et la section était devenue plus sûre. Plus subtile aussi, ce qui n'était pas pour gêner Clorinde.
Elle tendit le bras et tordit violemment le poignet d'un gamin de douze ans. Il se tortilla et lui décocha un coup de coude qu'elle dévia d'un mouvement élégant. Tout sourire, elle faucha le garnement, le réceptionna sur la jambe pliée et, lui ramenant la main dans le dos, lui asséna une fessée cinglante. Puis une seconde. Le garnement arrêta finalement de gesticuler et de battre, elle arrêta de taper.
« Bon, tu vas rendre sa bourse au monsieur là-bas et retourner chez ta mère, Filomel, tu cours pas encore assez vite pour faire chasse poche. Un temps. Allez, dégage. »
Il fila sans demander son reste et Clorinde nota de passer toucher deux mots à Marguerite sur l'éducation de son lardon. Après la ponte, fallait couver, elle semblait l'avoir oublié. Lorsque Filomel eut rendu l'argent au passant, la commandant reprit sa route paisiblement. Elle tourna dans la rue Repont et la suivit avant de s'engager dans le chemin Syona.
Lors de sa première année seule à Prastro, elle avait pris soin de visiter toutes les sections une part une, pendant son temps libre. Il y avait de tels chemins partout. Des ruelles sans joie, sans nom, sans odeur, où seuls les habitants allaient volontairement, dont seuls eux se souvenaient le nom. Tout un tas de choses s'y trouvaient. Généralement peu onéreux et de seconde ou vingtième main mais les artisans y étaient de première qualité, du moins dans certaines branches.
Ferril était ainsi un embaumeur de haute volée, même s'il était d'abord vendeur de bouts et machins égarés. L'embaumement avait constitué un drame pour lui, puis, après le troisième enfant, une habitude. La population du quartier l'avait vu et s'était attachée à ne pas le priver de son passe temps. Après tout, il le faisait bien et à peu de frais. Si Valdo l'avait lâché ailleurs, chez Étienne et Jean, dans la circulaire, Guillaume aurait gagné quoi ? Un drap blanc et des dalles plutôt que des planches ? C'était pas le cercueil qui comptait, c'était ce qu'il y avait dedans. Et là, dedans, derrière la porte, dans le cercueil, y avait Guillaume, un homme à elle, tué par Valdo ou un homme à lui. Oublier ?
Non.
Elle frappa, comme sa mère lui avait appris, trois coups secs et rythmés.
Celimbrimbor | 24/03/25 15:17
« Merci.
─ Comment alors ?
─ Beau. Un temps. Bien. Un temps. : Vrai. »
Bar multi, vers.
À sa gauche, sur les marches qui menaient au réfectoire, une troupe de garçons débattait ardemment entre deux bouchées d'un casse-croûte matinal. Les cours n'avaient pas encore commencé d'après les brochures qu'elle avait lues hier et les inscriptions se terminaient paisiblement. Il devait s'agir de seconde ou de troisième année qui se retrouvaient après quelques mois d'inactivités. Elle sourit et regarda mieux. Il était facile de deviner lequel servait de chef à la petite dizaine : un jeune homme, le teint hâlé, les cheveux mi-longs, qui seul portait des couleurs criardes au milieu des mornes étudiants. Il se tenait légèrement en retrait des autres mais dirigeait les conversations d'un œil vif, d'un mot cinglant. Amusant comme ils reproduisaient des comportements qu'elle avait vus chez les bêtes. Tous arboraient un sourire radieux tandis qu'ils se racontaient les anecdotes de leurs vacances, histoires qui ne souffraient de délai mais qui n'auraient pu être écrites sans qu'elles perdissent tout leur le sel. Un instant, elle envisagea qu'eux aussi éprouvassent le même trouble qu'elle, cherchant simplement à le dissimuler sous des paroles pleines d'assurances mais leurs rires la convainquirent que c'était peu probable. Le maître de la petite coterie leva les yeux vers elle, souriant aimablement. Il lui fit penser à Georges. Elle sourit et haussa les épaules.
Amandine s'était arrêtée au milieu de la grande cour pour comprendre et c'était un échec. Son malaise ne la quittait pas et elle n'en saisissait pas la raison. C'était les pavés. Cela ne pouvait être que les pavés. Il n'y avait personne d'autre d'important dans les environs. À part les pierres des bâtiments. Les pavés et les pierres alors. Elle ne voyait que cela comme explication. Les quelques étudiants en devenir qui passaient n'y étaient pour rien. Ils étaient trop jeunes. Aucun d'entre eux ne semblait ressentir ce qu'elle percevait. Ils allaient tous, poursuivant leurs buts, innocents, inconscients de ce qu'ils jouaient ici. Elle leva les yeux vers le campanile qui la dominait sereinement. Il ne parlait pas non plus. Pourtant il avait bien une tête à froisser des « souviens-toi » ironiques et vengeurs de ses jointures moulues. Cela aurait été plus rassurant, peut-être. Son allure mourut à ses pieds. Quel concepteur était assez sadique pour séparer une étendue aussi accorte par un sentier en pavé ? Un chemin qui filait sous le campanile sans aller nulle part, puisqu'il s'interrompait au bas d'une longue bâtisse percée de fenêtres qui devait servir d'internat.
La jeune femme baissa les yeux. Le panneau planté dans l'herbe expliquait toujours qu'il ne fallait pas marcher sur la pelouse, même si le grand if un peu plus loin à droite lui faisait de l'œil avec ses branches basses torturées et son feuillage clairsemé. Elle tourna la tête à droite, à gauche puis vers le clocher. Elle avait encore du temps devant elle et la relative fraîcheur du matin se prêtait au dessin.
Elle mit un premier pied sur les feuilles grasses du gazon puis un second et les pas s'enchaînèrent d'eux-mêmes et Amandine se retrouva bientôt confortablement calée contre le tronc, assise sur une branche solide. Elle accrocha sa besace à un rameau qui traînait par là et en sortit son carnet à dessin. Elle n'aimait pas échouer à saisir quelque chose. Les pavés galetés à force de passage, les portes lourdes, les bâtiments vénérables, l'ensemble de l'université, même le discours de l'elfe, lui donnait une impression qu'elle n'arrivait pas à définir. Sans vraiment y penser elle laissa son crayon vagabonder sur la feuille, le regard dans le vague.
Ce bâtiment, là-bas, l'intriguait. Plein de courbes et de volutes et de fioritures très rococo, il semblait vouloir s'envoler, oublier la gravité. Il partait en tous sens, brisait ses angles autant que possible, cherchait des échappatoires pour dissimuler ses masses. Et restait lourd, ancré dans le sol, désespérément massif. De son perchoir, Amandine ne le voyait pas très bien mais elle imaginait sans peine un lourd escalier en bois massif qui partirait du hall central et grimperait jusqu'en haut, ouvrant ici et là sur des salles, décorées toutes par des matériaux nobles et des peintures et des tentures qui rappelleraient les noms et les actes de ceux d'avant, des grands anciens. Il faudrait qu'elle y mît les pieds et espérait se tromper.
C'était les pierres et les pavés. Forcément. Quelque chose là-dedans la dérangeait. Elle tourna les yeux vers la chapelle, à gauche du réfectoire, qui formait l'angle de la première partie de la cour. Elle avait dû servir longtemps à un seul type de service et paraissait vaguement désuète à la jeune fille mais elle demeurait, à sa place, immuable. Son crayon se mit à noircir la page nerveusement.
Le temps n'était pourtant pas arrêté dans l'université. Il passait. Ponctué par des rituels. Souvenu par des choses. Elle leva le crayon. Telle était la raison. L'université tentait d'arrêter le flot des événements pour établir, à sa place, quoi ? Une chaîne. Une chaîne infinie qui partait de la première pierre et qui s'achèverait avec la mort du dernier élève. Une succession de traditions, de rituels et de moments qui faisait de tout un chacun un maillon.
Elle froissa le dessin de cordes entrelacées que son crayon avait machinalement tracé. Voilà le joug qu'elle ressentait. L'elfe lui avait bien dit, elle devrait représenter l'université dans tous ses actes. La jeune fille devrait devenir un anneau, banal, enchevêtré aux autres. Un léger sourire vint flotter sur ses lèvres. Le garçon qui commandait ses amis le savait aussi et l'acceptait en jouant le jeu de l'influence.
Amandine saisit son sac et y fourra pêle-mêle tout ce qu'elle en avait sorti. La route dorée s'évanouissait dans son esprit pour laisser place à un large chemin plat, droit : fade. Elle descendit de l'arbre et retourna rapidement sur les pavés. Ainsi donc il faudrait qu'elle devînt pareille à ce garçon, désespérément conscient de son absence totale d'individualité et tentant vainement de s'en inventer une au milieu des semblables pour se penser être. Le prix de l'exceptionnalité était là : vouloir devenir autre et ainsi reproduire l'identique. Eh bien.
Alors qu'elle se rapprochait du bâtiment Évariste, la rumeur des gens enfla et elle ralentit l'allure pour mieux les examiner. Tous devaient être des habitués de l'endroit, à en juger par leur décontraction. Seuls un ou deux affichaient cet air un peu perdu, un peu joyeux, du nouveau qui ne savait pas vraiment où il venait de mettre les pieds et qui se grisait de son égarement aventureux. Mais même chez eux elle nota des attitudes en germe, un port de tête, une façon de se tenir. Ils étaient tous uniques, évidemment, cependant ils arpentaient tous cette même route large, promesse de voyage sans heurt. Elle rit doucement, gorgée de leurs sourires, de leur liberté encasée et de leur confiance en l'avenir. Le plus amusant, sans doute, était qu'ils devaient s'imaginer la même chose, convaincus d'être, sous le vernis, sous les ornements, suffisamment puissants pour émerger différents.
Elle ne jeta aucun œil sur les panneaux indicateurs à l'entrée du bâtiment et monta directement au premier étage par un escalier sur sa droite. Là, elle se renseigna à des signes accrochés au mur et marcha lentement vers le bureau. La moquette rendait sous ses pas un son moelleux et sourd, un battement de basse qui lui donnait l'impression de passer sans passer. Elle tourna à gauche dans un nouveau couloir et compta les portes jusqu'à en trouver une ouverte.
Le bureau était désert. Elle passa la tête juste assez pour lire qu'elle ne s'était pas trompée d'endroit. Elle apprit même le nom de son interlocuteur. La pièce n'était pas très grande, plus profonde que large, contenant un meuble plutôt épais couvert de livres, papiers et dossiers, où se dégageait juste assez d'espace pour écrire. Deux chaises pas très confortables attendaient devant, face au fauteuil tout aussi peu amène qui soupirait derrière. Toute la lumière provenait d'une grande fenêtre sur le côté, à large rebord. Amandine hésita sur le pas de la porte puis décida d'entrer pour s'asseoir, dans l'espoir de produire un petit effet sur l'elfe quand il reviendrait.
De dedans, le bureau semblait encore plus petit à cause des armoires et bibliothèques qui pesaient contre les murs. La jeune fille n'osa pas pousser l'effronterie jusqu'à ouvrir les placards mais elle nota tout de même les lourds cahiers qui prenaient la poussière sur une étagère. Un autre était ouvert sur le bureau, une plume et un encrier gisaient à sa droite. Ethiel n'était vraiment pas soigneux, au premier regard : une tasse renversée se tenait à gauche du cahier, tachant un des nombreux documents répandus sur la table. Elle la redressait quand l'elfe entra :
« Ah, bien. Restez assise, je vous prie. »
Elle se leva immédiatement et rougit.
« Difficile de combattre un conditionnement, n'est-ce pas ? Un sourire froid. On y arrive, au bout de quelques centaines d'années. Enfin, je crois. »
Ethiel s'assit dans son fauteuil, écarta la tasse du papier qu'il jeta sans le regarder, puis reporta son attention sur son interlocutrice.
« Asseyez-vous, allons. Nous avons à parler, je crois. »
Amandine s'exécuta, son visage perdant progressivement sa jolie teinte pivoine. C'était un jeu, alors. À son tour.
« Vous avez fait exprès.
─ De ? Regard inquisiteur. Laisser la porte ouverte ?
─ Oui. Et de me faire attendre.
─ Ah bon ? Un temps. Et pour quelle raison, je vous prie ?
─ Pour voir si j'étais digne de la bourse que je viens accepter.
─ Vraiment ? Un temps, long. Expliquez-moi, jeune fille, j'ai du mal à vous suivre.
─ Vous avez particulièrement exprimé votre désaccord avec la décision de l'université lors de notre précédente rencontre et insisté également sur le fait que tout manquement à l'excellence me vaudrait une radiation définitive. De là je suppose que vous êtes à l'affût de toute faiblesse de ma part et que vous cherchez un prétexte à me refuser la bourse.
─ C'est un peu léger, mademoiselle Ciòran Corvadt. Un sourire. Ne pouvez-vous faire mieux ?
─ Je sais que c'est vous qui déciderez pour l'université. Vous êtes le seul nom inscrit sur la porte de ce bureau, dont le signe indique « Admissions et scolarités spéciales ». D'autre part, les cahiers, dans cette bibliothèque, portent tous les noms et prénoms de quelqu'un sur la tranche. Je ne les connais pas tous, mais que l'un soit intitulé Évariste Gans ne m'a pas échappé. Une pause, un hochement de tête approbateur. De même que je n'ai pas raté le cahier identique ouvert sur votre bureau, ni votre emploi du temps de la semaine vaguement rangé sous la pile, là, qui indique que vous n'attendez désormais plus personne sauf moi. En outre, la fenêtre donne sur la cour entre ce bâtiment et la grande bibliothèque et vous avez pu me voir arriver. C'est probable, même, car je peux voir une tache circulaire sur son rebord, de la même couleur que le liquide dans la tasse.
─ Continuez ?
─ Le reste n'est que conjecture. Je suppose que quand vous m'avez aperçue dehors, vous êtes allé jusqu'à l'escalier m'attendre. Là, vous m'avez suivie et, quand vous avez estimé m'avoir laissé assez de temps, vous avez fait votre entrée. Un temps. Je ne vous avais visiblement pas satisfait la première fois, tout est fondé sur cette impression.
─ C'est tout ?
─ Oui.
─ Pas mal. Pas mal du tout. Dommage que cela ne soit fondé que sur une simple analyse de texte, sinon ce serait très bien. Un rictus approbateur. Vous savez, c'est dangereux de ne se fier qu'à ses intuitions. Par exemple, je pourrais simplement avoir été faire un tour aux toilettes afin de soulager ma vessie du trop plein de liquide.
─ Je ne pense pas, monsieur. Les éléments sur votre bureau, l'étagère, la tasse renversée, tout est trop en vue pour n'avoir pas été construit. Un temps. Et puis il n'y a pas de goutte de chocolat sur le fond de la tasse, j'ai regardé en la redressant tout à l'heure.
─ Ah. Vous frisez le parfait, c'est bien. Un temps. Bon, je suppose que vous avez lu les papiers que je vous ai donnés ?
─ Oui.
─ Très bien. Il n'y a plus qu'une seule chose que vous devez apprendre. Un temps. Vous avez bien deviné, je suis chargé du suivi des étudiants dans votre cas et, comme vous l'avez vu, il y en a eu peu. En tout cas, peu qui sont arrivés au terme du livre. Ce livre, mademoiselle Amandine Ciòran Corvadt, s'ouvre aujourd'hui et se clôturera à la fin normale de votre scolarité dans cette université. Ce livre n'aura qu'un seul auteur : moi. J'y noterai tout ce qui me semblera important et vous aurez le droit de la consulter quand vous le jugerez nécessaire. Il sera le seul arbitre auquel vous pourrez recourir si jamais vous veniez à entrer en désaccord avec une décision de l'administration quant à votre situation.
─ Vous allez donc avoir tout pouvoir sur ma scolarité et, en supposant que j'y tienne, sur moi.
─ Oui. Cela paraît absurde, évidemment. Convainquez-vous qu'à partir du moment où vous signerez ce contrat, je serai absolument de votre côté et que je vous soutiendrai autant que faire se peut.
─ En toute objectivité, bien sûr ? Un léger sourire. C'est un jeu de dupe.
─ Non. C'est une question de confiance, ni plus, ni moins. Un temps. Si je la représente, je ne suis pas l'université, mademoiselle Amandine Ciòran Corvadt. Je suis plus ancien qu'elle et je ne lui appartiens pas. Je ne suis pas un maillon de la chaîne que vous dessiniez tantôt.
─ Pardon ?
─ Je suis simplement là pour contrôler que les investissements de l'université dans ses étudiants spéciaux sont récompensés à leur juste hauteur. Si cela signifie devoir vous faire renvoyer sans préavis, je le ferai. Si cela signifie devoir mettre le feu au bureau du doyen pour lui faire comprendre que vous devez rester, je le ferai également. D'une certaine manière, je serai votre début et votre fin dans cette université.
─ Comment savez-vous pour la chaîne ?
─ Bien entendu, j'ai aussi pour tâche de vous conseiller, de vous aider et de vous assurer la meilleure scolarité possible, du moment que vous remplissez les conditions que vous savez. Un temps. Et je n'insulterais pas votre intelligence en répondant à votre question. Montrez-vous à la hauteur. »
Amandine ferma la bouche et réprima sa rage. C'était un jeu, évidemment. Rien dans le bureau n'indiquait que l'elfe fût un sorcier quelconque. L'explication devait être ailleurs. Elle baissa les yeux sur sa besace. Le dessin froissé qu'elle avait fait dans l'arbre dépassait un peu et laissait voir un morceau d'anneau. Elle sourit.
« Compris. Un temps. Je dois signer alors ?
─ Pas encore. Je voudrais vous demander quelque chose d'abord. Du sérieux, soudain. Où vous positionnerez-vous par rapport à la chaîne, mademoiselle Amandine Ciòran Corvadt.
─ Je Une respiration Elle me terrifie. La route plate et sans goût à l'esprit, un chemin étroit et brillant, plus loin. Une expiration Sacrifier tous mes avenirs à la rigidité de ce cadre me semble abject et contrevient à tout ce que monsieur Ostrenci m'a enseigné. Pourtant, me battre contre ce retour du même ne ferait que l'accélérer. Alors je vais l'accepter parce que je n'ai pas besoin de faire l'originale : je suis. Et ce que je suis fera cette université, car toutes les rencontres fondamentales que j'y ferai seront dictées par mon goût, par moi. Tout le reste ne sera que retouches cosmétiques qui feront leur temps avant de disparaître. Voilà. J'accepte la chaîne, j'accepte d'en faire partie, mais je serai le maillon que j'ai envie d'être.
─ Hum. Griffonner dans le livre puis, sans lever la tête. Ce sont des idées intéressantes. Un peu vaines, dans un discours très classique, mais nous verrons bien. Un point final, un sourire. Enfin, c'est à vous que l'avenir appartient, il paraît. Faire glisser le contrat et l'encrier. J'accepte que vous signiez ce contrat, ce qui signifie que l'université vous accepte. En le signant, vous acceptez à votre tour toutes les conditions qui sont dans les brochures que je vous ai données et que je vous ai résumées. Elles sont fermes et définitives. Le reste est de votre ressort. »
Amandine regarda le contrat sans vraiment le voir. Elle avait tout lu, il avait tout dit. La plume lui semblait un outil malhabile par rapport à ses crayons et elle sourit à cette pensée. Il fallait y aller.
« Bienvenue dans la Grande Université de Prastro, jeune fille. C'est un plaisir que de vous compter parmi nos étudiants. Passer le contrat dans le rabat du livre. Il ne me reste plus qu'à vous annoncer que les cours commencent la semaine prochaine et que vous ne devez surtout pas rater la grande réunion d'après demain, à dix heures. Ensuite, à quinze heures, le recteur, le doyen, l'intendant et les directeurs des différents départements de l'université vous recevront. Ils doivent rencontrer toutes nos admissions spéciales et n'ont pas eu l'occasion d'exercer ce devoir depuis plus de quinze ans. Ils en seront tout tourneboulés, le spectacle sera intéressant.
─ Ah. Très bien. Un temps. Vous n'avez pas précisé où ?
─ Oh, c'est exact, oui. Nouveau sourire, de plus en plus sincère. Dans le bureau du recteur, bien entendu. Reprendre ses occupations. Ce sera tout, Amandine. Vous pouvez retourner à votre avant dernière journée hors les murs. Ah, j'oubliais ! Un papier plié extirpé d'une pile puis tendu. Rendez-vous à l'adresse indiquée dans la journée et montrez le papier. Le reste ne devrait pas vous poser problème. »
Amandine resta interdite un moment avant de décider que le jeu continuait. Il allait continuer jusqu'à la fin normale de sa scolarité. Cela promettait des moments difficiles mais surtout beaucoup d'amusement. Elle sourit intérieurement en se levant.
« Merci pour votre temps, Ethiel. Prendre congé.
─ C'est mon travail, jeune fille. Un temps. Fermez la porte derrière vous. »
Ce qu'elle ne fit pas.
Celimbrimbor | 13/04/25 07:39
« Dur à croire.
─ Et pourtant. Le meilleur.
─ Et pourquoi... ? »
multivers,bar.
« Tu feras la patrouille de Tolduc en plus de la tienne et tu prends ses responsabilités jusqu'à ce qu'il sorte. Un temps. Puis tu te plieras à sa décision, quelle qu'elle soit.
─ Bien.
─ Tu peux disposer. »
Étienne quitta la chambre aussi vite que le protocole le permettait. Éric ferma la porte, intimant au docteur d'attendre un instant.
« C'est tout ? Un temps. Il te désobéit, Tolduc finit au trou et tu lui files seulement double service ?
─ Ouais.
─ Rien d'autre.
─ Non.
─ Bordel ! Un regard, une expiration.
─ C'est bon ?
─ C'est bon. »
Balafre ouvrit la porte, laissant passer le médecin. L'homme de l'art se porta au chevet de Georges et commença à tirer ses affaires pour l'examiner.
« L'odeur, c'est pas lui. On lui a versé ça sur la tronche pour le maquiller en vitesse. Un battement de paupière. Il est tombé d'un bâtiment de deux étages après avoir glissé sur une tuile. Rien n'a ralenti sa chute. Il a atterri sur le sol de terre battue, sur le dos. J'ignore combien de temps il est resté inconscient, pas plus d'une minute. Il s'est relevé seul, titubant et boitant et, en s'aidant des murs, s'est mis à marcher. C'est ici qu'on l'a récupéré, alors qu'il retombait, à bout de forces. On l'a allongé, dévêtu et barbouillé. Puis transporté ici sur une civière improvisée. Il vous en faut plus ?
─ Des saignements visibles, des grosseurs anormales ? Palper son patient, au cou, au ventre. Et sa tête ? Vous l'avez brinquebalée ?
─ Non. Pas de sang non plus, pas de bosse.
─ Bien. Merci. Je vous ferai mander si j'ai besoin de plus de détails.
─ Parfait. T'as besoin d'autre chose ?
─ Deux gaillards pour le retourner et un assistant.
─ Je te fais envoyer ça. Un temps. Passe me voir quand t'as fini. Je veux savoir quand le gamin remarchera. »
Balafre déplia ses jambes et se leva de la chaise. Il fit un geste à Éric et tous deux sortirent de la pièce, regagnant la relative pénombre du couloir. Ils ne se dirigèrent pas vers son bureau mais vers une sortie. En chemin, Balafre dépêcha au médecin les aides qu'il attendait. Le chef et son bras droit empruntèrent un passage qui donnait dans un appartement un peu éloigné et débouchèrent sur le chemin. Éric se mit à marcher sans attendre. Le vieil homme, un pas en arrière, esquissa un sourire. L'allure d'un marcheur signifiait beaucoup et Éric, après avoir d'abord voulu copier la sienne, s'était efforcé de bannir toutes traces de sa marche. Et, force lui était de le reconnaître, il y parvenait très souvent et réussissait ce discret tour de force d'avoir une marche blanche, qui ne réfléchissait rien. Balafre l'enviait un peu. Bien sûr, Éric lui aurait dit la même chose à propos de son pas félin, parce qu'il y voyait une marque de force et d'autorité mais, pragmatique qu'il était, Balafre se disait qu'un pas aussi anonyme aurait pu lui servir quelques fois.
Ce jour, pourtant, Éric ne réussissait pas à l'atteindre et son pas était dissonant. Balafre sortit son étui à cigarette en collant à son protégé et s'en grilla une. Après cette discussion, il faudrait voir Jonas et obtenir un compte-rendu des interrogatoires des amis de Gérôme. Il se demanda si le secrétaire lui donnerait sans combattre. Il devait mourir d'envie de tomber sur l'assassin lui-même et de le tuer. Bah, tant qu'il ne faudrait pas lui rappeler qu'il n'était plus dans la rue depuis trente ans.
Comment faisait-il pour ne pas vieillir ? Être chauve aidait à masquer les cheveux blancs, indubitablement. Et après, les rides ? L'image du passé et celle du présent ne montraient pas de différences. Peut-être des lèvres qui s'affaissaient un peu ; des joues plus lourdes ? Peut-être que d'avoir passé ensemble trompait. L'habitude masque le temps, après tout. Plus chez certains que d'autres. Il sourit en passant une main dans ses cheveux. Lui n'avait plus rien à cacher. Le rythme d'Éric devint insensiblement plus coulé alors qu'ils entraient dans la rue des Tourneurs pour tomber sur la place Carrée. Balafre écrasa sa cigarette et jeta le mégot dans le caniveau, puis décrocha pour s'installer à la table de la terrasse d'une taverne. Éric corrigea sa course en quelques secondes et se mit en face de lui, les yeux tournés vers le monde.
Ce n'était plus tout à fait le matin mais pas encore le midi alors la place était comparativement vide. Des mères promenaient leurs enfants, quelques pères aussi. Sur les bancs épars, des clochards dormaient, couvés par le soleil. Il n'y avait pas les bruits du repas ni ceux de la fête des nuits. C'était une place, carrée, dans la chaleur des plaines avant qu'elle ne devînt trop dure. Balafre sourit un peu, trois agents de la Ronde allaient leur chemin.
« Tiens, tu les vois ?
─ Ouais, et ?
─ Tu veux les éliminer ?
─ Pardon ?
─ Je te demande si tu veux les tuer, ici, maintenant. »
Éric ne répondit pas et se contenta de mieux regarder les trois hommes qui s'étaient avancés près d'un banc où dormait un indésirable. Il fit de son mieux pour masquer sa tension alors qu'ils se mettaient en place pour le réveiller en douceur, en bons représentants du droit de la cité. L'un d'eux levait la main lorsqu'il avisa Balafre de l'autre bout. Il stoppa son geste et son compagnon aussi et tous les deux firent quelques pas en arrière laissant, perdu, leur acolyte plus jeune. Celui-ci sembla tergiverser un moment avant de trancher. Il posa la main pour secouer le clochard, attendit qu'il se levât et s'en allât, puis recommença au banc d'après et avec le dernier. Les deux autres hésitaient encore mais Balafre regardait déjà ailleurs.
« Alors ? Une pause interrogative. Veux-tu les tuer ?
─ Ces hommes dormaient, Balafre. Ils ne faisaient rien de mal.
─ Eux n'ont rien fait de mal également.
─ Ils allaient les tabasser.
─ L'ont-ils fait ?
─ Non ! Une respiration. D'accord, mais ils les ont chassés quand même.
─ Il les a
─ C'est pareil !
─ Non. Une bouche ouverte. Ne m'interromps pas. C'est la différence entre la tyrannie et le droit. Entre la lâcheté et le devoir. Ce gosse m'a vu, comme les deux autres. Il a tremblé pareil mais il a fait son boulot parce que tel est le droit. Tu veux savoir ce que notre présence ici a empêché, par contre ?
─ Les gens de dormir ?
─ Une injustice et un désastre. L'injustice de la bastonnade et le désastre de la corruption d'un juste.
─ Un juste ? La voix presque haussée. Où ça ? Où ça, ton foutu juste ?
─ Celui qui malgré le pouvoir n'a pas levé la main et qui malgré la peur a fait son devoir.
─ Plutôt puant comme idée. Reniflement méprisant. Tu cherches à me faire passer quelle leçon ?
─ Ce rondard, on ira faire prendre son nom et son poste d'attache. On s'arrangera pour qu'il ne fréquente pas trop les plus pourris et ne tombe pas trop.
─ Quelle putain de leçon.
─ Aurais-tu frappé les rondards plutôt que sacrifier Tolduc pour le gamin ? »
Balafre fit signe à la serveuse de leur apporter deux bières qu'il paya par avance. Éric finit de réfléchir le temps qu'elle les apportât. Balafre buvait. Il fallait savoir perdre du temps, disait Alwena. C'était important de désinvestir son agenda et de gâcher des moments qui auraient dû être consacrés à des missions plus importantes. Regarde ; pour toi j'ai gâché trois heures et combien d'années. Devrais-je le regretter ? Son rire cristallin couvrit la réponse d'Éric.
« pas juste, c'est ça. Un temps. C'est encore cette histoire de nous rendre inutile, n'est-ce pas ?
─ Ouais. Tu les aurais frappés, on aurait bondi vingt ans, trente ans en arrière. Et j'aurais sans doute dû te tuer. Un temps. Tu comprends tout ça ?
─ Ouais, je crois. Un sourire. Ça fait cinq ans que tu m'expliques. J'ai la colère facile, mais elle me rend pas totalement con non plus.
─ J'espère. Siroter sa bière.
─ T'es pas censé ajouter que tu vas me laisser les clefs à la fin ?
─ Si.
─ Mais pas aujourd'hui.
─ Ouais. Un temps. On a autre chose à faire pour être nostalgique.
─ J'écoute. Finie, la leçon.
─ Un rondard a été tué, la nuit dernière, dans la section de Valdo. Très vraisemblablement par Valdo lui-même, en tout cas par Ajax ou Malory. Ce sont les seuls qui se le permettraient sans ordre exprès.
─ Et s'il avait donné l'ordre ?
─ Improbable. Allumer une nouvelle cigarette. C'était un certain Guillaume un effort de mémoire Séchan. Quinze ans de Ronde, quinze ans de nuit.
─ Quinze ans à la ronde de nuit ? Étonnement. Pas banal.
─ Ouais. C'était pas une lumière. Un temps. Ou plutôt, d'après les rapports que j'ai lus, il était surtout très honnête. Un type comme le gosse que tu voulais tuer tout à l'heure, mais qu'a pas eu la chance de tomber sur nous.
─ Ça va, j'ai pigé. Un reproche même pas dissimulé. Au but.
─ Ce type est mort, je conjecture, parce qu'il a vu ou entendu un truc. Valdo a beau jouer les salopards, il ne tue pas gratuitement.
─ Compris. Tu veux que je choisisse des gars pour t'accompagner ?
─ Je veux que tu y ailles. »
Éric posa son verre vide et héla la serveuse pour en commander un second. Il prit une cigarette dans l'étui resté sur la table et tourna les yeux vers la place.
« Tu nous as dit qu'entrer sur son territoire sans toi relevait du suicide.
─ Ouais.
─ Et tu m'y envoies.
─ Ouais. »
La serveuse dut lui dire quelque chose mais il n'entendit pas et, du reste, cela ne l'aurait pas intéressé. Dans le ciel, les nuages paissaient, peu nombreux, contreplan cotonneux sur lequel des alouettes, ou des colombes ?, en bons oiseaux, se détachaient sans originalité. Il chercha un moment à les dénombrer mais perdit le compte quand la cigarette lui brûla les doigts. La cendra tomba sur son pantalon sans qu'il y prêtât attention et il se débarrassa du mégot d'un geste distrait. La place, encaissée, semblait hors du temps, hors de tout. Le vent n'y soufflait pas. Il n'y avait aucun bruit. Éric s'aperçut qu'il frissonnait et cessa et se surprit à n'y arriver pas. Des souvenirs de combats de rues nocturnes et sales lui revenaient en souriant. Dans le ciel, imperturbable, d'autres nuages allaient et Valdo égorgeait.
« Seul. Pas vraiment une question mais quand même.
─ Pas tout à fait. Un temps, une voix calme, décidée. Tu t'arrangeras pour t'accoquiner avec le commandant de la Ronde de la section, Clorinde d'Asquith.
─ Qu'est-ce qu'un d'Asquith fout dans la Ronde ?
─ Une. Un sourire. Une petite révolution, il semblerait. De nouveau sérieux. Vos intérêts devraient concorder. Assure-t'en.
─ Très bien. Une pause, pour la bière. Contact par chasses poches ?
─ Oui, toutes les demi journées, pas plus.
─ Et en cas d'urgence ?
─ Tu te démerdes. »
Les nuages n'en finissaient pas de passer. Ils devaient, eux, sentir le vent. L'espace d'un instant, Éric imagina marcher sur l'un ou l'autre, dans le ciel, et ressentir, lui aussi, le fouet du vent et l'absurde possibilité d'être libre. Ils évoquaient des images de mer et d'océan qu'il avait lu quelque part ou ailleurs. Il secoua la tête.
« Je reviens quand j'ai trouvé les raisons ?
─ Ou quand c'est plus tenable.
─ Autant ne pas partir. Un rire, forcé, partagé. C'est si important ?
─ Doublement. Un temps. D'abord parce que ça doit être lié à l'offensive que Valdo prépare. Ensuite parce qu'après, je serai absolument certain que tu peux prendre la relève.
─ On a connu plus simple comme rite de passage. Un rire, vrai, solitaire.
─ C'en est pas un. Y a quelque chose là-dessous, j'ai besoin de savoir quoi et je veux le savoir vite.
─ Alors pourquoi perdre du temps à pouponner le gamin. »
Il n'y avait plus de nuages, ils s'étaient estompés, laissant à leur place une délicate odeur sèche d'été incendiaire. Éric inspira à pleins poumons en attendant l'orage. Il fut étonné de voir le sourire de Balafre.
« Il faut savoir perdre du temps, Éric. C'est important de dépenser autrement des minutes qui auraient dû être investies dans d'autres missions. Un sourire d'une autre époque, un rire soyeux de printemps. Regarde, pour toi, j'ai gâché deux ans. Devrais-je le regretter ?
─ Mais
─ Le gamin est celui qui viendra après toi, tu le verras dès que tu accepteras de le voir. Un temps. Il est important qu'il soit prêt pour toi et il le sera. Comme il est important que tu sois prêt pour lui faire passer la catastrophe qui suivra cet assaut.
─ T'as pas changé d'idée, alors.
─ Non. La reconstruction sera difficile et dangereuse et c'est à vous, toi et lui, que je la confie.
─ Très bien. Se lever. D'autres ordres ?
─ Reviens vite. Reviens vivant.
─ J'y veillerai. »
Éric ne paya pas sa bière mais Balafre ne fit aucune remarque. Il nota avec un léger sourire que la marche de son bras droit était blanche et sans heurt. Il tiendrait la pression et remplirait sa mission. Peut-être même éviterait-il la tempête. Sinon, il trouverait bien une façon de le mettre sur la touche le temps qu'il faudrait. Distraitement, il fit signe au chasse poche d'approcher.
« Monsieur, le docteur m'envoie vous dire qu'il marchera pour l'assemblée prochaine mais qu'il doit tenir le lit jusque là.
─ Bien. Lui glisser une petite pièce en se levant. Tiens, pour ta peine. Une attente. Allez, file. »
La place commençait à se remplir, imperceptiblement, les gens prenaient leur pause, arrivaient aux échoppes de la place avant qu'il n'y eût la queue. Balafre sourit. Jonas aura sans doute réussi à dormir quelques heures. Et réveiller le secrétaire était toujours un plaisir. Sifflotant, il se mit en marche et quitta la place Carrée. Il se faisait midi.
Celimbrimbor | 01/05/25 08:56
« Pourquoi il a mal tourné ?
─ Ouais.
─ Un truc que j'avais pas vu. »
v,b.
Géraldine ouvrit la porte et ses yeux tombèrent sur le bouquet de fleurs sombres. Elle ne chercha pas à dissimuler son haut-le-cœur et Clorinde sauva ses chausses par un petit bond sur le côté. La commandant la laissa vomir sans rien dire. Les veuves qu'elle connaissait réagissaient à partir d'un même point. Pendant un espace infime, elles cherchaient à conserver un peu de fierté, à se draper dans une dignité austère. Puis elles craquaient. La première s'était effondrée en larmes dans la ruelle, la seconde s'était effondrée tout court. La bile était une sombre nouveauté. Sur la liste des créances de Valdo, elle rajouta un item et attendit, attentive. Elle ne voulait pas prédire la suite. Il fallait que cela restât une découverte. Valdo paierait avant que ce manège ne devînt une habitude. Elle tendit un de ses mouchoirs à Géraldine qui le refusa. La veuve se retira dans sa maison et la commandant la suivit.
Elle en avait déjà vu, des maisons pareilles. Celle de la précédente, celle d'un planton de la ronde. Tous les agents du rang habitaient dans ce genre d'immeuble plus haut que large, aux contours pâles et passés, les couleurs fades. La cuisine directement à l'entrée et une petite pièce en plus, avec une cheminée et des fauteuils et une table. Souvent, le manteau était vide parce que les portraitistes coûtaient cher pour ces gens-là. Là, il y avait trois visages dans des petits ovales à peu de frais. Sans doute un prix de gros, au vu des différences d'âges. Clorinde inspira l'odeur de bois brûlé, de lavande passée et de misère discrète. La Ronde n'offrait rien de plus aux siens que ceci tant qu'ils n'étaient pas autre chose que vulgaires Rondards. Clorinde n'en avait jamais tremblé de rage.
Géraldine revint de la cuisine avec un cruchon qui lui servirait de vase. Elle irait chercher l'eau plus tard, si elle n'oubliait pas. Elles oubliaient souvent. Les fleurs mouraient plus vite. Géraldine les plaça dans son vase de fortune et se laissa tomber. Clorinde resta debout. La suite était plus connue, déjà, mais n'apportait aucun confort.
« Quel âge, la petite ? Lamentable accroche.
─ Six ans. Mais accroche réelle. Malade, elle respire mal.
─ Ah. Toujours la réalité, immonde. Je suis navrée de l'apprendre.
─ Merci. Les phrases plates. Vous voulez vous asseoir ? Pendant que je vous apporte quelque chose à boire.
─ Je vous attends. »
Elle se mit dans un fauteuil qu'elle savait ne pas être celui de Guillaume, sortit la bourse et la posa sur la table basse. S'il restait des illusions à Géraldine, elles se dissiperaient. Il y avait une réserve de bois près de l'âtre trop bien fourni pour la saison et les planches pourrissaient pourtant un peu partout. La gamine devait avoir les poumons dans un état semblable. Six ans ? Elle n'en verrait pas le double, très vraisemblablement. Géraldine posa un verre et une bouteille de vin, vit la bourse et s'assit. Les deux femmes ne bougèrent plus pendant un moment. Il n'y avait pas de livres dans la pièce. Les deux jeunes filles devaient être dans une école quelconque de la cité. Il n'y avait pas d'album d'images non plus. Où auraient-elles fini alors ? Où finiraient-elles maintenant ? Le garçon avait dû filer à la campagne ou trouver un travail dans une industrie de la cité. Clorinde respira doucement. Elles trouveraient un maquignon à l'école et tout se finirait là. Tout se finissait là, souvent, pour elles.
« Comment est-il mort ?
─ Décapité. Et proprement avec ça, selon les dires de Ferril, un coup de maître, sectionnant les vertèbres sans accroc. Il n'a pas souffert, si ça peut vous réconforter.
─ Ah. Un sourire. Ben ça marche pas, commandant. Un reniflement. Et y a combien là-dedans ?
─ Cinquante-sept écus. »
Évidemment que ça ne fonctionnait pas. En quoi l'absence de douleur d'un mort pouvait étouffer celle d'un vivant ? Géraldine envisageait déjà l'avenir et sa crasse difficulté : comment soigner la petite, nourrir les deux, entretenir le feu, les taxes, les protections variées, les vêtements. Les rouages dans sa tête tournaient et cliquetaient. Cinquante sept écus permettaient à une famille de survivre vaguement un mois, en se serrant la ceinture et en tirant les enfants de l'école. Il fallait éviter de tomber malade aussi. En fait, il fallait éviter de faire autre chose que respirer et couvrir ses besoins vitaux. Le fruit de la collecte que les autres avaient fait, bouts de chandelle de bouts de chandelle, ajoutait une semaine d'espérance, pas plus.
Mais c'était aussi le prix, la veuve le trouvait, son visage trahissait le calcul, d'un aller simple vers une autre cité des plaines, où les loyers étaient moins élevés, la vie moins chère, où cinquante sept écus donneraient suffisamment de temps pour rebondir un peu. Et recommencer à vivre.
« Guillaume disait toujours que la trêve rendait la nuit plus sûre. Un temps. C'est vrai ?
─ C'est... Toujours cette sempiternelle question. Compliqué. Toujours cette sempiternelle réponse et l'orage après. Il y a moins de morts.
─ Ah ouais ?
─ Peut-être pas ici, mais dans certaines sections, ça fonctionne.
─ Ah ouais. Rire méprisant. Valdo.
─ Ça aide pas, et
─ Et vous, la chef ?
─ Comment ça ? Et les accusations.
─ Les grosses gens de la Ronde. Vous êtes pas censés tenir les bâtards comme lui dans une cage ? Vous servez à quoi, sinon ? »
Clorinde versa un peu de vin dans son verre et rangea à coups de pied la rêveuse dans un placard fermé à clef. Elle pleurerait plus tard.
« À protéger les pécores dans votre genre. Un fouet. Guillaume sortait chaque nuit parce qu'il savait qu'il était là et que ça faisait une différence. Chaque Rondard de cette section, dehors, y va pour faire cette différence entre les chiens et vous autres. Un temps. Il est mort. Pas vous. Faites la différence. »
Parfois, cela fonctionnait, parfois, il fallait en rajouter. Parce qu'après les accusations suivaient l'apitoiement et la mort de toute une famille. La veuve devait rester debout et si cela demandait qu'elle haït quelqu'un, tant pis. La rage était une énergie nécessaire. La rêveuse ne se débattait plus dans le placard. Parce qu'elle avait pleuré avec une autre, elle était morte et sa famille avec. C'était une erreur que la commandant ne referait pas. Elle but son verre d'un trait et se leva.
« Moi, je continuerai à la faire. »
La commandant laissa le soin à Géraldine de claquer la porte derrière elle et se mit à marcher. Elle avait faim. Non seulement parce que la veuve ne lui avait rien proposée à manger mais l'après-midi débutait déjà depuis un moment. Elle avait faim et caressait l'idée de dévorer de l'albinos, dans la douleur. Valdo en personne avait abattu Guillaume. Ajax et Malory étaient des bouchers à l'épée, pas des artistes. L'elfe avait estimé qu'il fallait tuer l'agent et le tuer rapidement. Il avait subi une urgence. Guillaume avait vu quelque chose, su quelque chose. Quoi ?
En entrant sur la rue Bise, elle leva les yeux et aperçu Arnaud qui l'attendait, couvrant une ronde qu'il n'aurait pas dû couvrir. Il sourit en la voyant et se porta à sa hauteur.
« Ça s'est passé comment, M'dame ?
─ Que fais-tu ici ? Un temps. Et oublie un peu le décorum pour l'heure.
─ Je viens aux nouvelles. Je connaissais bien Guillaume et je voulais savoir si...
─ Les gars s'inquiètent des pierres que je vais retourner et des coups que je vais distribuer ?
─ Oui, commandant. Un temps. On est toujours un peu sur les dents quand un de nous tombe. On voudrait pas qu'une tempête se lève, vous comprenez ?
─ Elle ne se lèvera pas. Sourire. Mais nous verrons. Suis-moi, je n'ai pas déjeuné. »
Ils marchèrent. Arnaud essaya plusieurs fois d'entamer une conversation badine mais sa commandant resta de marbre. Elle réfléchissait et ses pieds se mouvaient seuls. Il n'avait pas encore appris à reconnaître les signes, elle doutait qu'il y arrivât à jour. Elle se pencha sur lui intérieurement. Rondard à l'âge de dix-sept ans, disait-il, dix ans de Ronde, dix en tant que sous-officier et lieutenant depuis cinq. Il le resterait encore dix, à peu près, puis on l'enverrait en tant que commandant dans un hôtel tranquille, en campagne, pour sa retraite. Non pas qu'il fût complètement idiot.
Elle sourit. Il avait calculé sa carrière avec rouerie et les commissaires lui avaient joué un tour pendable quand ils l'avaient muté dans cette section à la fin de ses années de sous-officier. Il s'était retrouvé dans l'hôtel, dirigeant des opérations qu'il n'avait jamais approuvées, obligé de composer avec la corruption de l'ensemble de ses camarades. Clorinde savait que cela avait fait partie d'un plan plus grand, dont elle était, sans doute, le dernier point. Il avait réussi, petit à petit, par voie de fait, à imposer, durement, dans le sang, une probité relative dans ses unités puis, une fois lieutenant, à l'hôtel complet.
Il lui avait dit, le matin de sa prise de fonction. Il avait vu passer pas loin de quinze commandants pour cette seule section. Qu'elle fît ce qu'elle voulait, il demeurerait. Clorinde n'était pas peu fière de l'avoir gagné à sa cause en moins d'une semaine. La force du non.
Il était fin et connaissait la rue. Finalement, il ne manquait à Arnaud qu'un peu de charisme et de sens politique. Et une fortune suffisante pour acheter la ville et ses alentours et garder de quoi assurer ses derniers jours au soleil, ajouta la pragmatique. La rêveuse l'étendit pour le compte d'un coup de pied bien placé en respirant l'odeur qui s'échappait d'un comptoir.
« As-tu mangé ?
─ Un sandwich sur le pouce, commandant. Je dirai pas non si vous me demandez de vous accompagner.
─ Prends une table, je passe commande. »
Arnaud s'exécuta et regarda sa chef s'enfoncer dans la claire obscurité du restaurant en se disant que, vingt, dix ans plus tôt, il lui aurait fait du plat avec insistance et, peut-être, l'aurait séduite. Il secoua la tête. Elle était bien plus jeune que lui, plus forte, plus maligne aussi. Elle l'aurait vu venir. Peut-être le voyait-elle ? Il rit et elle s'assit à la table isolée, contre un mur, et qui dominait la rue et son brouhaha.
« Bon. De retour à l'hôtel, tu monteras avec Lily et nous vérifierons la carte de tous les itinéraires de patrouille. Je veux examiner celle de Guillaume en détail.
─ Commandant, vous savez que ça va pas plaire.
─ Oui. C'est pour ça que c'est Lily et toi qui allez m'aider. Vous êtes suffisamment discrets pour poser les bonnes questions sans vous faire voir. Et la rue vous craint.
─ Ça nous aidera pas si Valdo ou les gros tas nous tombent dessus, Madame.
─ Et ça n'arrivera pas. Un sourcil levé. Valdo ne fera pas tuer d'autre agent tant que nous ne le menacerons pas directement.
─ Ah. Un temps. Pourquoi ? Même s'il semble préparer quelque chose, et je dis bien semble, pourquoi il prendrait pas la peine de nous exterminer si on le gêne rien qu'un peu ?
─ Parce que nous ne comptons pas, Arnaud. Voilà tout. Pour Valdo, nous sommes quantité négligeable. Et c'est un malheureux hasard qui a mené à la mort de Guillaume.
─ Avec tout le respect que je vous dois, Madame, appelez encore une fois la mort d'un des nôtres un malheureux hasard et je vous tue.
─ Tu saisis l'idée. Une pause. Tant que nous ne serons pas sur le point de faire obstacle à ses plans, Valdo ne nous fera rien, parce qu'il aura les yeux ailleurs. Voilà pourquoi Lily, toi et moi devront agir avec la plus grande discrétion. Me suis-tu ?
─ Ai-je le choix ?
─ Oui. Un temps. Et si tu dis non, c'est moi qui te tue.
─ Alors je vous suis. Un rire.
─ N'en parle à personne. À partir de la carte, nous retracerons la ronde que couvrait Guillaume et nous aviserons. Un serveur, adolescent boutonneux, avec les plats. Nous en rediscuterons à l'hôtel. Bon appétit. »
Ils se mirent à manger dans le silence des chasseurs.
Celimbrimbor | 11/05/25 17:53
« Ça t'arrive de rater des trucs, à toi ?
─ Tais-toi. Mais vraiment, tais-toi.
─ Pardon. Pardon, la suite est pour moi. »
B.V.
La pièce sentait le cèdre et la cire. Un employé la nettoyait une fois par semaine, sans faute. Cela lui prenait presque une matinée entière. Il fallait d'abord s'occuper des tentures, des tapis et des tableaux, les battre, les dépoussiérer délicatement. Ensuite, c'était au tour des meubles, des étagères, des bibliothèques, avec tous les bibelots dessus, qu'il fallait nettoyer. Seulement après il pouvait balayer et cirer le parquet. Une heure de temps complète rien que cela. Et quand il avait enfin fini, il ouvrait les fenêtres en grand pour laisser entrer l'air de la fin de la nuit et dissiper un peu celle des produits d'entretien et, le matin, tôt, quand Anisina entrait dans son bureau, elle respirait l'odeur de cèdre et de cire à lustrer. Une tasse de café l'attendait à main droite, les dossiers du jour au-dessous, son fauteuil n'avait pas bougé depuis la veille tard dans la nuit. Elle s'arrêtait toujours à la porte, tenant les deux battants à bout de bras, la tête dépassant légèrement le chambranle, les yeux clos, pour inspirer un instant les bois et le sucre et l'amertume et la fraîcheur et les odeurs éparses et minuscules de la ville, poissons, viandes, volailles, voleurs, rêveurs, passants, rondards, charrettes, huile, épices, danseuses, prostituées, travailleurs, monnaies, argent, savoirs, enfants, parents, étudiants, tenanciers, clientes, elle volait par-dessus les toits et les rues et les avenues et les circulaires et les chemins et les maisons et les palais et les temples et l'université et l'horloge et cette inspiration lui donnait plus d'informations sur sa cité que ne le feraient les différents rapports qu'elle écouterait ou lirait au cours de la journée. Elle tenait, dans ce rituel, le pouls de sa ville, sa tension et sa santé et savait comment y remédier dans son intérêt ou le sien propre. Elle n'ouvrait pas les yeux tout de suite, s'avançant dans la pièce de mémoire, retournant un peu plus sur terre à chaque pas pour, lorsqu'elle tendait la main pour saisir sa tasse brûlante encore, être totalement là, disponible et prête. Elle s'asseyait, buvait une gorgée, activait sa boîte à musique, inspirait à nouveau en se glissant dans le rythme ─ sa journée commençait.
Beaucoup de gens auraient tué pour obtenir sa place, les mêmes qui la conspuaient à longueur de journée parce qu'elle ne prenait pas les décisions qui leur plaisaient. Et pas seulement ceux de la rue, mais aussi des femmes et des hommes dans des bureaux presque semblables au sien. Elle s'était essayée, par acquis de conscience, à déléguer son travail à une personne prise au hasard dans les plus brillants étudiants de G.U.P. Un jeune garçon d'une bonne vingtaine d'années, économiste scrupuleux et habile à louvoyer socialement, dont tous les professeurs lui avaient chanté les louanges à force de mélioratifs divers. Alors elle l'avait installé sur son fauteuil, à son bureau, après une semaine d'observation, pour qu'il s'imprégnât de tout ce qu'il aurait à faire. Il avait écouté avec une diligence aussi polie que feinte, un léger sourire prédateur aux lèvres, avant de prendre possession du poste le plus désiré de la métropole des plaines. Il s'était vaillamment battu, elle devait au moins lui rendre cette qualité. Goring avait mesuré l'ampleur de la tâche et s'y était attelé sérieusement. Les deux premières nuits, il n'avait pas dormi pour réussir à tout traiter et était allé se coucher le troisième jour devant le sourcil levé et réprobateur d'Anisina. Par pure bonté d'âme, elle s'était occupée du retard s'accumulant pendant son sommeil et, une fois réveillé, il s'était remis au travail, reconnaissant.
Anisina n'aurait jamais songé que voir un jeune homme se noyer l'aurait autant amusée et pourtant. Chaque instant, il commettait des erreurs que dans ses jeunes années elle avait évitées sans y penser. Chaque jour il s'enfonçait un peu plus dans le retard. Le plus amusant avait été, finalement, de lui rendre, corrigés, des dossiers sur lesquels il avait passé des heures. Il avait finalement craqué sous la pression. Non tant celle de la charge de travail, lui avait-il expliqué ensuite, mais des responsabilités. Qu'une simple signature pût décider du sort d'un quartier entier le dévorait de remords. Elle avait souri, égale, l'avait renvoyé à ses cours avec une lettre de recommandation laudative et s'était résignée. Lorsqu'elle estimerait ne plus pouvoir tenir le front, il faudrait qu'elle désignât quelque peigne-cul sorti du troupeau d'héritiers imbéciles et grossiers qui vasouillait à G.U.P.
Quand elle les voyait boire jusqu'à la maladie dans les divers événements mondains, elle regrettait plus amèrement encore son fils. Aurait-il vécu qu'il leur aurait montré, à ses paltoquets, ce qu'était un Nosra. Ils auraient compris combien ils n'étaient pas au niveau et qu'il leur faudrait arracher de haute lutte quelque poste que ce soit, surtout celui-ci. Et cette petite imbécile d'Asquith qui s'était engagée dans la Ronde plutôt que
Bah. Elle aussi avait voulu changer le monde. Elle avait longtemps cru qu'en s'asseyant à ce fauteuil elle y arriverait. Que le simple fait de se retrouver à ce niveau, à cette position, la transformerait en capitaine forcenée manœuvrant les événements à son gré pour amener un vaisseau gigantesque dans un port idéal. Elle s'était vue détournant et fabriquant les faits jour après jour, surmontant pareil obstacles et lames de fond. Anisina sourit en pivotant pour tourner le dos au bureau. La réalité l'avait vite rattrapée. Le temps, l'inertie de la masse de temps qui poussait le présent avait brisé toutes ses velléités. Impossible d'attaquer tout cela de front, il faudrait procéder autrement. La leçon avait été dure, la résignation première presque impossible à surmonter, mais un Nosra devait toujours faire front. Elle s'était relevée.
Un Nosra devait toujours, n'est-ce pas, Lucas ? Et ainsi le fronton et le bureau. Le symbole, toujours. Il fallait que le petit peuple vît pour se souvenir. Pour n'oublier jamais la différence entre les gens de peu et les Nosra. Qu'il gardât bien en tête que ce fut un Nosra qui se releva le premier. Que ce fut encore un Nosra qui avait fait front face aux bandes, face aux familles, face à la glèbe, face à tous les moins que rien qui se mangeaient entre eux et tuaient la cité pour être plus gros que le rat d'à côté. Chaque habitant un peu informé de la ville savait que derrière le fronton du palais se trouvait le cerveau économique de Prastro. Anisina sourit doucement. Et tous savaient également que ce cerveau ne voyait rien précisément à cause de la gigantesque pierre de taille qui lui bouchait la vue. C'était une plaisanterie régulière aux bureaux des échanges du sous-sol, aux comptoirs du rez-de-chaussée et à tous les étages. La plupart des employés avaient la politesse de ne pas la faire devant elle.
Nathan seul l'avait osée devant elle. Il faudrait qu'elle le remplaçât au plus vite. Grégory était un gentil garçon mais il lui transmettait n'importe quoi et y laissait traîner des erreurs ridicules. Peut-être retrouverait-elle un secrétaire particulier de la même trempe ? Le laisser partir avait été une décision désagréable mais nécessaire. Il régnait à présent sur le consortium public des agglomérations côtières. Dans trois ou quatre ans elle lancerait quelques escarmouches contre lui pour le jauger un peu. S'il n'avait pas pris les devants. Cela serait à surveiller de près. Prastro ne pouvait se permettre de perdre ses intérêts côtiers, ne serait-ce que pour subsister.
Anisina ouvrit la porte vitrée et passa sur la terrasse. Il faisait chaud dans l'après midi et le soleil rudoyait les sens, ce qui n'était pas pour lui déplaire. Comme il aurait été bon de s'étendre sur un des transats et de faire monter un thé glacé pour attendre le soir. Les dossiers sur le bureau pouvaient attendre un peu, sans doute. De toute façon, la plupart était des candidatures pour remplacer Grégory. Quelques gamins pas trop idiots avaient suivi la trajectoire de Nathan et en avaient pris de la graine. Peut-être y avait-il un espoir de trouver quelque chose d'intéressant parmi ces clones. Elle soupira en rentrant. Le calendrier devenait pressant et Grégory ne lui tiendrait pas beaucoup plus. Le bal des d'Asquith ouvrait la saison dans trois jours, puis le bal de l'Université deux jours après, puis deux jours encore et celui de la municipalité et, enfin, deux jours après, le bal des Nosra qui clôturait l'ouverture. Toutes les intrigues seraient nouées et, pour partie, jouées.
Elle sentit un soupçon d'excitation gagner son dos. Cette année n'était pas gagnée d'avance, pour une fois. Bothan, son maître espion, l'abreuvait de dépêches précises sur l'agitation de l'association sans pouvoir rien dire de précis à moins d'empiler les cadavres. La municipalité tramait quelque chose et ni Agathe ni elle ne savait quoi. L'Université restait discrète et prétendait être l'arbitre. Ce qui était crédible tant que personne ne voyait ses griffes. Il faudrait jouer serré pour survivre. Anisina se sentait déjà rajeunir en s'asseyant dans son fauteuil et en reprenant les dossiers. Elle tendait la main vers sa boîte à musique quand on frappa à la porte.
« Entrez, Grégory. Un temps. Que se passe-t-il ?
─ Une jeune fille attend dans le salon bibliothèque depuis une heure, Madame.
─ D'une des familles ?
─ Non, Madame, du tout. Un soupir, peu amène.
─ Alors comment a-t-elle réussi à monter jusqu'à cet étage, Grégory ?
─ Elle avait ceci, Madame ? Un regard.
─ Depuis une heure ? Un assentiment. Sans bouger ? Un autre, un temps. Faites-la entrer. Vous lui proposerez un thé quand elle ressortira. »
Grégory s'éclipsa, Anisina referma sa boîte à musique, rangea vaguement ses dossiers et reporta son attention sur le petit papier. Elle n'en avait pas vu de semblable depuis un peu moins de seize ans. Un certain Jason Bennet, un gamin haut comme trois pommes aux cheveux bruns et au sourire faux. Le double battant de la porte s'ouvrit et une grande jeune fille, le pied léger, entra. Son port indiquait la campagne, comme sa peau hâlée et quelques tâches de soleil ici ou là. Elle était belle. Ses lourdes boucles brunes tombaient délicatement autour de ses épaules et la nimbaient sans avoir l'air de le faire. Elle connaissait des coiffeurs qui auraient tué pour réussir ce tour de force et cette petite femme le faisait naturellement. Son attitude montrait qu'elle ignorait à demi où elle se trouvait, ses yeux prouvaient qu'elle apprenait vite. Elle lui plaisait déjà.
« Asseyez-vous, mademoiselle Ciòran Corvadt. Un sourire timide. Je ne vous attendais pas. Disparu. Mon temps est précieux, aussi ne le perdrons-nous pas. Qui suis-je ?
─ La dirigeante de ce palais, je suppose. Une Nosra, selon toute vraisemblance. Un clignement d'yeux. Je n'ai pas trouvé votre prénom et je ne connais pas l'arbre généalogique de votre famille.
─ Anisina Nosra, jeune fille, pour le reste, vous avez vu juste. Un sourire, de sa part. Et pour vous, qui suis-je ? Un temps. Et le corollaire, évidemment : qui serez-vous pour moi ?
─ Vous êtes mon portefeuille. Un assentiment. C'est vous, votre famille ou votre empire, qui allez payer ma scolarité, mon logement, ce qu'Ethiel a appelé mon argent de poche. Tout ce que cette bourse va m'obtenir, je vous le dois. Une pause. Donc j'imagine que je serai, pour vous, une sorte d'investissement ? Quelque chose dans ce genre, censé vous rapporter des bénéfices quelconque à la fin de mes études, par un contrat tacite que nous scellons en ce moment ?
─ Première remarque : ce que vous obtenez, vous ne le devez qu'à vous. Ce n'est pas moi qui vous ai attribué cette bourse, ni Ethiel. Vous l'avez arrachée à quelqu'un qui vous en a jugé digne. Seconde remarque : vous serez un divertissement pour moi, et nulle autre raison ne motive votre venue ici. G.U.P. n'est pas donnée, certes, mais pour mon empire, c'est une goutte d'eau.
─ Un divertissement, madame ?
─ Appelez-moi Anisina. Un temps. Et votre premier devoir pour notre prochaine rencontre hebdomadaire sera de m'expliquer pourquoi vous m'êtes un divertissement. Même heure, même jour, bien entendu. Vous me trouverez.
─ Très bien. Un léger sourire et de belles dents. À la semaine prochaine, donc.
─ Effectivement. Au revoir, Amandine. »
Anisina fit mine de se replonger dans ses dossiers en ouvrant une boîte d'aspect étrange, sans vraiment plus la regarder. Amandine referma la porte derrière elle et expira un long souffle, peu soucieuse du secrétaire. Elle mit un temps à reprendre ses esprits. Tels étaient les gens qu'elle allait côtoyer à présent ? Grégory toussa pour attirer son attention.
« Un thé vous attend dans le salon bibliothèque, Mademoiselle. Si vous voulez bien vous y rendre. »
Elle se remit en marche, passa la petite porte de l'antichambre et arriva dans la pièce principale de l'étage et, de nouveau, s'arrêta. L'endroit l'avait surprise tout à l'heure mais l'anxiété de la rencontre à venir l'avait empêché de comprendre à quel point elle était exceptionnelle. Ce n'était qu'étagères lourdes ou légères, en bois ou en pierre, en lianes même parfois, de toute couleur et de tout aspect, dispersées sans ordre sous l'immense verrière qui occupait le plafond. Le jour tombait en masse sur les tapis, les coussins, les sofas, fauteuils et canapés, inondant tout sans merci. Sans y prendre garde, Amandine se mit à avancer et se laissa tomber dans un épais pouf à côté duquel traînait une desserte de thé et de petits gâteaux. Anisina n'avait rien de l'amusement blasé et taquin d'Ethiel. Elle était plus sèche, d'une certaine façon, plus décisive ; plus coupante.
Parce qu'elle était plus jeune ? Parce qu'elle devait mourir ? Elle n'avait pas vu ce que l'elfe avait pu vivre et elle possédait une urgence que lui n'aurait jamais. Et tous les deux étaient également terrifiant, à leur manière propre, et il faudrait qu'elle les revît. Elle but une gorgée de thé. L'année ne serait pas de tout repos. Surtout si elle devait passer une partie de son temps à traquer Anisina pour leurs réunions. Amandine sourit. Il faudrait qu'elle soit assez fine pour savoir quand la Nosra déciderait de ne pas la voir. Et avec le temps, peut-être réussir à l'amener à être où elle voulait. Elle secoua la tête. Plus tard. Elle tourna le regard à droite puis à gauche. Personne. Et Grégory ne lui avait pas dit de s'en aller. Elle sourit de nouveau et reprit le livre qu'elle avait abandonné là tout à l'heure, il n'avait pas bougé. Ces années ne seraient pas de tout repos mais promettaient d'être excitantes comme jamais.
Elle l'ouvrit à sa page et se remit à lire. Le soleil déclinerait bien assez tôt pour lui signifier de partir et il ne faudrait surtout pas gâcher les biscuits qu'on lui avait fourni. Et puis il faisait bon ici. Amandine reposa sa tasse de thé et oublia tout en rougissant un peu. Madame Iliaster ne plaisantait pas quand elle parlait de la légèreté des romans courtois.
Celimbrimbor | 21/05/25 17:23
« J'avais la tête ailleurs à l'époque.
─ Tu trucidais du dieu en défense de la veuve et l'orphelin ?
─ Je pleurais mon peuple et ma cité. »
Ba. Ers.
Combien de temps depuis qu'il avait mis les pieds ici ? Il s'adossa au mur du bâtiment et alluma sa cigarette. Les couleurs avaient changé, pas le reste. L'odeur, surtout, était la même, un mélange poisseux de peur et de misère humaine. L'étouffement du soir n'aidait en rien et il aspira profondément son poison, jusqu'à noyer ses poumons dans le parfum bleuté. Tellement de souvenirs flottaient dans les Pourtours qu'il préférait ne pas s'y abandonner et mettre le feu à la zone. Sandra n'apprécierait pas et, tout pisse-froid qu'elle fût, elle ne méritait pas un tel traitement. Mais quelle idée idiote de lui imposer un garant. Les bisbilles politiques de l'association commençaient à l'agacer très sérieusement. Bah. Elle ne voulait rien d'autre que protéger sa section. Il leva le regard. Pour ce qu'il y avait à protéger. Quand Alwena l'avait sorti de sa zone, entre Froissier et Souest, elle était moins pathétique que ce qu'il avait traversé pour arriver à ce mur. Sandra n'avait aucune excuse. Il n'était qu'un gosse de quinze ans à l'époque et il avait fait mieux qu'elle. Il sourit. Unifier une petite portion des Pourtours lui avait pris trois ans, qu'Alwena avec surveillés à distance pour vérifier qu'il grandît dans le bon sens. Puis elle l'avait piégé, attrapé par le col, flanqué aux chasses poches de sa section et ainsi, grâce à elle, s'était terminée l'histoire croisée des Pourtours et de Balafre qui ne l'était pas encore et jusqu'à ce jour rien n'avait présagé qu'un nouveau chapitre s'écrirait. Peu avaient eu cette chance ; les Pourtours formaient un tourbillon dont il était difficile de s'extraire seul. Balafre laissa échapper un soupir. Elle gérait sa section à la façon des nouveaux pairs de l'association : n'importe comment. Personne n'assurait ni surveillance ni ordre, aucun de ses hommes n'était visible nulle part. Il fronça les sourcils. L'état des quelques magasins qu'il avait dépassés en marchant tout à l'heure trahissait les visites nocturnes pour récupérer les impôts de protection varié. Balafre écrasa sa cigarette sur le sol. Le ruisseau débordait d'ordures et il n'y avait pas l'ombre d'un homme de la Ronde alentour. Il évoquerait ce léger souci lors de la prochaine assemblée. Il n'était pas normal qu'une jeune parvenue détruisît tout ce qu'Ernest avait construit à la suite d'Alderyn.
« Z'avez pas une clope, m'sieur ? »
Balafre releva les yeux et évalua leurs chances. Celui-ci devait cacher une matraque dans sa manche, l'autre là-bas dissimulait mal son coup-de-poing et celui-là traînait un couteau dans son gilet. Maigres. Ils n'appartenaient pas à Sandra, vu comment ils guettaient partout, anxieux. Une boule de rage se formait au creux de son estomac alors qu'il s'imaginait les laisser là, étendus pour le compte. Ils n'étaient pas responsables. Cela ne servirait à rien. Il sourit doucement, notant qu'ils s'étaient rapprochés un peu plus.
« Alors ? Une clope ou pas ?
─ Bien sûr, bien sûr. Une pause. Voici. On voit encore le sceau du vieux Tobby, intact sur la blague, elle est toute neuve. Vous en tirerez un bon prix n'importe où. Un temps, incertain. Tirez-vous. Prenez ça et tirez-vous. Le peu de piécettes que j'ai sur moi vaut pas la branlée que je vais vous foutre. Un sifflement. Tirez-vous. »
Le premier gamin hésita. Pas aussi imperturbables que l'autre, ses deux comparses reculèrent. Ils n'avaient pas cette rage dans les yeux qui les rendrait dangereux, loin sans fallait. Une blague de ce tabac se vendait près de deux écus, ce qui les nourrirait au moins trois jours. Balafre jaugea son interlocuteur alors qu'il effectuait lentement tous ces calculs. Un vieux contre trois jeunes, ça passait, non ? En même temps, qui serait assez crétin pour se balader dans les Pourtours la bourse pleine ? Puis le vieux avait pas l'air net. Balafre sourit encore. Le petit suivait la bonne pente et réaliserait très vite que risquer ses dents contre une récompense indéfinie n'était pas une bonne idée. Il déplia les bras et joua un peu des doigts. Tous les trois reculèrent d'un pas, se regardèrent et tournèrent les talons. Une bonne bagarre d'évitée. Il tira son étui à cigarettes. Plus que cinq. Une grimace alors qu'il en allumait une quand même. Un étui plein l'attendait à son bureau et il avait besoin de se calmer. Du racket libre, en pleine rue, avant le soir, dans une section censément contrôlée par l'association. La plaisanterie lui laissait un goût amer que la cigarette chassait péniblement. Son sourire acheva de s'effacer. Ça aussi, il le mettrait sur le compte de Sandra.
De quel droit bafouait-elle ainsi la trêve ? Son rôle de chef de section était de veiller sur les siens, sur son territoire et ceux qui le peuplaient. Tel était le dessein de la Trêve, pas engraisser un troupeau de porcs confisant dans leur malice. Jonas et Auguste devraient mettre un terme à cela, l'association allait à la catastrophe. Des bandes armées se fédéreraient contre elle dans les quartiers et la guerre civile reprendrait de plus belle. Alwena lui avait assez raconté les histoires de cette époque pour qu'il ne désirât pas la voir revenir. Elle serait houleuse, cette prochaine assemblée. Balafre cracha son mégot quand l'horloge de l'université claqua les huit heures au loin. Il grogna. Ce foutu garant avait plus d'une heure de retard et Balafre n'était pas disposé à attendre plus. L'autre n'aurait qu'à le retrouver dans l'appartement de Gérôme.
Il se décolla du mur et approcha de la porte de l'immeuble qui s'ouvrit lorsqu'il la poussa. Les habitations des Pourtours ne possédaient pas de cour privée, seulement un escalier à l'avenant et un mur aveugle, quand la muraille elle-même ne remplissait pas cet office. Il grimpa les marches rapidement et s'arrêta au quatrième étage. Jonas lui avait dit à droite. Il sortit la clef de sa poche, la fit jouer dans la serrure et entra.
L'avantage des appartements des Pourtours était qu'il n'avait pas besoin de les regarder pour les connaître. Exigus, une cloison fine comme son papier à cigarette séparant une pièce à survivre d'un clapier à dormir, un poêle à bois sans évacuation et puis le vide de l'habitant. Celui-ci ne faisait pas exception à la règle, jusque dans la mort prématurée de son ancien occupant. Balafre ferma la porte derrière lui et s'accoutuma à la lumière qui passait la fenêtre. Même Valdo s'occupait mieux de ses chasses poches. Il se demanda un instant si Jonas avait su. Sans doute. Cela aurait fait partie de la formation de Gérôme. Survire et se tirer de ce trou à rats. Dommage. Le gamin serait peut-être devenu quelqu'un. Il secoua la tête et se mit à examiner l'endroit. En passant dans la chambre, il eut un fin sourire. Jonas, malgré toutes ses qualités, était un obsessionnel comme un autre et il avait transmis au moins une forme de ses obsessions à son fils : Gérôme faisait son lit à l'ancienne mode. Et donc le pli aurait dû être inversé. Quelqu'un était venu, déjà, et avait pris grand soin de dissimuler toutes ses traces, ce qui tendait à indiquer qu'il n'avait rien trouvé. Il faudrait passer cette information à Sandra, qu'elle postât quelque sicaire en faction dans le coin, dans l'éventualité d'un retour.
Le visiteur avait profité d'une journée presque complète pour fouiller l'appartement et n'avait rien trouvé. Balafre se planta au milieu de la pièce. Ne restait plus qu'à se montrer meilleur que lui. Un matelas, un coffre de chevet, une armoire et une chaise recouverte de tissu. Il les regarderait plus tard, à voir le fil brun qui dépassait du coussin, l'autre les avait déjà ouverts et refermés avec soin. Une telle minutie vainement déployée, il en aurait presque compati. Il se déplaça et écouta le plancher. Les lattes ne grinçaient pas, ce qui détonnait un peu mais l'absence de poussière sur le sol confirmait que son prédécesseur avait déjà eu la même idée. Balafre retourna dans l'autre pièce et la soumit au même examen précis. Chaque recoin, chaque cachette montrait les signes imperceptibles d'une visite précédente. Où qu'il portât son regard, il trouvait une poignée déjà dévissée et remise, un four déjà détaillé. Il grogna. Ces recherches n'étaient pas son fort mais il n'avait personne d'autre sous la main. Il n'allait tout de même pas devoir tout retourner ? Il imaginait déjà son adversaire revenir et rire de bon cœur. Bah. Peut-être le Gamin aurait-il vu, lui. Sans doute que non. De guerre lasse, il se laissa tomber sur le canapé défoncé et puant qui occupait un pan de mur. Ce n'était pas la bonne méthode, Gérôme n'était pas un chasse poche comme les autres, c'était le fils de Jonas. Il avait passé le plus clair de son enfance dans une atmosphère particulière et profité des leçons d'un des plus grands briscards de l'association. Le secrétaire n'aurait jamais rien caché dans du mobilier, il aurait trouvé cela vulgaire et facile. À la vérité, il n'aurait jamais rien caché mais aurait fait confiance à la bêtise commune pour ne rien trouver. Gérôme avait dû être marqué par cette habitude. Pourtant, il n'y avait rien à pleine vue qui pût être intéressant. Et s'il n'avait simplement rien caché ?
Balafre laissa échapper un rire sec. Deux crétins auraient alors perdu leur temps à chercher du vent et le gosse garderait son secret. Tout cela était une perte de temps. Il sortit son briquet et alluma une nouvelle cigarette. Trois. Il joua avec la flamme dans l'obscurité naissante, s'amusant des ombres. Un vulgaire chasse poche la lui ferait ? Nouveau rire. Ce serait une première, et pas des plus agréables. Il s'enfonça dans le sofa en tirant sur sa cigarette et la porte s'ouvrit.
« Je te présente mes excuses pour le retard, Balafre.
─ Ah. Je m'attendais pas à te voir.
─ J'étais pas censé venir. Un temps. Il a fallu convaincre Chaban qu'il avait rien à foutre ici. Un sourire carnassier à la lueur d'une lampe. Il a compris.
─ Entre, alors, j'hésitais à tout brûler.
─ Tu vieillis, Balafre.
─ Ta gueule. Un grésillement rouge dans la pénombre. Viens pas ajouter à mes nerfs, j'suis encore capable de t'étendre.
─ Ouais. On va pas vérifier, d'accord. Une pause. Alors ?
─ Alors un type est passé avant moi, a tout fouillé, a tout rangé. Parti bredouille. Reviendra peut-être. J'ai dans l'idée que Gérôme rirait le dernier s'il le pouvait encore. Et Chaban ?
─ Il s'est porté volontaire pour t'accompagner après qu'Ajax lui a porté un message. Il ramasse ses dents et ses tibias.
─ Valdo est déjà au courant. Un hochement de tête. Bon. Tu vois quelque chose ? »
Monteur posa sa lampe sur la table et se mit à faire le tour de l'appartement, se penchant ici, frappant doucement là, s'arrêtant parfois. Balafre finit sa cigarette et écrasa le mégot sur le sol. Il n'y avait rien et le géant ne changerait pas cet état de fait. Ç'aurait été agréable, évidemment. Monteur prit la lampe et passa dans la chambre tandis que le chef de section ramassait son déchet pour le mettre dans la poubelle à côté du four. Il y lâcha le reste de cigarette au milieu des allumettes brisées et des pelures de citron et retournait vers le canapé.
« Tu devrais venir voir ça.
─ Le mur. Un temps. Le petit salopard.
─ Ouais. Dépêche. »
Monteur l'attendait, lampe levée sur la cloison, un léger sourire aux lèvres. L'odeur du quartier avait masqué celle du jus de citron. Gérôme avait tout simplement consigné ses notes sur la cloison, visibles à la chaleur. Balafre se mit à rire doucement. Sacré gosse, il aurait fait un excellent membre.
Le garant se décala pour que Balafre pût lire plus facilement. C'était bien l'écriture du gosse, il l'avait déjà lue sur le bureau du secrétaire et le chiffre était bien celui de Jonas. C'était la seule chose un peu rassurante.
« Tu déchiffres ?
─ Ouais. Un temps. Ça sent pas bon.
─ Un résumé ?
─ En gros ? Le machin que transportait Gérôme quand on l'a buté, c'était la clef d'Opry.
─ De quoi ?
─ Il l'a volée à un type de la mairie, mais il ne précise pas le nom. Un temps. C'est la merde. Détruit la cloison, là et là. »
Et Valdo qui faisait des siennes dans le même temps. C'était évidemment lié mais jusqu'à quel point ? Balafre ouvrit le poêle à bois et le redémarra péniblement, l'alimentant avec les morceaux de mur que lui passait Monteur. L'autre comprendrait qu'ils avaient trouvé quelque chose mais ne saurait pas quoi. Il y mit aussi les citrons et les allumettes. Avec cette information, ils rattrapaient au moins un coup de leur retard et ce n'était pas du luxe.
« Va falloir prévenir Auguste.
─ Non. Enfin. Non, pas de suite. Un temps. Il en reste ?
─ Non, y a plus rien d'écrit. Pourquoi ?
─ Valdo.
─ Putain. J'ai jamais aimé la politique. Une tête penchée. Tu penses pas Auguste au-dessus de tout ça ?
─ Ça doit passer par Jonas d'abord. Et on dit rien avant de l'avoir vu.
─ Très bien. Je désapprouve et lui dirai, mais ça tient.
─ Parfait. Le feu mourant derrière la porte fermée. Bon, faut pas traîner. J'ai pas été suivi, mais tu passes pas inaperçu.
─ On trace droit ?
─ Ouais. Direct à l'association. Si un pouilleux nous cherche des crosses, on laisse pisser. Un temps. Si c'est un merdeux de Sandra, on cogne et on passe avant qu'ils posent les questions.
─ On va avoir des ennuis.
─ Je gérerai. C'est bon pour toi ? Un hochement de tête. Alors on décarre. »
Monteur sortit le premier, suivi de Balafre qui referma la porte, donna un tour de clef et descendit les escaliers, laissant derrière lui un appartement miteux avec une cloison défoncée. Il commençait à faire nuit dehors et la chaleur pesait toujours plus. Balafre respira la puanteur. Si personne ne les ralentissait, ils arriveraient avant l'orage. Un sourire prédateur vint flotter sur ses lèvres. La chasse s'annonçait excitante.
Celimbrimbor | 08/06/25 18:12
« Oh. C'était après.
─ Oui. Après le génocide.
─ Merde. Un temps. Merde. Je l'ignorais. »
Ersba.
Il faisait nuit, il y avait des étoiles au ciel, ce fut la première chose qu'il vit et ainsi réalisa-t-il qu'il avait ouvert les yeux. Il n'y avait pas d'autres sources de lumière dans la pièce. Les souvenirs lui revenaient sans ordre sous le scintillement sonore. Il bougea un de ses orteils sous le drap, puis un autre, et finalement les pieds et les jambes. Un soupire de contentement lui échappa. Il avait mal au-delà de toute mesure mais il bougeait. Et s'il bougeait, il pouvait courir. Et s'il pouvait courir, il était libre. Il se rappela les gardes. Seulement, pourrait-il encore courir ? Les chemins lui feraient-ils à nouveau défaut ? L'appréhension le fit frissonner et il enfonça la tête un peu plus dans la nuit offerte dehors. Les murs et la fenêtre l'empêchaient d'entendre la musique. Ou peut-être avait-elle disparu elle aussi ? Il fallait qu'il se levât, qu'il courût ! Il fallait qu'il sût, sur l'instant. Ne plus courir, ne plus écouter le chant du monde ? Allongé là, il commençait à reconsidérer sa venue dans la grande ville. Elle l'avait privé de son allant, de sa morgue, lui volerait-elle encore sa course ? Son ouïe et sa vision ? Il gémit. Si seulement il avait vu cette tuile, si seulement il avait attrapé ce rebord, si seulement il avait pu courir. Si seulement il n'avait pas fait le malin.
Voilà, en premier lieu, la faute, et elle était toute sienne. Les gardes se seraient peut-être contentés de l'admonester un peu. Marcher sur les toits ne lui aurait sans doute pas coûté trop cher. Seulement il n'avait pas réfléchi, avait préféré jouer au plus fin. Et ainsi se retrouvait-il là, dans ce lit, dans cette pièce, ignorant.
Étrange, comme il ne voyait pas la lune et sa lumière. Elle devait pourtant être quelque part. Ou alors son inconscience avait duré plus de temps qu'il ne l'imaginait. Il passa une main hors des couvertures et se palpa le menton. Il n'était pas rasé et ses poils de barbe n'étaient pas démesurés. Il devait avoir dormi le plus long d'une journée, deux, tout au plus. Il aurait bien voulu voir la lune. Ne serait-ce que l'apercevoir derrière un nuage ou discerner un écho de son halo d'or. Elle aurait apporté au ciel une touche de réalité qui lui faisait défaut. Il ne savait pas dans quel sens il était tourné et n'arrivait pas à lire les étoiles. Elles lui donnaient l'impression d'une page écrite dans un alphabet connu mais dont toutes les lettres auraient été mises sens dessus-dessous et ordonnées sans logique. La lune lui aurait dit comment, il en aurait sans doute déduit où. Peut-être même aurait-il pu, en lisant la position, entendre la chanson ? Il regrettait la lune. Le chiche clignotement des étoiles ne lui montrait rien dans la pièce. Il voyait à peine ses mains et ne devinait que vaguement le bout du lit. Se lever pour longer les murs était hors de question. Attendre le jour ? Il dormirait avant. Il avait mal. Sourdement. Par vagues continuelles. Il avait mal et soif. Il s'en rendait compte à présent. Sa gorge grattait chaque respiration et sa langue semblait un parchemin, ou quelque chose de ce genre. Il regarda mieux autour de lui, cherchant une porte mal ajustée qui laisserait filtrer un peu de lumière d'un couloir ou d'ailleurs, un broc d'eau, n'importe quoi.
Il ferma les yeux. Le problème n'était pas la ville. Ni la position de la lune dans le ciel, l'absence de lumière dans le couloir, s'il y avait un couloir. Il était la seule source de sa déconvenue. Balafre le lui avait fait comprendre dès le premier jour. Son attitude le desservait. Il jouait hors tempo, dérangeait l'harmonie. Un comble pour un coureur. Il ne fallait plus prendre les choses ou les gens avec tant de hauteur. Ils connaissaient les voies, les us, les habitudes, les raccourcis. Ils jouaient cette musique depuis bien avant lui. Pour ce qu'il en savait, certains mêmes devaient l'avoir dans le sang dès leur naissance. Forcément qu'il détonait : il ne savait rien et prétendait tout connaître. Il calma sa respiration qui s'emballait. Soit. Il n'avait pas le talent suffisant pour passer sans heurt et briller naturellement. Ce n'était pas la façon la plus facile à accepter et il n'était pas certain de vouloir le faire. Mais quoi ? Quel autre choix ? Partir ? Renoncer à la ville et retourner écumer les bourgs de campagne ? Hors de propos. Il fallait grandir et ne pas renier sa liberté. S'enfuir, ce serait claquer une porte tout juste entrouverte. Se laisser décourager ne servait à rien. Il avait mal, il avait soif, son orgueil était blessé mais il était vivant et il marcherait, il en avait la conviction. Alors il faudrait marcher. Se relever et avancer. Ce n'était qu'une chute, pas plus importante que celles qu'il avait subies dans les bois. Il fallait apprendre. Ce n'était plus un désir vague débordé par l'enthousiasme mais un impératif catégorique. Il lui fallait apprendre. Tomber et se relever. Encore. Jusqu'à ce que cette ville où chacun était plus roué que lui fût transformée en un terrain de jeu modelable à son gré. Uniquement alors il partirait, quand il aurait conquis toutes les libertés de Prastro.
Il se racla la gorge en quête d'un semblant de salive à avaler et se redressa sur le lit, dévisageant l'obscurité.
« Hé ho ? Quelqu'un ?
─Ah. Un temps. Vous êtes réveillé, jeune homme. Un grattement, une lueur aveuglante, une lampe à huile. Bonsoir. »
L'homme déposa l'allumette sur la table, se leva de son siège et alluma deux torchères que la lampe dévoilait. Soudain il faisait jour et la pièce n'était plus infinie. Georges cligna des yeux un moment avant de retrouver une vision normale. L'homme s'était rassis, à sa gauche, la main sur un livre posé sur la table. Ses longs cheveux blancs encadraient son visage, lui faisaient une aura. Il ne souriait pas, se contentait de garder le regard sur le garçon, sans sembler le peser ou le juger. Georges ne lisait pas bien le titre de l'ouvrage et ne déchiffrait, à l'envers, que le mot « chevalier ». Il brisa le silence.
« Bonsoir ?
─ Bien, vous n'avez pas oublié vos manières. Un sourire. Comment vous sentez-vous ?
─ J'ai soif. Et j'ai mal au dos.
─ La douleur est résiduelle, elle va s'estomper à mesure que le temps passera, rassurez-vous. Aucun mouvement vers le broc d'eau. Vous remarcherez, si cela vous préoccupe.
─ Oui. Un temps. Je sens mes jambes. Un temps. Pourriez-vous me donner un verre d'eau, s'il vous plaît ?
─ Oh ? Bien sûr, oui. Où avais-je la tête. La terre contre la tasse. Tenez, buvez. »
Georges s'exécuta avidement et l'eau fade cascada dans sa bouche, sa gorge, atterrit dans son estomac et il se sentit revivre Elle était tiède de la journée mais cela n'avait aucune importance. Il sentait sa voix se refaire et respirer ne lui arrachait plus une grimace.
« Bien. Un deuxième verre. Il m'appartient de vous poser quelques questions, jeune homme. À vous de voir si vous souhaitez y répondre ou non, bien sûr. Un sourire las. Prenez votre temps, vous comprenez ? Un hochement de tête. Allons. Qui êtes-vous ? »
Georges reposa le verre et ferma la bouche. Il ne pouvait plus être Georges de Bellezac, ce nom ne signifiait plus rien, encore moins après cette chute. Il se souvint du pied de Balafre sur son dos. Il fallait apprendre ? Il apprendrait.
« Appelez-moi Gamin. Un temps. Où suis-je ?
─ Me direz-vous votre vrai nom ?
─ Je n'en ai pas d'autre.
─ Il vous en faudra bien un, sachez-le. Une pause. Cela viendra en temps et en heure, je suppose. Sauriez-vous répondre à votre question ?
─ Non.
─ Alors je n'y répondrai pas non plus. Un sourire. Pourquoi êtes-vous venu à Prastro, Gamin ?
─ Par hasard. Un sourcil haussé. Non, vraiment. Je n'avais plus rien à faire ailleurs et je suis parti. Mes pas m'ont amené ici, par chance. Sans aucune intention. J'ai Au sortir des bois, j'ai vu la ville, je suis venu. C'est tout.
─ Je vois. Donc cela n'a rien à voir avec un livreur de fleurs retrouvé mort et un avis de recherche lancé à l'encontre d'un certain « Georges de Bellezac » ? Un temps. Ou avec cette jeune fleuriste, tout aussi morte aujourd'hui mais qui a agonisé un long moment ?
─ Je ne comprends pas où vous voulez en venir. Une respiration inchangée. Pensez-vous que
─ Je pense, Gamin, qu'il est important que je vous parle. Les cités, tout éloignées qu'elles sont, communiquent. De façon formelle ou non, elles discutent. Les échanges commerciaux sont grands, ceux d'informations le sont encore plus. Une pause. N'importe qui aurait tort, alors, d'imaginer pouvoir fauter quelque trouble que ce soit dans une ville puis prétendre être innocent dans une autre. Forcément, cela fonctionnerait un moment, le temps que le courrier arrive, tout au plus. Car les gens d'armes savent écrire, malgré ce que la plupart des petits criminels peuvent imaginer. Et lire. Sans ajouter que les gardes à l'entrée des villes sont sélectionnées sur leur mémoire des visages. Supposons un instant, alors, que ce Georges de Bellezac soit entré dans Prastro, que ce serait-il passé ? Il aurait été reconnu aux portes, à cause de sa mise tâchée de sang et aurait alors fait l'objet d'une surveillance légère. Dès qu'on aurait identifié en lui un criminel fuyant Estalia, il aurait été arrêté, sans doute dans le courant de la journée. Le lendemain, il aurait été renvoyé à ses pénates où le jugement l'aurait condamné à mort. Un nouveau sourire. Quel désappointement pour lui s'il pensait s'en tirer, n'est-ce pas ? Un temps. Après, il faut bien saisir ce que les routes, voies et rues ont d'incertain. Le courrier s'égare, parfois par hasard, souvent au gré d'un oubli motivé. Notez bien : un égarement. Ce qui se perd ne l'est pas pour tout le monde et, surtout, peut retrouver son chemin à tout instant. Comprenez-vous toujours ?
─ Oui. Un temps. Même si je ne saisis toujours pas où vous voulez en venir.
─ Oh, bien sûr, je sais. Ce n'était là qu'une petite histoire, à titre d'exemple, mettons. Je suppose néanmoins que si ce Georges possédait deux sous de jugeote, il aurait déjà fait part de tout ceci à celui qui l'aurait recueilli, afin d'éviter les mauvaises surprises. Un temps. Mais vous semblez fatigué, je vous abandonne.
─ Qui êtes-vous ?
─ Ceci aussi, viendra en son temps. Un froissement d'étoffe. À présent, je dois vous laisser. Je vais moucher les appliques à moins, bien sûr, que vous ayez peur du noir. »
Gamin secoua la tête et l'autre plaça un capot sur chacune des flammes. Elles s'étouffèrent en grésillant vivement. L'homme se rapprocha du lit pour récupérer sa lampe et son livre. Il eut un petit salut pour le malade puis dévoila une porte et s'en fut. Dans l'encadrement, la lumière diminua peu à peu jusqu'à n'être plus. La pièce redevint totalement obscure et Gamin attendit que ses yeux s'y habituassent de nouveau.
L'avertissement était sans frais. Il se redressa sur le lit en grimaçant. Et un peu vulgairement asséné aussi. Peu importait. Ils savaient. Il se demanda si Balafre était également au courant. Sans doute. Il aurait été étonnant que le vieil homme au fait de tout ne sût pas cela. Il faudrait se couper les cheveux en sus de changer de vêtements. Puis passer inaperçu pendant un moment, le temps que les esprits se calmassent un peu. Mais lui n'oublierait pas. Il venait de contracter une dette qui s'alourdirait à mesure et au fur du temps et cela ne lui plaisait pas. Son interlocuteur lui avait au moins laissé le choix mais Gamin n'avait pas voulu s'enfuir. Et pour aller où, de surcroît ? Une autre cité, tout aussi informée ? Les forêts ? Il paierait la dette en temps venu en s'assurant que d'aucuns en contractassent envers lui. Son professeur lui avait toujours dit que toute course commençait par un solide ancrage dans le terrain.
La lune fit soudain irruption dans la pièce et son argent liquide fit sourire le coureur. Il voulait courir cette ville, aussi loin qu'il le pouvait, aussi longtemps qu'il le pourrait. Il raconterait tout à Balafre dès qu'il le verrait et attendrait son jugement, en espérant que cela ne l'empêcherait pas de le présenter à un chef de section intéressant. Il se demanda une seconde l'incidence qu'une telle information aurait sur l'opinion de Balafre à son endroit. Sans doute peu. Il lui aurait déjà fait savoir s'il en avait été autrement. Assis ainsi, il avait moins mal. Au lever du jour, il sortirait du lit et marcherait quelle que fut la douleur. Il ne se souvenait plus de la date de l'assemblée mais il la savait proche. Il marcherait et il serait présentable. Il n'avait pas le choix. L'association constituait le seul refuge où faire profil bas. S'en faire exclure l'amènerait directement à la potence d'Estalia. Il aurait dû tuer la fleuriste et se débarrasser des preuves. Il n'avait pas été assez prudent, encore une fois, mais il s'en tirerait, encore une fois. Un léger sourire vint flotter sur son visage vaguement sous la lune. Il était le meilleur coureur de la région, lui avaient-ils dit, le meilleur depuis longtemps. Il suffisait de ne pas faire deux fois les mêmes erreurs.
Il leva les yeux. La lune paissait entre deux tours et des nuages approchaient, lourds. La poignée de la fenêtre était inaccessible. Tant pis. À défaut d'être un bon endroit, la pièce était confortable, au moins. Serrant les dents, il se recoucha, heureux de constater que chaque vague de douleur était plus tolérable que la précédente. Propice ou non, il dormirait là, autant l'accepter. Il contempla le dehors, sans musique. Au mieux, il ferait des cauchemars. Gamin soupira de dépit et ramena le drap sur lui. Il détestait ce genre de nuit au-delà de tout. Enfin. Il fallait faire avec. À contrecœur, il ferma les yeux. La nuit serait terrible.
Celimbrimbor | 19/06/25 10:38
« C'était quelque temps après.
─ Notre temps ?
─ Cent cinquante ans. En gros. »
Muba.
T'inquiète petit on va chercher la paille il leva les yeux de son balais pour voir qui venait de lui parler mais il se trouvait seul dans la pièce ; sans porte dont on lui avait demandé de s'occuper plus tôt c'était amusant d'ailleurs il ne se souvenait plus qui cela ne devait pas vraiment avoir d'importance certainement ; par contre il était sûr qu'il devait nettoyer donc il baissa la tête sur son balais à nouveau et reprit son lent mouvement régulier de droite et de gauche mais n'était-ce pas étrange qu'on lui ait dit de faire ça ici parce que parce que ; l'étonnant du ménage c'était surtout son éternel recommencement inhérent à la poussière la lutte cyclique et sans fin avec les grains les peluches et les saletés en tout genre qui n'avaient jamais vraiment de cesse que dans la disparition ; dernière du balayeur qui au-delà de la reddition changerait de camp pour rejoindre son adversaire et grossir les rangs entropiques qui enflaient constamment sans jamais advenir alors à quoi bon lutter un combat de toute manière perdu d'avance il se dit que peut-être l'absurdité lui seyait bien à lui et aux autres hommes parce qu'ils y trouvaient en dernier ressort comme une routine ; rassurante puis l'appel fut plus fort et il lâcha le manche et sortit par la porte qui venait de s'ouvrir il cligna des yeux et s'agenouilla devant son il faut que la porte tienne roi qui semblait agité et prit garde aux remparts pour la première fois au ; cliquetis de métal contre la pierre chausse ça et bouge petit, la paille, faut protéger la paille qui douchait les murs du château sur lesquels il se mit à marcher l'épée au poing criant des ordres inefficaces et vibrant sous chacun des coups du bélier qui enfonçait la porte il fallait qu'elle tienne on est perdu ; sans elle la paille ne doit pas et encore ce son sourd et violent elle tomberait d'un instant à l'autre et il n'avait pas fini de balayer il serra un peu plus fort son épée à l'instant où ils enfonçaient enfin la porte ; toute son appréhension disparut car il était devant le trésor et savait qu'il ne finirait jamais de faire le ménage que cette routine réconfortante touchait à sa fin tandis que les pas des soldats ennemis emplissaient ses oreilles comme la grêle et quand le premier surgit au détour du couloir il cligna des yeux respira profondément le trésor juste derrière lui la paille coincée cachée aveugle dans son dos et le bélier reprenait ; de plus belle les autres avaient dû réussir à fermer l'enceinte médiane par quelque miracle qu'il ne comprenait pas alors qu'il s'élançait épée au clair sur le premier guerrier qui passait le détour ses réflexes jouaient encore passa sous sa garde et l'abattit d'un coup de taille au cou qui lui donna juste assez d'élan pour ; esquiver la pique d'un second dans lequel il fouailla de pointe y laissant son arme mais en retrouva une dans la main un peu lâche d'un troisième homme il ne les retiendrait ; pas tous même si leurs coups étaient mal assurés et il se demanda quel visage ils pouvait bien avoir sous leur heaume et manqua un coup facile qui le déséquilibra et l'empêcha de réagir à temps le choc de la massue dans son dos lui arracha un grognement de douleur puis voici qu'ils le ramassaient le portaient vers la porte ; il pria pour que son casque fût résistant de nouveau le bélier et la douleur et les flèches qui grêlaient quelque part et la paille la paille la paille la paille ; il faudrait qu'il restât conscient pour voir la paille à la deux à la trois le choc dur sur le bois les dents qui claquent les serrer pour ne pas se couper la langue derrière la paille ils le soulèvent encore une à la trois
« Va ouvrir. »
Pantelant. Les cheveux roux de Tara qui bougeaient un peu. Il reprenait sa respiration. L'orage dehors et le tonnerre avec. Le heurtoir dément qui cognait. Il se redressa. C'était bien sa chambre, il l'avait reconnu à la lueur d'un éclair. Sa chambre. Son souffle reprenait un rythme normal. Et toujours le heurtoir.
« Va ouvrir, j'ai dit. »
Il se calmait laborieusement. Quelle heure était-il ? Trop tôt. Il faisait nuit noire. Trop tard ? La porte tiendrait-elle ? Il avait mal au crâne, horriblement. Tara se retourna vers lui, il sentit son regard. Il gémit doucement et se leva. C'était sa chambre, ses pieds trouvèrent ses chaussons à leur place, sa main se posa sur sa robe de chambre sur la petite chaise sans la chercher. Il maudit l'ivrogne qui frappait ainsi.
« C'est bon. Juste un peu surpris, c'est tout. Une aspiration, lente. J'y vais. »
Le feulement des draps seul lui répondit. Il contourna le lit, évita le tapis et sortit de la pièce de mémoire. Dans le couloir, il s'arrêta pour respirer plus calmement. Des morceaux revenaient et sa tête résonnait sans qu'il se souvînt pourquoi. Son cœur ne battait plus la chamade mais tout comme. Un peu de lumière ? Il prit la lampe de sûreté sur le meuble du couloir et leva la mèche. Il était chez lui. Il était chez eux. Tara ne s'était pas levée. Tout allait bien. Même ce fol sous l'orage ne changerait pas tout ça. Il remonta le corridor vers les pièces à vivre, dépassa le grand et le petit salon, la cuisine, et s'arrêta dans le vestibule. Tout le domestique dormait, il les enviait un peu. Que foutait-il là, une lampe ridicule levée contre l'obscurité, tandis que les enfers se déchaînaient dehors ? Peut-être que c'était ça, après tout, que l'autre recherchait : un abri contre la tempête. Un éclat de lumière roula sur le tonnerre. Pourquoi ici ? Il avisa le gourdin favori de Ronald. Le pâté de maisons n'était pas le plus huppé de la section mais pas le plus immonde non plus. Il posa la lampe sur un des meubles qui passaient par là et affermit sa prise sur la massue. Le bois pesait agréablement dans sa main. Un éclair tonna, pas si loin. On cognait encore sur la porte. Quelque part une muraille tombait.
« C'est bon ! C'est bon, on ouvre ! Le judas. Qui va là ?
─ C'est moi. L'orage. Ouvre. »
L'instant d'après, la porte claquait sous un coup de pied et la silhouette trempée contre le mur de la petite pièce.
« Tu veux nous faire tuer ? Un temps. Putain ! Qu'est-ce tu fous là
─ Du calme, Stépan. Du calme.
─ Du Une respiration, lente, longue. Que fais-tu ici ?
─ Tu le sais très bien. Une pause. Alors lâche-moi, file chercher la médaille et je me tire. »
Stépan trébucha vers l'arrière et contempla son hôte le regard vide. Son coup de gourdin aurait dû l'assommer mais Éric l'esquiva d'une simple fente sur le côté. D'un geste sec, il le désarma puis recula de deux pas.
« Il est temps de payer ta dette. Un temps. C'est tout ce que je te demande, Stépan. Une bouche ouverte. Écoute. J'ai pas été suivi, j'aurais pas été suivi de toute façon parce que j'suis meilleur que la plupart des clampins qui te surveillent encore par méfiance. Mais en plus, j'ai attendu la nuit et ce putain d'orage pour foutre tout le monde dans le vent. T'as vu la drache qui tombe ? Une pause. Il est temps de payer cette dette, Stépan.
─ Avec la médaille, rien que ça. Un rire méprisant. Tu choisis bien ton moment. Un temps. Bordel, tu crois vraiment que je suis pas ce qui se passe ? Que je sais pas que l'association bouge pas mal ? J'suis p'têt parti, Éric, mais j'suis pas con. Un temps. Forcément que ce serait la médaille, qu'est-ce que t'aurais pu réclamer d'autre, dis-moi ? Un sifflement, échappé d'entre les dents. Tu comptes l'utiliser ?
─ J'espère que non. Un soupire. J'espère pouvoir vous la ramener et qu'on oubliera tout ça. Qu'on retournera chacun dans notre coin et qu'on n'entendra plus jamais parler les uns des autres. Ça te va ?
─ Comme si j'avais le choix. Rire. Et si tu t'en sers ? T'attends quoi de nous ?
─ Que vous payiez votre dette. Acéré. On improvisera, j'en sais rien. Du temps, des soins ? On verra. En espérant n'avoir pas à le faire. Une pause. Va la chercher.
─ Putain Un regard évaluateur Pose tes grolles et accroche ton manteau à la patère. De la surprise. Eh quoi ? Tu préfèrerais attendre là et chopper la mort ? Viens. »
Éric esquissa un sourire alors que Stépan se retournait. Il enleva ses chaussures et pendit son pardessus avant de suivre la petite lumière de son hôte. Les choses s'étaient mieux déroulées que ce qu'il avait espéré. La chance. Il était tombé sur lui plutôt que sur Tara. Il entra dans le petit salon au moment où Stépan finissait d'allumer deux appliques pour éclairer l'endroit. L'orage frappait moins, ici.
« T'as qu'à t'asseoir le temps que j'aille récupérer l'amulette. Un temps. T'es vraiment sûr que personne t'a vu ?
─ Il pleut, on y voit pas à trois mètres. Personne m'a vu. Le craquement de la foudre, le cuir du fauteuil. Va. J'attends. »
Stépan disparut dans la pénombre du couloir. Éric posa les mains sur les genoux. C'était un coup hasardeux mais fallait assurer ses arrières. Valdo ne plaisantait pas avec les intrus sur son territoire. Le portrait en pied de Tara le considérait d'un œil amusé, un léger sourire ironique sur les lèvres. Elle était belle. Stépan avait eu de la chance, d'une certaine manière. Il secoua la tête. Qu'il n'ait pas à s'en servir, que leur histoire s'arrêtât là. Il ne pouvait pas leur demander plus que ça. Ils ne lui devaient pas plus. Il sourit. De toute façon, il n'avait pas vraiment le choix, lui non plus. Stépan revenait, Éric entendit les pas avant de voir le halo jaunâtre de la lampe. Il se leva, il ne fallait pas s'attarder. L'orage durerait jusqu'au matin, autant en profiter. Stépan posa une boîte sur la table basse et leva les yeux vers Éric.
« La voilà. Un temps. Tu comptes faire quoi ?
─ Moins t'en sais, mieux ça vaut. Prendre la boîte. Pour vous deux.
─ J'ai le droit de savoir. Tu me le dois.
─ Et j'ai le devoir de te protéger. Un temps. Ces gens n'oublieront jamais. Ni toi, ni Tara, ni la médaille. Rien. Ces gens n'oublient pas. Alors frère ou pas frère, t'en sauras pas plus. »
Stépan regarda Éric se lever. Il hésita un instant à le cueillir d'un coup de poing au menton mais il savait qu'il n'y arriverait jamais. Il avait toujours été plus lent, moins agile. Il n'avait jamais eu la même urgence. Alors il se contenta de lui emboîter le pas dans le corridor vers la porte sans dire un mot. Il le regarda remettre ses bottes, retirer son manteau de la patère, l'enfiler et ouvrir la porte. Il pleuvait encore, le vent hurlait et le porche offrait une protection sans intérêt, le visage d'Éric fut trempé en un instant. Il se retourna en ajustant sa capuche et ils se retrouvèrent face à face. Stépan tenait le battant dans la main.
« Je vais pas m'attarder. L'orage.
─ Ouais. Un temps. Ouais. Tu. La voix qui trébuche. Tu la ramèneras quand t'auras fini.
─ Sans faute. Le tonnerre. Allez. À la prochaine. »
Stépan ferma la porte. Éric demeura un moment sur le seuil puis tourna les talons. Il n'y voyait vraiment pas à deux mètres, avec cette pluie, et cela le fit sourire. Tant mieux. On ne le verrait pas sortir. Il fit quelques pas et profita d'un candélabre sans lumière pour se hisser à la hauteur des premiers balcons de la rue. De là, il grimpa prudemment sur les rebords des fenêtres et les fissures des pierres et se retrouva sur les toits. La peur n'était pas une bonne commandante : les guetteurs de Valdo n'étaient pas là. Jamais Jeanne n'aurait quitté son poste à cause d'une petite pluie. Il fit tout de même le tour de chacune des petites alcôves et cachettes qui pouvaient héberger un œil indiscret et s'assura, comme à son arrivée, de n'y trouver personne. Cela fait, il se laissa glisser de l'autre côté des toits, dans la rue Pâlisse et passa sous une arche qui débouchait sur l'avenue Chagne. Plus qu'à remonter les trois quarts de la ville pour arriver sur la circulaire 'Bsen. Il hésita un instant à simplement descendre un peu et prendre la circulaire jusqu'à l'hôtel qu'il visait mais les hommes de Valdo ne seraient pas aussi négligeants là-bas. Il se mit en chemin.
Stépan avait su choisir où demeurer. Chagne était en droite ligne de l'université, c'était la seule avenue qui ne traversât pas la cité de part en part. De sorte que les marchands l'avaient toujours évitée, elle ne fournissait qu'une moitié de chalands par rapport aux autres. Très vite alors les habitants un peu fortunés de Prastro s'y étaient installés, dans des résidences plus ou moins huppées. Éric ricana en dépassant la tour Grise, plaisanterie vacharde du petit peuple, tellement elle branlait sous le vent. L'architecture avait fait des progrès depuis, fort heureusement. Il y avait un pari en cours, à l'association, sur la date où elle s'écroulerait. Il continua d'avancer et pressa le pas.
Les murs de l'université se dressèrent bientôt et il huma l'air pour vérifier que l'orage ne s'arrêterait pas tout de suite. Il fallait se hâter, ce qu'il fit, et tourna dans l'avenue Mostrare presque en courant. Il avait peur, tout de même. Sinon il n'aurait pas mis l'amulette si tôt. Sinon il n'aurait pas couru autant. Espionner un autre territoire était de bonne guerre et, généralement, bon enfant. Valdo cependant concevait les choses d'un autre œil. Entrer chez lui sans y être invité débouchait souvent sur des sévices définitif. Éric ralentit et sortit d'une de ses poches une petite bouteille d'alcool. Il la déboucha et en versa une quantité généreuse sur son manteau, sa chemise et autour de son cou. La pluie en chasserait une partie mais cela serait suffisant. Il laissa son pardessus ouvert et se débrailla encore plus. Il fallait qu'il soit crédible.
Il respira à fond et se mit à brailler une chanson paillarde à pleins poumons. Il rendit sa démarche plus que chancelante et, une ou deux fois avant d'entrer dans 'Bsen, il trébucha dans des flaques. La dernière partie du trajet fut longue et il se demandait à tout instant si quelqu'un allait l'aborder pour lui faire demi-tour, mais il devait faire un ivrogne convaincant. Ce fut néanmoins avec un grand soulagement qu'il commença à frapper sur la grande porte de l'hôtel particulier.
« Ouvrez ! Ouvrez ! Ouvrez ! Un rôt, une gerbe, l'orage. J'suis bourré et j'veux m'engager ! »
Jarx le Vieux Loup de Mer | 24/06/25 21:29
Celimbrimbor | 02/07/25 10:23
« Tu sais, on t'en a jamais voulu.
─ Vous peut-être.
─ Ouais. Ouais. Faudra que t'acceptes, un jour. »
Mabu.
Quand elle se réveilla il pleuvait. Elle ouvrit les yeux. Le monde l'envahit. La lumière faible du jour voilé derrière les volets. Les sons du vent et du bois et de la pierre. Les odeurs de poussière et d'humidité. Elle exhala. Voilà ; elle ne dormait plus. Il fallait se lever. Elle inspira. Un instant d'hésitation. Rester au lit ? Lire dans la demi-pénombre ? Envier encore ces personnages qui, décrivaient-ils partout, émergeaient des brumes d'un rêve comme d'un bain chaud cotonneux ? Elle repoussa les draps d'un bras, balança les jambes vers le sol, suspendit son geste. Et pourtant, ce serait bien. Les titres étaient aguicheurs. Elle n'aurait pas le temps d'en lire un. Ses pieds touchèrent le plancher. Les lames craquèrent un peu comme elle se dirigeait vers la fenêtre pour l'ouvrir. L'eau dévalait du ciel, glissait sur les bâtiments et semblait y coller. Elle leur faisait une épaisse carapace poisseuse qui brillait, maladive, sous les nuages. Par endroit, une aspérité la divertissait de son trajet et un nouveau lieu rejoignait la tapisserie qui tombait des cieux. Les caniveaux qui couraient le long du petit parc en face dégorgeaient sur le parvis, le circuit souterrain devait avoir atteint ses limites. Les évacuations correspondaient-elles avec les égouts de la ville ? Il serait curieux de voir ce petit lac se couvrir d'ordures diverses. Déjà y surnageaient les poussières et les gravats ravalés des immeubles qui le cernait. Ils flottaient, paissaient sans but, se heurtaient et parfois se noyaient. La journée promettait d'être ravissante. Elle se prit à penser aux angoisses qui saisissaient tout le village les jours de pluie, les espérant avant les récoltes ou après, après les grandes fêtes de l'été. Les visages des gens de ces heures-là étaient toujours un peu tendus. Comme s'ils subissaient les questions d'un trouble profond. Il le fallait bien, avec leur vie rythmée par les intempéries. Elle se souvenait encore d'une saison où la pluie était venue trop tôt. Les récoltes n'avaient pas été sauvées et le village n'avait tenu bon que grâce à la solidarité des alentours. Il avait fallu mettre les bouchées doubles dès après, pour remonter la pente et malgré tout, certains n'avait pas atteint le sommet. Jérémy lui avait fait calculer, en guise d'exercice, le différentiel de mortalité globale, puis par tranche d'âge, puis par couche sociale. Et puis, par jeu, il lui avait tout fait recouper. Seulement alors avait-elle réalisé la chance qu'elle avait eue. Il aimait bien les chiffres, Jérémy, même s'il aimait les gens. Il pensait possible de tout rationnaliser sous des nombres. L'existence entière de chacune des personnes du village, des plaines, du plateau, du monde entier. Alors, espérait-il, on trouverait des solutions aux problèmes majeurs. Et quand ceux-ci seraient réglé, on s'attaquerait aux autres, petit à petit, pas après pas. Et pourquoi pas une paix universelle ? Amandine partageait son rêve mais seulement pour la paix. Les chiffres ne lui plaisaient pas. Ils ne rendaient pas tout. Pire, ils dissimulaient. Sous ce signe, sous ce quarante-trois, il y avait Jacqueline et son mari, il y avait Arthur et Mars et elle ressentait une horreur profonde à penser qu'on pût les interchanger. Les pierres tombales ne seyaient à personne. Il avait souri quand elle lui avait dit ça et était passé à autre chose. Plus tard, il y était revenu, encore et encore, débattant longuement sans jamais s'écouter. Au moins, elle avait appris à disputer juste et lui avait affiné sa pensée. Il travaillait sur ce livre quand elle était partie. Peut-être le lirait-elle un jour ? Mais changeait-on le monde avec un livre ?
L'horloge de la tour se mit à sonner, elle compta avec elle. La demi, déjà. Elle quitta son rebord de fenêtre sans la fermer. Il faisait moite, un peu, évidemment, mais chaud, au moins, ses vêtements de la veille sécheraient sans doute. Quelle idée de braver l'orage. Mais demeurer plus longtemps chez Mme. Iliaster aurait été impropre. La vieille dame l'aimait bien, elle avait même versé une larme à son départ, mais immobiliser une chambre sans loyer un ou deux jours de plus aurait nui à son chiffre d'affaires. Autant partir. Et puis, l'université lui offrait une chambre, avec un grand lit. Et une armoire, dont elle tira une robe bleue. Elle hésita un instant puis résista à l'envie de mettre quelque chose de plus prétentieux. Apprends d'abord, agis ensuite, lui répétait Jérémy à longueur de journée. D'abord, connaître le monde de la ville. La robe bleue ferait l'affaire. Elle l'enfila, se mira dans la glace, fit un petit pas gracieux, referma la porte, et voilà : elle était prête. Surtout, elle était dehors. Un petit vertige la saisit au moment d'empocher la clef. Pour la première fois, un espace à elle, où personne ne pouvait entrer, sauf elle. Personne n'y dormirait, sauf elle. Personne ne s'en occuperait, sauf elle. Enfin. La liberté, surtout celle-ci, ne valait pas un malaise. Elle caressa le métal froid dans sa poche et tourna les talons. Il faisait bon dans le couloir aussi et toutes les portes, sauf la sienne, un sourire, étaient ouvertes. Les deuxième et troisième années viendraient la semaine prochaine, pour le début des cours. Pour l'heure, ils reprenaient contact entre eux, s'échangeaient les aventures de vacances. Quant aux autres débutants, ils devaient passer un peu de temps en ville avec leurs parents, sans doute. Ils prenaient le temps de se dire au-revoir. Ou de prendre un petit déjeuner. Amandine sortit la tête d'une des chambres. Elle avait faim, il fallait se presser un peu. La jeune fille dévala les escaliers en chantonnant joyeusement et ouvrit la porte de la cuisine.
« Tu as une voix de crécelle, tu sais ? Coite. Je m'appelle Suzanne. Et toi ?
─ Amandine. Une pause. Pardon, je me pensais seule.
─Ah mais non, t'inquiète. Un rire. C'est marrant, parce que quand tu parles, pas du tout. D'habitude ça va de paire. T'as de la chance.
─Ah, ouais ? Reprendre pied. Tu
─ Je suis arrivée hier tard et je n'ai pas fait le tour des chambres. On m'a mis au rez-de-chaussée.
─ C'est pour ça qu
─ Et là, je me suis levée un peu tard alors je suis pas montée voir s'il y avait quelqu'un. Avec la réunion de ce matin et tout, j'ai préféré déjeuner.
─ Ton lait déborde ?
─ °°°°°°°°° Aspirer °°°°°°°°°° Bien essayé. Respirer. Je te présente mes excuses, je suis toute excitée. Tu t'appelles Amandine, alors ?
─ Oui. Je suis en première année. Un temps. Et toi ?
─ Pareil. J'ai du mal à réaliser. D'où viens-tu ? Moi, j'arrive d'Agda, une petite ville de la côte.
─ Un village sans nom, vers l'intérieur des terres.
─ Oh. Un sifflement aigu. Veux-tu un peu de thé ?
─ Avec plaisir. »
Suzanne mit une cuillérée de thé dans le pot et referma le couvercle. Elle sortit, d'un placard, deux tasses aux motifs fleuris et les posa sur la table. Amandine s'assit face à elle. Les deux jeunes filles s'observaient, sans trop savoir quoi dire et chacune cherchait dans l'autre un détail sur lequel rebondir. Finalement :
« Comment est ta chambre ?
─ Grande ! Des éclats. Chez moi, elle était deux fois plus petite ! Et je n'avais pas d'armoire. Et pas de fenêtre ! C'est fantastique. Et puis y a pas de vent et on n'entend pas les mouettes ! J'adore. J'adore vraiment. La tienne est pareille, je suppose ?
─ Exactement. Elles doivent toutes être identiques. Un temps. Celles que j'ai vues en descendant l'étaient.
─ T'as demandé à être mise en haut ? On ne m'a pas donné le choix, à moi. Enfin, c'est pas grave. De toute façon, avec les cours et les clubs et les fêtes et les soirées des étudiants, je vais pas souvent y être et puis j'aime bien le rez-de-chaussée, j'avais surtout pas envie de me retrouver sous les combles parce que chez mes parents, là-bas
─ Merci pour le thé.
─ Pardon ! Un temps, pressé. Je te sers, tiens. J'ai cru voir du sucre dans le placard, là, je n'en prends pas mais si tu en veux. Je suis vraiment désolé, je parle beaucoup et c'est encore pire quand je suis nerveuse. Depuis qu'on a reçu la lettre à la maison, je n'arrive pas à me calmer, c'est affreux.
─ Ce n'est rien. Un sourire taché. Et le thé est vraiment bon. D'où vient-il ?
─ Des négociants à Agda. Mon père adore ça alors il furète toujours autour des bateaux pour dénicher des bonnes feuilles. Une gorgée, une deuxième. Comment fais-tu pour être aussi calme ?
─ Bah. Je sais où je suis, j'ai une bonne idée de qui je suis et d'où je vais. C'est rassurant, un peu, sans doute.
─ Non mais, en vrai ? La philosophie, je connais mais c'est pas pratique dans la vraie vie.
─ Je sais pas. Un sourire. Mes conditions d'accès ici sont fabuleuses et devraient m'émerveiller ou m'effrayer mais Un temps. Ils m'ont déjà mise au boulot et je me retrouve plus abasourdie qu'autre chose, en fait.
─ Comment cela ? Tu es boursière toi aussi ? À quel titre ?
─ Sur recommandation spéciale d'un ancien élève. Et toi ?
─ Mérite. Un temps ; amer ? Premier prix d'histoire, de littérature et de composition des ports francs du littoral.
─ Bée. Impressionnant.
─ Merci. C'est vrai ce qu'on raconte sur cette bourse ?
─ C'est-à-dire ?
─ Ben, que tu peux faire ce que tu veux, que l'université te paie tes livres et ta vie et tout.
─ Oui. Sèche. Oui. Et que tu peux te faire virer n'importe quand, que tu dois être première un peu partout et marquer l'histoire de l'université. Entre autre.
─Ah, mais non ! Un franc rire. T'inquiète ! Je m'en fiche. Je suis pas polymathe, je veux juste composer. Les autres prix étaient nécessaires parce qu'ils ne donnent pas de bourse pour l'art tout seul. La musique est bien considérée comme noble à G.U.P. mais pas assez, semblerait-il. Enfin. Après moi elle le sera.
─ Désolé, je ne voulais pas être agressive.
─ Ne t'en fais pas, allons. Et si tu veux mon avis, c'est pas la bonne méthode.
─ Pardon ?
─ Tu sais, tu vas en avoir, des jaloux, te fais pas d'illusion, plein. Cherche pas à te faire plaindre. « Oh, je peux être virée ! Oh ! Faut que je sois géniale ! », ça ne marchera pas. Assume. Seuls les grands diplômés peuvent nommer des candidats à cette bourse et ensuite une dizaine de professeurs et d'anciens élèves sélectionnés examinent le dossier pendant des jours avant de rendre une décision unanime. Donc si tu es là, ce n'est pas parce que tu as tapé dans l'œil d'une crevure quelconque mais parce que tu le mérites.
─ Coite, deuxième fois. Comment tu sais tout ça ?
─ G.U.P. possède le meilleur orchestre des plaines et du littoral réunis, et les meilleurs cours de composition musicale. Mes parents ne pouvaient pas payer pour que j'entre par la voie normale, alors j'ai cherché toutes les entrées possibles et les ai bien examinées. Rire musical. J'ai fait une croix sur cette bourse assez rapidement, t'imagines bien.
─ D'accord. Une gorgée souriante. Et donc tu joues ?
─ Du piano, de la harpe et du violon. Même si je préfère le piano pour composer, je suis meilleure au violon. C'est amusant. Enfin. Une gorgée. Et toi ? Quand tu ne massacres pas une antique pastorale, à quoi occupes-tu ton temps ?
─ Je dessine et je lis. Une occasion manquée mais supplée. Des romans courtois surtout, en ce moment. J'en ai pris plusieurs au palais Nosra avant-hier, je les dévore. C'est très drôle comme lecture, très intéressant, mais un peu délaissé.
─ Attends. Des romans courtois ?
─ Oui.
─ Du palais Nosra ?
─ Oui.
─ En version modernisée ?
─ Ça existe ?
─ D'accord ! Rire. Je comprends l'admission, je crois. Rires, complices. Et le dessin ?
─ Tout le temps. L'exercice m'apaise.
─ Comme moi au piano ! Dis, tu me dessineras ?
─ Si tu me joues un air de violon. »
Le rire de Suzanne fut couvert par la cloche de l'horloge qui battait. Les deux étudiantes s'arrêtèrent, crispées, hantées par l'absurde possibilité de n'avoir pas entendu le quart. Elles comptèrent et recommencèrent à respirer. Sans se concerter, elles finirent leur thé et nettoyèrent le désordre qu'elles avaient installé avant de quitter la petite pièce, muettes. Derrière elles ne se trouvaient plus ni chants, ni rires. Une simple cuisine commune, fonctionnelle, aux carreaux noirs et blancs semblables et un poêle qui mourait lentement. Amandine remonta les escaliers en vitesse pour prendre sa besace et retrouva Suzanne sur le pas de la porte.
« C'est lequel, l'amphithéâtre Vaïno ?
─ Celui du bâtiment principal, après Évariste.
─ Oh. Je te suis. »
Suzanne déplia son parapluie et les deux jeunes filles se dirigèrent sous l'averse qui désespérait de cesser un jour. Toute crainte de se perdre fut dissipée dès qu'elles atteignirent la cour principale : une foule de jeunes gens courait sous l'eau, cherchait à éviter les flaques les plus profondes, pataugeait piteusement et hésitait par endroit, dévorée d'anxiété. Elles les suivirent un moment jusqu'à ce qu'Amandine tirât Suzanne par le coude.
« Eh ! C'est Évariste, ça !
─ Y a un passage, viens !
─ Comment ça ?
─ Un couloir, un escalier, je sais plus. Un temps. Et on sera à l'abri.
─ Si tu nous fais arriver en retard...
─ Eh bien Cours ! »
Elle se lança dans une course folle et Suzanne ne put que la suivre, grommelant puis riant assez vite. Elles passèrent deux couloirs, descendirent quelques marches puis, après un virage à gauche plutôt serré, arrivèrent dans un recoin du hall d'entrée du bâtiment. Les portes de Vaïno étaient ouvertes, elles s'y engouffrèrent, ravies.
Les organisateurs avaient prévu grand. Ou peut-être avaient-ils voulu épater leurs nouveaux étudiants. L'amphithéâtre ne serait pas rempli, les trois premières travées n'afficheraient pas complet. Suzanne laissa échapper un sifflement en descendant les marches. Sur l'estrade, en bas, loin, quelques personnes discutaient avec animation. Ils semblaient petits, écrasés par l'immense mur derrière eux. Les deux jeunes filles se glissèrent dans un range sur la droite dans le brouhaha générale. Derrière elle, les flots se tarissaient lentement et les arrivants paraissaient de plus en plus essoufflés et toujours aussi mouillés. Amandine sourit en n'apercevant pas Ethiel parmi les dignitaires. Il œuvrait donc bien dans l'ombre.
« C'est gigantesque ! Une pause, béate, la bouche refermée. Tu crois qu'on peut mettre combien de personne ici ?
─ Je sais pas. Un regard évaluateur. Vingt-cinq sièges de ce côté, autant là-bas, le double au milieu... Quatre milles ? Quelque chose comme ça.
─ Tu
─ J'ai compté en descendant. Sourire. L'acoustique doit pas être terrible, t'entends ce bruit ?
─ C'est parce que le son vient de la salle. Un bras tendu. Du bois, partout. Les lames sont posées avec art, on ne voit ni trace de colle, ni trace de clou. Tout est parfaitement agencé et en très bon état, à première vue. Dès qu'ils se mettront à parler, on entendra tout, du bas jusqu'en haut. J'ai hâte de jouer dans cette salle ! »
Les portes claquèrent et le silence se fit progressivement dans l'assemblée, rompu par des feulements de pieds ou des murmures prudents. Les gens sur l'estrade regardaient droit vers les étudiants, ennuyés, pompeux, amicaux, mais toujours jaugeant. Ils arboraient tous les attributs de leur pouvoir mais ni Amandine ni Suzanne ne les déchiffraient vraiment. L'un d'entre eux, le plus à gauche, se leva, quand le dernier souffle se fut éteint.
« Bienvenue. »
Celimbrimbor | 16/07/25 09:41
« Et comment t'accepterais ça, toi ?
─ C'est pas ta faute.
─ Je. N'étais. Pas. Là. Petit. Crétin. »
Un qal, querbue tarp en lumviters.
Le premier pas le premier pas le premier pas le prelever la jambemier pas le premier pas le premier ptendre le piedas le premier pas le premier pas le premier pas lposer le piede premier pas le forcer premier forcer pas le preforcer sur la chevillemier pas le premier paspousser sur la jambe ledévelopper la cuisse preappuyer sur la cuissemier patendre la jambes letendre le dos premier pas le premier pas marcher le premier pas le prlever l'autre jambeemier pas lever l'autre jambe le premier lever serrer les dents pas marcher le premier pas marcher marcher serrer les le premier pas le pied pied pied l'autre pied serrer les dents serrer serrer le premier pas le premier pas dents dents le premier pas poser poser poser premier pas l'autre pied l'autre pied poser marcher marcher dents serrer premier le premier le premier le premier pas poser poser poser le pied poser l'autre pied appuyer poser serrer les dents poser le premier pas pied poser l'autre pied.
Respirer.
Gamin se tint droit un instant. Il s'était levé. Il avait fait le premier pas. Ce foutu premier pas avec lequel Musqué l'avait tanné des heures durant. Le jeune homme rouvrit les yeux et regarda autour de lui. Le lit paraissait si petit, la pièce si étriquée, pourtant il y découvrait des possibilités partout. Il se sentit pousser des ailes mais ne bougea pas. Il fallait respecter ce moment, ce premier pas fini, quand tout alentour prenait un sens nouveau, frais, débordant d'infinies aventures minuscules prêtes à naître ou à ne jamais voir le jour. Ce premier pas les valait tous pour cette raison pure. Pareil au bouton d'une fleur, il dissimulait le germe d'une beauté plus grandiose, plus unique, plus éphémère qu'un souffle. Depuis le lit il pourrait atteindre le rebord de la fenêtre d'une course simple et sans effort, ou passer par la petite table d'abord pour arriver au-dessus de la porte ou s'accrocher sur cette aspérité au plafond. Il expira profondément. Pourrait-il seulement le faire ?
Le deuxième pas revêtait, disait Musqué, moins d'importance si on le regardait de travers. Après tout, il était facile de considérer que tout était joué au premier pas et que la suite n'était que cela, une suite, un déroulé, une partition de musique dont toutes les notes auraient été données dès l'abord et qui se jouerait presque seule, automate désincarnée, où tout s'enchaînait logiquement, naturellement, dans une fluidité terrible et sans âme, privée de toutes prétentions à la beauté réelle, de l'inattendu et de la surprise. Le secret, qui n'en était pas un, insistait Musqué, malgré sa nature double, à la fois connu de tous et superbement ignoré par tous, consistait simplement à faire de chaque pas un premier pas et de toujours laisser la porte ouverte au surgissement de l'instant et à son cortège de surprises plaisantes comme désagréables. Voilà pourquoi le coureur ne courait jamais deux fois la même course, profondément. Même au sein de son esprit, quand, empli de son univers et de l'univers, il bandait ses muscles et tout son être pour s'élancer, quand il dessinait au-dedans de lui-même le chemin qu'il allait suivre et qu'il voyait chaque pas à l'avance, prévu, se suivre sans anicroche, il savait que ce chemin ne serait pas celui qu'il suivrait car la course, par nature, était l'imprévu, la chance unique de ne jamais savoir, l'incertitude, l'aventure. Finalement, avait-il conclu, l'important était peut-être de se faire plaisir et tout le reste qu'une vaste platitude prétentieuse pour paraître un peu différent. Lui, pour tout dire, n'en savait rien et, du reste, s'en préoccupait peu. À Gamin de trouver ses réponses. Et il était, ce jour-là, parti dans une belle course que Gamin avait suivi en oubliant la sentencieuse leçon.
Ses cuisses brûlaient d'évasion, ses orteils respiraient avidement le sol pour l'explorer, lui-même sentait sa respiration s'accélérer comme tout son être l'enjoignait à bondir, courir, passer, sortir, jaillir, courir, enfin, courir jusqu'à perdre sens. S'enfuir, en fait. Comme il avait quitté Musqué. Comme il avait quitté Estalia. Comme il avait déserté, jour après jour, nuit après nuit, sa vie, sous prétexte de liberté. Personne ne l'avait jamais attrapé. Musqué même n'avait pas réussi. Alors un simple garde, un préposé de cité... Son regard interpréta enfin les deux piles d'habits posées sur le sol au pied du lit et il ne put s'empêcher de sourire. Quelqu'un l'avait très bien compris.
D'un côté il y avait ses vêtements sales, tâchés de sang, avec son épée un peu rouillée et ses bottes, de l'autre un pantalon marron et une chemise grise tout frais, une veste et une paire de chaussures. En fouillant un peu mieux dans les deux tas, il trouva également une ceinture semblant neuve. Pas de trace de sa bourse, cependant. Le prix du médecin ? Et de l'hôtel ? Il s'habilla dans le silence de la petite cellule seulement troublé par les claquements de l'eau sur la vitre. Gamin n'avait pas retrouvé le compte des jours mais il savait que la pluie n'avait pas discontinué, il se souvenait vaguement de l'avoir entendu encore et encore dans ses délires. Il enfila finalement les bottes et s'écouta : il s'était calmé. Ses jambes ne hurlaient plus, ses pieds n'imploraient plus, son sang ne dévalait plus. Seulement à présent était-il prêt à sortir, à ne pas commettre, encore, toujours, les mêmes erreurs.
Il posa la main sur la poignée de la porte et la fit jouer, à peine surpris de ne pas la trouver fermée. Elle ouvrait sur un couloir assez étroit jonché de fenêtres au mur qui montraient la grisaille et la pluie du dehors. Il franchit l'ouverture.
« Ah ! Vous êtes réveillé. Un temps. Bonjour !
─ Bonjour. Un clignement d'yeux.
─ On a donné des instructions très claires à votre sujet. Donc suivez-moi, il n'est pas trop tard. »
Gamin n'eut pas le temps de demander qui ou quoi que son interlocuteur remontait déjà le couloir. Il lui emboîta immédiatement le pas et le rattrapa sans difficultés mais chacune de ses tentatives d'en savoir plus ou d'engager la conversation fut vaine. L'autre ne souhaitait visiblement pas en dire plus et Gamin n'insista pas. Ils descendirent des escaliers, traversèrent d'autres couloirs, pour finalement s'arrêter devant une porte à double battant, tout aussi fermée que celles qu'ils avaient dépassées pour arriver ici. Le guide se tourna vers Gamin et sur un « Vous êtes attendu » lacunaire, tourna les talons et le laissa là. Le jeune homme considéra un instant l'idée de le suivre jusqu'à une véritable sortie mais ce serait encore fuir. Alors il ouvrit la porte et passa dans ce qui semblait être un réfectoire à l'atmosphère feutrée.
C'était donc le matin. Les odeurs de café, de chocolat ou de croissant chaud en témoignaient. La salle était grande et quelques groupes mangeaient et discutaient à voix basse sur des tables éparses et il n'y reconnut personne. Il se demandait quelle conduite tenir quand quelqu'un se tourna et lui fit signe de s'approcher. Gamin hésita encore puis décida de tenter sa chance. L'homme qui l'avait appelé s'était déjà retourné vers son commensal qui levait une tasse vers ses lèvres. Il la reposa quand Gamin atteignit la table et son comparse fit glisser une chaise pour l'accueillir. Gamin s'assit. Les deux autres l'observèrent en silence. Ils voulaient le peser, sans doute. Il laissa flotter sur ses lèvres un sourire absent et attendit. Toujours, toujours ils cherchaient à le juger, à le peser, à évaluer sa valeur, à lui faire passer quelques examens secrets pour savoir s'il était digne de D'il ne savait quoi. Il en avait pris l'habitude et attendait.
« Je m'appelle Tolduc. N'oublie pas. Une pause. En temps et en heure, je te demanderai de payer ta dette envers moi. Sache-le et n'oublie pas. »
Il se leva sans cesser de regarder Gamin puis quitta la salle par une des portes, emportant avant lui sa tasse de café vide. L'autre n'avait pas détourné le regard du jeune homme.
« Bonjour, tout de même. Un sourire. Il a passé deux jours en prison pour toi, il est sorti ce matin.
─ Ah ? Un temps. Eh bien.
─ Oui, n'est-ce pas ? Une gorgée. Veux-tu boire ou manger quelque chose ? Sache que je ne répondrai pas à tes questions tout de suite. Nous attendrons la fin de la cérémonie pour cela.
─ D'accord. Un temps. C'est un jeu ? Laisser quelqu'un dans l'obscurité, pour rire un peu ?
─ Une tradition, plutôt. Un rire vrai. Enfin, je peux au moins te saluer correctement. Je m'appelle Aymé Bourron et je suis le plus vieux chef de faction de l'association. Ce n'est pas un titre de gloire mais au moins, j'ai survécu suffisamment longtemps pour le dire. Un silence.
─ Bonjour, alors, Aymé. Une attente. Je suis Gamin, et je ne suis personne encore. Je suis arrivé il y a peu dans la cité et Balafre m'a aimablement accueilli. Depuis, rien.
─ Oui, il m'a dit que tu apprenais vite. Tolduc te fera payer ta dette, sois-en certain. Si les membres de l'association n'étaient plus justes envers eux-mêmes, elle n'aurait plus de raison d'exister. Un temps. Ce qui pourrait advenir plus vite que nous ne le pensons. Enfin. Je sais, je sais, tu n'es pas encore membre. Bientôt. La prochaine assemblée a lieu très prochainement, Balafre t'y mènera et alors nous verrons. Tu l'auras compris, t'es chez Balafre, ici. Et tu vas y rester jusqu'à l'assemblée, tu as suffisamment erré dans Prastro. Un temps.
─ Quand est l'assemblée ? Je ne voudrais pas rester enfermé quelque part trop longtemps.
─ Tu es têtu, oui, il me l'avait signalé aussi. Un temps. Je me demande ce qu'il a pu voir en toi quand tu as passé la porte. Il m'a raconté, évidemment, mais tout de même. Une pause. Souhaites-tu manger ou boire quelque chose ? Un assentiment. Va te servir là-bas. »
Gamin suivit du regard la direction indiquée par le bras d'Aymé puis se leva. Quand il revint, le vieil homme était toujours là, les yeux ailleurs. Il ne regarda pas Gamin manger mais alors qu'il levait la dernière bouchée de son morceau de pain, il sourit.
« Bien. Suis-moi, je voudrais vérifier quelque chose. » Et il se leva. Gamin finit son thé brûlant en grimaçant et se calqua sur son allure. Il emboîtait beaucoup trop le pas ces derniers temps et cela ne lui plaisait pas du tout. Il n'aimait pas cette sensation désagréable de ne plus être maître de son existence, d'être balloté au gré de quelques gens qui décideraient pour lui. Il devait apprendre plus vite encore, sinon il en irait ainsi jusqu'à la fin. Aymé ouvrit une porte et s'effaça pour laisser passer Gamin. Le jeune homme continua quelques pas sa marche indifférente et tournée en lui mais son corps ne put rester sourd très longtemps au changement qui s'opérait autour de lui. Il s'immobilisa et leva les yeux. Ils avaient pénétré dans une salle gigantesque.
Il y avait, partout, des caisses, des constructions, des bâtiments presque à taille réelle. Il y avait, partout, des charrettes, des étals, des poteaux. Il y avait des rues, une artère au moins, des passages. Il y avait un quartier, diminué, déformé mais présent. Aymé ne le lâchait pas du regard et ne manquait rien. D'abord, dès son arrivée dans la pièce, cela s'était traduit par un avant pied qui frappa le sol un peu plus fort sur les troisième et quatrième pas effectués après l'entrée, pour vérifier la déformation du son par rapport au couloir et évaluer la taille, sans doute, puis par l'arrêt total sur une seconde, à peine, pour lire l'air, probablement et, finalement, par les yeux qui faisaient lentement le tour du faux paysage urbain et lisaient vraisemblablement chemins après chemins. Gamin percevait-il seulement ces mécanismes qui l'agitaient ? Aymé supposa que non. Un coureur n'arrivait jamais à intellectualiser ce qui faisait de lui un coureur, il le répétait à l'envi à Balafre. L'instinct jouait plus que tout, l'instinct et le talent. Mais Éric. Mais Balafre lui-même. Il soupira. Les gens cherchaient toujours à s'accrocher à leurs rêves un peu idiots en s'appuyant sur les exceptions qui les entouraient. Tant pis. Au moins, Balafre formait ici des jeunes gens qui savaient penser, c'était déjà pas mal après tout.
À présent, Aymé lisait en Gamin tous les tressaillements des muscles prêts à passer à l'action et qui ne demandaient que cela. La posture, déjà, avait changé, le jeune homme faisait peser son poids sur le bout de ses orteils et, quand il s'était arrêté, il avait sans y penser mis sa jambe d'appui un peu en arrière et se retrouvait presque penché et non plus droit et raide, son genou très légèrement plié et les épaules tournées dans la direction du corps prêtes à décocher, les mains non plus ballantes mais presque crispées. Sous l'étoffe du pantalon, Aymé devinait facilement les muscles des cuisses qui se bandaient doucement, ressorts prêt à exploser, et la tête du jeune homme tournait lentement prenant en compte tous les éléments du décor pour choisir le chemin le plus propice ou le plus drôle ou quoi que ce fût qui mettait en branle ce Gamin et il ressentit, comme toujours, une pointe de jalousie à voir ce mécanisme si précis et si beau se préparer à l'action sans y penser.
Et soudain Gamin ne fut plus là parce que d'une foulée il avait comblé la distance entre son point de départ et un pot de fleurs vide qui lui permit d'accrocher la potence d'une enseigne depuis laquelle il put accrocher l'extrême rebord d'une bordure avec la pointe de sa botte et dans le même mouvement de balancier se rétablir plié sur la rambarde d'un balcon deux mètres plus haut d'où il se déplia avec grâce et se jeta dans le vide comme pour s'écraser sur le sol dans un joli saut de l'ange mais accrocha un fragment d'aspérité de mur, mur sur lequel il prit appui et se repoussa en arrière, aveugle, saisissant par miracle un morceau de gouttière et se retrouva debout sur le plus haut toit de la salle d'entraînement mais cela ne le satisfit visiblement pas car il se mit à courir sur les tuiles au bord du gouffre sans sembler y prêter attention avant de sauter de nouveau vers le vide mais les pieds en avant cette fois pour se retrouver à littéralement glisser à la verticale un mur, le cuir des bottes raclant dans un bruit étonnant mais efficace à réduire sa vitesse apparemment puisqu'il réussit à saisir un volet et, jouant avec le battant pincé seulement entre deux doigts, se retrouva sur une jardinière suspendue qui ne tangua pas un instant, même quand il s'en laissa tomber les bras vers le sol et qu'il l'accrocha avec les pointes des pieds, posant dans le même temps délicatement les mains sur une brique qui affleurait dans un coin et qu'il faisait le mouvement du poirier mais à l'envers, les jambes redescendant vers le bas, avant de donner un vigoureux coup dans le mur pour prendre encore un peu de vitesse et compresser des deux bras les poutres qui supportaient un balcon qui semblait pourtant bien trop éloigné pour être atteint et de se laisser retomber sur le sol sans un son et d'éclater de rire et de n'être plus là le temps d'après parce que déjà en mouvement ailleurs et
Cela devenait trop compliqué de le suivre et de comprendre précisément les mouvements qu'il effectuait, Aymé cessa de le regarder. Il avait réussi à atteindre le sommet du bâtiment et à en redescendre en moins d'une vingtaine de secondes. Aymé se demanda comment il expliquerait, alors, sa chute de l'autre fois. Il sourit doucement. Balafre avait raison, ce garçon pourrait bien réussir dans l'association, s'il prouvait être aussi libre d'esprit que de corps. Il finirait sa formation de coureur dans sa section. En espérant que cela l'aide à affronter la tempête à venir. Le vieux chef de section s'assit sur le sol et sortit un livre de sa veste. Quand il aurait suffisamment joué, il reviendrait et poserait d'autres questions. Il allait être amusant de le frustrer encore et de le ramener à sa chambre. Il enleva son marque page et reprit sa lecture. « La force d'un décor ne tient pas seulement
Celimbrimbor | 24/07/25 09:01
« Eh !
Un temps, un verre d'eau.
─ Je te présente mes excuses. Certaines colères ne passent pas. »
Vous savez où
Le plastron grinçait là où les courroies de cuir jouaient un peu. Les protège-coudes le dérangeaient. Les protège-genoux lui donnaient l'impression d'être pataud. Le casque l'empêchait de lever la tête. Le pantalon grattait, la chemise démangeait et heureusement il avait pu garder ses bottes. Au bilan, il n'était pas protégé, il n'était pas mobile, il ne voyait rien mais il avait les pieds au sec. Pas étonnant que les rondards crevassent à la chaîne avec un équipement pareil. Comment réussissaient-ils à bouger avec toute cette camelote sur la trogne ? Sans parler de l'épée. Cela dit, épée. Fallait vraiment n'avoir jamais vu d'épée de sa vie. Le pauvre machin qu'ils lui avaient confié aurait difficilement traversé un paravent en papier, alors une armure en cuir ou une chemise de mailles, autant ne pas y compter. Et surtout, surtout, faudrait bien prendre soin de tout ça, sinon c'était le trou pour un moment, bien compris m' lieut'nant ! Il secoua la tête et brisa le rythme de la pluie sur la bassine. Le maillot de corps en laine buvait la pluie comme un ivrogne sa goutte, s'il se mettait pas à bouger rapidement, il allait chopper une crève des diables.
Il avait vu pire, évidemment. Balafre lui avait fait endurer bien pire, et avait ajouté un content de gnons pour la forme. Il porta son poids d'une jambe sur l'autre pour faire circuler son sang et se réchauffer un peu. Ils lui avaient dit d'attendre, il attendrait. Il n'était plus à ça près, d'abord et il était suffisamment familier des méthodes d'apprentissage de la ronde pour ne pas contrevenir à un ordre direct. Ces émules d'une armée longtemps disparue auraient été trop ravis de lui refaire le portrait pour lui faire comprendre qui était le chef. La pluie ne masqua pas le bruit de la porte derrière lui. Un léger sourire joua sur ses lèvres. Finalement, jouer la comédie ne lui aurait peut-être pas déplu. Quant à écouter sa mère. Ses épaules s'affaissèrent en même temps que la porte fermait.
« Droit, rondard ! Droit ! C'est pas une posture à tenir devant son supérieur !
─ 'jour, m' lieutenant ! Maugréant.
─ Le regard aussi, rondard. Acier. Le regard droit quand on s'adresse à son commandant
─ Bonjour, commandant. Inattendue. Mon commandant ?
─ Peu importe. Inquisiteur. Ton nom ?
─ Louis, commandant. Pesé.
─ Et tu t'es engagé avant-hier ? Rhétorique.
─ Oui, commandant. Mesuré.
─ Et tu restes.
─ Oui, commandant. Jugé ?
─ Bon. »
Clorinde s'assit sur un rondin de bois qui traînait là. Il y avait toujours un rondin dans les cours des bâtiments de la Ronde. Par tradition, sans doute. Un rondin devant une place vide. Pour rendre la justice de la Ronde, détruire ou accepter des serments. Celui-ci n'avait pas beaucoup été utilisé. Curieusement, la Ronde de cette partie de la cité ne provoquait pas beaucoup de vocations. Raison de plus pour se méfier de ce type qui surgissait de nulle part. Il se tenait bien, elle l'avait regardé par la fenêtre, prenant la pluie sans sourciller. Pourtant, dans le rapport de Lily sur la nuit et l'interrogatoire du lendemain, rien, sinon des protestations d'honnêteté et l'envie de s'engager. Il ne ressemblait pas à un sbire de Valdo, Clorinde avait appris à les reconnaître, ces cancrelats que l'albinos envoyait de temps à autres pour essayer d'obtenir des renseignements sur ses agissements. Louis n'avait pas leur regard faible. Plutôt De la rage.
« Pourquoi ?
─ J'en ai envie, commandant.
─ Tu dissimules. Un temps. Pourquoi rester ?
─ Parce que j'en ai envie. Ferrer encore un peu.
─ Eh bien. Une pause. Tant pis. Une brisure. Aucune importance. Je n'ai pas envie d'entendre un mensonge sur une famille morte ou une lanterne du genre, aussi en resterons-nous là. On a tué un homme de ma Ronde, sous mon commandement, il y a donc une place de libre. Des parents dans cette section ?
─ Non, commandant. Je ne vous
─ Tais-toi. Un temps. Des proches ? Un ou une amant ? Des amis ? Qui que ce soit qu'on pourrait menacer pour t'atteindre ?
─ Non, commandant.
─ Mauvaise réponse. L'hôtel compte trente-quatre engagés réguliers, sept renforts et un commandant. Ce qui donne quarante-deux personnes qui désormais comptent sur toi, pour toi et sur qui tu peux compter. Quarante-deux personnes qui te protégeront autant qu'elles le pourront et à qui tu dois la réciproque.
─ Compris, commandant.
─ Nous en resterons-là pour les questions. Du reste, j'ai déjà lu toutes tes réponses. Un mouvement pour se lever. Sache plusieurs choses cependant. Que tu m'appelles « commandant » ou « Clorinde » ne m'intéresse pas. Que tu sois ici par envie de revanche ou de suicide ne m'intéresse pas. Tout ce que j'attends de toi c'est d'être fidèle au serment que tu as prêté devant Lily hier car si jamais tu venais à le rompre, il y a toutes les chances que je te tue. Des yeux verts. Et maintenant, la tradition demande que je te laisse poser des questions. En as-tu ?
─ Comment s'appelait celui dont je prends la place ?
─ Guillaume Séchan. Épouse Géraldine Séchan, Duane de son nom de jeune fille. Son aîné, Frédéric, sa puinée Colette et sa cadette Germaine. Ensuite ?
─ Non, commandant.
─ Alors nous y allons. »
Clorinde le dépassa sans le voir et couvrit rapidement les quelques mètres qui les séparaient de la porte de l'hôtel. Elle l'ouvrit sans l'attendre, agacée de ne pas entendre le bruit caractéristique des bottes des nouvelles recrues sur le pavé, aussi laissa-t-elle le battant retomber et à sa plus grande déception elle ne l'entendit pas claquer. Il était derrière elle. Cela n'était pas normal. Pour une fois, la rêveuse et la pragmatique tombaient d'accord. Il n'était pas un envoyé de Valdo, certes, mais autre chose. Ni l'une ni l'autre ne devinait quoi mais les deux étaient inquiètes. Il faudrait le surveiller. Sa rage n'était pas la même qu'elle avait pu lire chez Lily, chez Arnaud même parfois, chez ceux de confiance. La commandant enfila une cape de pluie et salua le planton qui leur ouvrit la grande porte de l'hôtel.
Dehors, il pleuvait mais ces deux derniers jours en avaient donné l'habitude à Éric. Il emboîta le pas à sa commandant à bonne distance en se demandant s'il n'avait pas déjà failli à sa mission. Elle se méfiait, évidemment. Elle n'avait même pas daigné écouter l'histoire tragique qu'il avait spécialement préparée. Elle savait qu'il mentait. Il rit : elle savait même qu'il savait qu'elle savait. Bon, inutile de s'inquiéter plus avant : ses soupçons le serviraient, il suffisait de réussir à lui faire comprendre doucement que leurs intérêts convergeaient.
Devant lui, Clorinde ralentit imperceptiblement le pas pour lui signaler qu'il pouvait marcher à sa hauteur car ils avaient à discuter. Il obtempéra sans un mot, ce qui n'avait rien de normal pour une recrue et elle prit note d'envoyer une demande d'enquête pour désertion aux autres sections et aux troupes permanentes de la mairie. Dommage qu'elle ne pût pas en faire de même pour l'association. La rêveuse rit de désespoir. Une recrue un semblant capable lui tombait dessus et c'était forcément ou un espion, ou un déserteur, ou un membre de l'association. Décidément, la ville était pourrie. Enfin. Peu importait : il était là, autant lui donner une chance. La pragmatique la corrigea : autant le mettre à profit.
« Bien. Connais-tu la zone ?
─ Non, pas vraiment. Un demi-mensonge.
─ Évidemment. Soupir. L'hôtel de la Ronde est sur la circulaire 'Bsen. Notre responsabilité s'étend globalement entre 'Bsen et Artòk, et entre les rues Étouvie dans le sens antihoraire et Ephaméride dans le sens horaire. Tout ce qui est compris là-dedans, nous veillons dessus. À tout prendre, ce n'est pas un très gros territoire. Un temps. Sais-tu où se situe le problème ?
─ Valdo, commandant ?
─ Bonne réponse. Un sourire. La section de Valdo couvre entièrement notre quartier, et même si elle en déborde un peu de tout côté, nous en tenons le plus gros morceau. Chacun tient une patrouille, une ronde particulière, sur un itinéraire particulier. La tienne va consister à monter par Étouvie jusqu'à Artòk puis redescendre par la rue Ruat. La subtilité étant que tu ne devras pas tracer tout droit mais bifurquer à gauche dans Turb pour revenir jusqu'à l'hôtel. Donc, à droite ici. »
Le piège était un peu grossier mais il lui permettrait au moins de le prévenir s'il n'était pas encore au courant. Éric tourna dans la rue Cine et ne s'arrêta qu'après quelques mètres, voyant qu'elle ne le suivait pas. Il lui sourit bêtement tandis qu'elle lui faisait signe de revenir. Avec elle non plus il ne pourrait pas relâcher sa garde.
« Navré, Louis, je me suis trompé. Un temps. Voici le système.
─ Et pourquoi pas des rondes à deux ou plus, commandant ?
─ Inattendu. Eh bien. Presque déconcertant. Trente-quatre réguliers, pour un arrondissement de cette taille. Tourner dans la bonne rue. Une simple logique arithmétique.
─ Ne pourrait-on faire moins de rondes, pour renforcer les équipes ?
─ Et rendre une rue moins sûre au profit d'une autre ? Non, évidemment, non. Cela serait inacceptable. Une pause, un virage. Quant à embaucher plus de monde, il faudrait plus de volontaires. Nous avons de la chance que l'un d'entre eux se présente si tôt après la mort de Guillaume pour prendre sa place. Une coïncidence exquise, sans doute. »
Elle se méfiait, bien sûr. Il sourit intérieurement. La ronde qu'elle lui faisait couvrir était celle de son rondard disparu, ce qui l'arrangeait même si les chances de découvrir quoi que ce soit étaient assez mince. Il faudrait qu'il amenât la question dans la conversation d'une manière ou d'une autre. Voilà qui allait être joyeux. Enfin, il l'aurait su si Balafre lui avait donné des tâches aisées.
La commandant marchait bien, pour une rondarde. La plupart des gens en-dehors de l'association ne savaient pas marcher. Ils se contentaient de poser un pied devant l'autre à des vitesses variées et d'avancer ainsi. Elle était consciente de ce qu'elle faisait, plus ou moins. Elle aurait pu marcher des heures, lui semblait-il, du même pas régulier, lancinante horloge.
Cette Clorinde était indubitablement une d'Asquith. Elle dégageait une assurance et un entêtement qu'il n'avait jamais vu ailleurs que chez les membres des grandes familles. Sa façon de marcher, de parler, de regarder les autres le révélait mystérieusement. Elle ne cédait pas à la condescendance facile mais plutôt à la curiosité têtue de quiconque savait comment les choses devraient être et s'étonnait qu'elles ne le fussent pas. Et qui, dès lors, s'attachait à les corriger, sans vraiment d'intérêt pour les opinions des autres. Oui, vraiment, une petite révolution en marche. Autant en faire un avantage.
« Et pourquoi la ronde va-t-elle de l'hôtel à l'hôtel ?
─ Toutes les rondes le font, Louis.
─ Pourquoi ?
─ Parce que je suis à l'hôtel. Un temps. Et je connais le rythme de chacun des quinze qui marchent de jour comme de nuit. Et je peux vérifier qu'ils sont à l'heure et à leur place.
─ D'accord. Une pause. C'est vous qui avez découvert Guillaume, commandant ?
─ Non. Je n'étais pas là. »
Elle retomba dans le silence, le guidant d'une rue à la circulaire, puis de la circulaire à une autre rue. Le casque, finalement, était une bénédiction : il masquait les traits de son visage et le dissimulait à la vue des sicaires les plus communs de Valdo. Avec un peu de chance, on ne l'avait pas encore reconnu. De la même façon que lui n'avait reconnu personne. Il leva les yeux pour s'assurer que leur route tirait droit pour l'instant et replongea dans ses souvenirs immédiats. Ils n'avaient croisé aucun chasse poche ou presque, non plus qu'il n'avait vu de gens sur les toits les fois où il avait levé la tête. Sans compter que le quartier, bien loin de vibrionner d'activités, semblait dormir sous la pluie.
Ils entrèrent dans le chemin Turb et ses réflexes le trompèrent. Clorinde tenta de le déséquilibrer par un coup de pied dans le tibia, rapide et précis, mais il pivota sans s'en rendre compte, répliquant par un poing vers le foie de sa commandant. Elle l'écarta d'une parade inattendue et enchaîna sur un coude lancé droit vers son menton. Il esquiva le coup à la dernière seconde, tout en lui donnant un coup de pied dans le même mouvement, qui ne cueillit que le vide. Elle avait déjà reculé de deux bonds. Il réussit à s'empêcher de la suivre et s'en félicita quand il vit qu'elle avait déjà dégainé son épée et qu'il aurait sans doute fini au bout. Éric leva les mains, paume face à son commandant. Et elle n'était même pas essoufflée.
« Ta ronde se termine à l'hôtel, tu sauras trouver le chemin tout seul.
─ Je
─ Ce n'était pas une question. Rengainer l'épée sous les applaudissements de la pragmatique. Je n'ai pas de temps à perdre à jouer à la plus subtile, Louis, et, de toute façon, c'est loin d'être mon fort. Tu finis ta ronde à quinze heures. Tu as jusque-là pour choisir ta conduite : soit tu remets ton équipement à Arnaud et tu disparais, peu m'importe où, soit tu m'expliques précisément ce qu'un membre de l'association vient faire dans mon quartier, dans ma ronde, et nous verrons. »
Elle ne lui tourna pas le dos avant d'être séparée de lui de plus de dix mètres. De la même façon qu'elle ne précipita pas sa marche une seule seconde. Il voyait encore son rythme d'avancée, précis, délibéré. Éric pesta en silence contre son manque de prudence. Quatre heures pour décider s'il pouvait lui faire confiance ou non. Quatre heures pour peser les chances. Il se remit en marche à son tour. Tout en surveillant la rue et en espérant ne pas se faire reconnaître et tuer. Le tout sous la pluie.
Éric se mit à siffloter un air gaillard en avançant. Il y avait bel et bien une vie en-dehors de l'association, semblait-il.
Celimbrimbor | 05/08/25 08:42
« Ça mérite pas une insulte, le vieux.
─ Tente pas le diable.
─ Compris. Mais c'était pas ta faute. »
Au même endroit
Les chaises longues n'étaient pas sur le toit ce jour, évidemment. La pluie rendait caduques toutes velléités de prendre l'air. Du reste, elle avait trop à faire ce matin pour s'accorder ce temps-là. Grégory ouvrit la porte, tirant une desserte mobile derrière lui. Les cernes qu'il avait autour des yeux étaient effrayants. Il marchait prudemment, à demi certain de ses propres pas.
« Depuis combien de temps n'avez-vous pas dormi, Grégory ?
─ Je Un clignement d'yeux en soulevant la cafetière brûlante. J'avoue ne pas vraiment le savoir, Madame.
─ Vous demanderez à Laurence de vous remplacer. Bouger la tasse pour qu'il ne la loupât pas. Prenez votre journée et retrouvez-moi chez les d'Asquith. Ne soyez pas en retard pour le bal, c'est compris ?
─ Oui, Madame. Merci, Madame. »
Et il s'en fut, sans se retourner, sa desserte roulant à sa suite. Pauvre garçon. Anisina but une gorgée. Il faudrait en disposer après le bal sinon il allait finir par se briser. C'était un jeune homme efficace et charmant, inutile de lui gâcher la vie avec une tâche qu'il ne pouvait accomplir. Une lettre de recommandation et il trouverait facilement une place dans une autre entreprise de la cité, ou ailleurs sur le plateau. Il n'était pas sot et tout irait bien pour lui. Anisina rangea le brouillon de sa missive dans un tiroir mental, elle la finirait plus tard. Une nouvelle gorgée de café brûlant.
Dommage que la jeune fille de G.U.P. ─ Amandine Ciòran Corvadt, il fallait laisser l'imprécision à ceux qui ne comptaient pas ─ ne fût pas là pour le remplacer, elle aurait fait une recrue de choix. Dans son message, Ethiel avait insisté sur ce point : elle finirait son année, au moins, avant qu'elle ne pût faire appel à ses services. Le vieil elfe pouvait parfois se montrer sensible et faire preuve d'une agressivité étonnante quand il s'agissait de défendre ce qu'il jugeait être les intérêts de ses élèves. Il prenait son travail à cœur, ce qui, d'une certaine façon, n'avait pas grand-chose de surprenant. Ses archives débordaient des meilleurs. La rumeur voulait même qu'il eût formé Alderyn en son temps. Comme tout ce qui entourait le fondateur de l'association, les gens supposaient la légende. Une Nosra, elle, savait.
Elle avait connu Ethiel quand elle avait quitté l'université, quelques trente ans auparavant, alors qu'il occupait déjà le même poste. Par hasard, au détour d'une réception donnée par son père, ou un concert, ou quelque chose dans le genre, elle ne se souvenait plus très bien. Ou bien, n'était-ce pas père qui directement ? Si, voilà. Il lui avait présenté après la remise des diplômes en lui expliquant le mécanisme de la bourse spéciale. Et puis les avait laissé discuter.
Anisina finissait sa tasse quand ses yeux terminèrent de relire les registres ouverts devant elle. Rien de vraiment nouveau ou passionnant, comme toujours. Elle referma la chemise de cuir, noua le petit lien marron autour de son pivot, la déposa sur la pile à sa gauche, que Laurence viendrait récupérer dans une dizaine de minutes, penserait-elle à un nouveau pot de café ? non, sans doute, pour aller classer les documents dans la bibliothèque où ils pourriraient jusqu'à un héritier dont la première tâche serait de tous les lire, du premier jusqu'au dernier, pour saisir l'histoire de ce palais, de cette famille, et son rôle au milieu, puis il brûlerait tout ce qui n'était pas historique, afin d'avoir sa place à lui dans la bibliothèque, où il ajouterait en tout premier lieu un nouvel ouvrage, long ? court ? elle ne pouvait qu'espérer ne pas être un détail, au titre simple : Anisina Nosra, qui rejoignait ainsi la cohorte des siens dans l'histoire, appréhendée, digérée et, peut-être, comprise, par le présent, qui se construisait un peu sur ses épaules ; ou sur ses cendres.
Décidemment, la matinée n'en finissait pas de s'éterniser. Elle claqua la chemise un peu plus fort que de raison, fatiguée des papiers sans intérêts que les bureaux soumettaient à sa vue. Seulement, sans secrétaire valable, elle n'avait personne pour les lire à sa place. Il aurait fallu faire confiance à un inférieur et cela aurait conduit au désastre, à plus ou moins court terme. Alors il fallait tout lire, soi-même, de la première lettre au dernier point, et corriger, inlassablement, les erreurs de chiffres, de nombres, de mots, qui pouvaient causer tellement d'horreurs. Une vie sous une virgule, un quartier sous un paragraphe, la ville derrière un titre. Oui, dommage que la jeune Amandine ne fût pas là, cela aurait simplifié les choses et peut-être allongé les nuits.
Anisina sourit doucement en fermant son dernier dossier d'affaires courantes au moment précis où Laurence entrait, portant dans les bras un plateau chargé d'un pot dont s'échappait une vapeur prometteuse. Finalement, Grégory pouvait aussi lui réserver des surprises. Laurence posa le plateau en argent sur un coin du bureau et en déchargea le pot sur un dessous de plat, récupéra la tasse sale, la remplaça par une autre aux motifs floraux, coinça une enveloppe entre tasse et pot, glissa le plateau sous son bras, ramassa le tas de chemises, s'immobilisa un instant en attente d'un ordre et, n'en trouvant pas, fit demi tour et sortit de la pièce.
À cause de la charge de travail que sa position lui imposait, Anisina ne recevait son courrier qu'une fois par jour, le matin, après son passage rituel à la fenêtre. Toute lettre qui arrivait après devait attendre le lendemain pour être ouverte, lue et répondue, s'il y avait lieu. C'était un mauvais système à cause du délai qu'il imposait, mais le monde n'allait pas si vite qu'il ne pût fonctionner ainsi. Par surcroît, les gens s'étaient adaptés. La plupart envoyait leur missive l'après-midi pour être traitées le lendemain, les plus pressés se déplaçaient en personne ce qui, bien entendu, renforçait considérablement l'emprise que le palais pouvait avoir sur eux. Trois personnes seulement possédaient le privilège envié de pouvoir atterrir devant la personne d'Anisina à tout moment du jour ou de la nuit. Ethiel, évidemment, parce que la tradition le voulait ainsi et qu'elle n'aurait voulu pour rien au monde se priver des petits billets qu'il lui envoyait souvent, toujours drôles, spirituels et, parfois, de bon conseil. La mairie, pour la simple raison qu'un organe du pouvoir ne pouvait se passer de l'autre.
L'enveloppe n'était pas en ce papier beige un peu épais qu'employait l'université et ne portait pas les armoiries de la ville. Avant même que Florence n'eut fermé la porte, Anisina se demandait ce qui pressait Agathe. D'un tiroir à sa gauche, elle tira un coupe papier en bois avec lequel elle déchira le petit côté de l'enveloppe. Elles se verraient ce soir, au bal, affectant l'une et l'autre un dédain factice pour le plaisir de la galerie. Combien les gens étaient-ils rassurés chaque fois que l'une d'entre elles laissaient échapper une remarque méprisante envers l'autre. Ils n'auraient pas supporté que les deux maîtresses des deux plus grandes familles travaillassent de concert.
Déjà au pensionnat les autres jeunes filles avaient espéré une brouille durable entre elles. La politique commençait tôt, Anisina l'avait compris, Agathe également. Devant leurs camarades, affichant un front haut et un cœur double, elles avaient prétendu se haïr pour mieux collaborer. Quand l'une perdait un peu, l'autre gagnait beaucoup et, en manipulant ce qu'il fallait quand il le fallait, la récompense cumulée se trouvait plus grande que si elles avaient joué l'indépendance. Puis il aurait été idiot de ne pas mettre à profit ces précieux cours de chiffre où le jeu avait été de battre les autres, puis le professeur. Elles avaient évidemment réussi.
La missive ne racontait rien de passionnant, ce qui était étonnant en soi. Agathe était une femme de peu de mots et sa parole pesait lourd. Qu'elle prît la plume pour ne rien dire était idiot. Anisina s'intéressa à l'enveloppe, dont elle coupa machinalement l'autre largeur, pour l'ouvrir complètement. Un coup d'œil lui montra les trois petits traits de crayon dans une des zones et elle sourit : cette clef, alors, entre toutes ? Eh bien
« Florence, vous apporterez la corbeille à feu. Ainsi qu'un nouveau pot de café et mon déjeuner. Juste le temps de relire la lettre. Et prévenez Bothan et Ferdinant que je souhaite les voir. Sans tarder, évidemment. Un second temps. Ah, inutile de penser aux allumettes, j'ai ce qu'il faut.
─ Bien, madame. »
Elle envisagea un instant de demander à son maître espion comment il avait pu passer à côté d'une telle information puis se ravisa. Les délais venaient de se faire incomparablement pressants et le temps manquait soudain. Elle rangea les différentes chemises de son bureau pour les classer dans une armoire, puis retourna s'asseoir. Il fallait penser juste et penser vite. Anisina tendit la main vers sa boîte à musique qui se mit en marche et fit entendre les première notes d'une maritime de Zanders. Elle inspira lentement par le nez, expira doucement par la bouche, recommença le temps que la musique lui fît oublier la pluie, rouvrit les yeux.
Ferdinant était dans le bâtiment à côté, il arriverait dans quelques minutes cependant, il n'était pas idiot, aussi attendrait-il, parce qu'il l'aurait demandé, la venue de Bothan avant d'oser frapper à la porte, voire la franchir et Florence ne les annoncerait pas, elle savait que les visites du maître espion ne devaient pas figurer sur le registre officiel de la femme la plus puissante de Prastro, quelle que fût leur fréquence, il était tenu à être toujours disponible pour les Nostra et une phrase de son dernier message lui indiquait qu'il était sans doute en ville donc elle supposa qu'il serait là dans petite demi heure au maximum, peut-être une dizaine de minutes s'il saisissait, et il le ferait, l'empressement de l'ordre alors
D'abord, alors, déchiffrer pour leur compte la missive d'Agathe, sans en indiquer la provenance parce que ce secret mourrait avec elle deux et de toutes façons, ils seraient plus mystifiés si elle leur annonçait, si sa connaissance de leur personnalité ne la trompait pas ─ non, jamais ─ aussi cela n'en valait pas la peine, plutôt expliquer en quelques mots que la source était sûre, aussi sûre que possible, au pire ils prendraient la nouvelle comme hypothèse de travail et
Ensuite ─ le temps, psychologique inutile ─ évaluer rapidement « Merci, posez le plateau ici, annulez l'intégralité de mes rendez-vous de ce jour, et jusqu'au bal de la mairie » l'intégralité des actifs déplaçables de la maison d'échange, non, mauvaise voie : dégager des bâtiments où le risque de perte ─ vol, pillage, feu ─ était le moins élevé, et donc immédiatement noter le transfert des fonds du palais dans les bureau de l'université ─ finalement pas une mauvaise idée de s'implanter là-bas ─ le transport serait assuré par les mercenaires habituels, Rémi serait ravi de voir sa semaine remplie de rémunération facile
L'université serait d'abord mais incomplète : il fallait aussi recaser les fonds et les actifs des autres bâtiments des Nosra, vers quel district de la ville par contre
Et s'il valait mieux les laisser à l'endroit, en postant une série de mercenaire devant chaque palais ou succursale pour les défendre ? non cela serait appeler à la sauvagerie et elle allait être suffisamment élevée comme ça, peut-être alors faire appel à l'association, qui prélèverait un large pourcentage ─ calcul calcul calcul ─ inférieur à la perte théorique en répartissant les richesses de part et d'autre de la ville
En postulant l'hypothèse « Entrez, installez-vous, lisez ceci, taisez-vous » d'un conflit rapide, peut-être que
Inutile d'espérer ceci, la vengeance dicterait toutes les conduites et les débordements seraient inévitables, adonc protéger les bâtiments des sections paisibles ou presque ─ note : un message à Balafre et Jonas ─ en dissimulant les gardes à l'intérieur avec des vivres pour dix jours, juste le temps de monter un système clandestin de ravitaillement au besoin ce qui nécessiterait de prévenir les fournisseurs habituels des cantines mais heureusement les familles tiendraient
Les familles et les employés, les hommes et les femmes et leurs hommes et leurs femmes et leurs enfants, autre problème quoi que peut-être plus facilement résoluble : la cité allait être visée, la cité seule, sans doute une ou deux extensions de la ville sur le plateau, donc, déplacer les employés ─ « dépenses en transports : raisonnab » « non, indispensables », des vies, pas des chiffres, ─ sur la côte le temps que le temps passât
Déjà prévoir l'après même si cela était morbide, agressivité en gelant tous les actifs de la maison d'échange risquerait de provoquer une colère supérieure et une ville occupée n'en avait pas besoin ─ potentiellement répercussions sur la population, inacceptables ─
neutralité et laisser venir serait le plus ─ logique logique logique logique logique logique pas logique pas neutralité conflit jamais neutre jamais jamais jamais ─
défense alors, simplement, éthiquement acceptable, superviser le transport dans des bâtiments anonymes et des entrepôts inconnus, en sélectionner quinze de façon à donner cinq fausses pistes, cela suffirait certainement et pourquoi le café était-il déjà froid
Prévenir les employés, proposer aux plus dignes de confiance de rester pour gérer les événements ─ bon brouillon, changer un peu le ton ici et là et là ─ et remercier les moins investis pour ne pas leur faire courir trop de risques
Organiser d'abord le transport des archives et de la bibliothèque Nosra à G.U.P., Ethiel superviserait cela et une certaine jeune fille pourrait se charger de veiller là-dessus là-bas, bon prétexte pour « Ferdinant, vous ferez lire ce texte dans toutes les banques Nosra demain matin à la première heure » la tenir en sécurité même si elle ne semblait pas assez idiote pour aller courir sous le feu
Ce qui laissait un dernier problème à résoudre « Vous » évidemment mais un Nosra devait toujours alors rester là et négocier non la mairie était déjà tombée de l'intérieur « si le message est exact et » « il est exact » et la négociation tiendrait plus de la reddition sans condition que de l'armistice elle verrait cela avec Agathe ce soir.
La musique s'éteignit finalement, sur les derniers accords doux amers d'une symphonie sylvestre. Anisina porta les doigts à ses yeux pour les presser et en chasser la fatigue. Assis, immobile et presque silencieux, en face d'elle, Ferdinant et Bothan attendaient.
« Comme vous l'avez lu, la clef d'Opry a été dérobée de l'intérieur à la mairie. Les mesures de sécurité renforcées aux portes doivent avoir un lien avec ceci mais nous ne pouvons pas supposer qu'elle a été retrouvée. Aussi, comme vous l'avez compris, nous nous préparons au pire.
─ Quand ?
─ Aucune idée. Un temps. Je suppose, et c'est une supposition, que si le conflit doit éclater, il éclatera dans un peu moins d'une dizaine de jours : la mairie n'a rien rendu public, l'université ne semble pas être au courant, je ne sais en ce qui concerne l'association. Ce qui signifie que jusqu'à présent, soit que les pouvoirs imaginent disposer du temps pour réagir, soit que la clef a été retrouvée, or non, soit qu'un traitre agit et agit pertinemment. Cependant, s'il veut garder l'avantage, c'est une question de temps. Il faudrait, à compter d'aujourd'hui, une dizaine de jours pour que la mairie mobilise correctement les citoyens et les régiments des familles. Donc : tout commencera avant ou, pour le dire autrement, quand la mairie battra le branle-bas, il sera trop tard.
─ Un temps, dur.
─ Alors nous prévenons au mieux. Ferdinant, vous connaissez les enjeux et la situation, je compte sur vous pour sélectionner nos employés de confiance. Un temps. Je vous charge de prévenir les directeurs.
─ Bien, madame. Les pieds d'une chaise traînant sur le parquet. Je vous ferai mon rapport demain matin, à dix heures.
─ Très bien. Allez-y. Une porte refermée. Bothan, j'ai autre chose à vous confier.
─ Vous allez m'envoyer dans l'association, c'est ça ?
─ Exactement. Un message tourné. Comment se porte votre mémoire en ce moment ?
─ « Pour Jonas / Balafre, de la part du Palais Nosra : situation trouble, population en danger, mouvements importants à prévoir, précaution urgente à prendre, rencontre demandée, sous les plus brefs délais, lieu et date à définir, urgent, messager digne de confiance, répondre par retour. » Vous savez que j'aime pas ça, pas vrai ? Un temps. Je veux dire, si je tombe sur le mauvais garant, va y avoir du vilain.
─ Et vous vous en tirerez, Bothan. Un temps, glacial. Parce que je vous paie pour cela.
─ Oui, madame. Un temps, de relecture. C'est bon.
─ Parfait. Le parquet non violenté, cette fois. Ah, avant que vous ne partiez, une dernière chose.
─ Oui ?
─ Quand tout ceci sera fini, vous prendrez un peu de temps pour m'expliquer ce qu'il y avait de si important à observer pour manquer ça. »
Bothan ferma la porte sans répondre à l'insulte et Anisina n'en décrocha son regard dur qu'après que le son de ses pas se fût éloigné et qu'elle se sût vraiment seule. Le café était froid. Le déjeuner n'avait plus aucun attrait. Il faisait gris toujours dehors et le monde venait de devenir un peu plus triste, un peu plus laid, un peu plus pressant.
Elle retrouva, sous les monceaux de feuilles qu'elle avait accumulées pour s'aider de notes, le message initial, pour le relire. Agathe se payait même le luxe de se moquer d'elle, distraitement. Bah. Ce n'était que justice, elle aurait fait la même chose.
Un Nosra devait toujours. Elle soupira : il allait être compliqué de retourner aux affaires courantes après cela. Peut-être prendrait-elle sa fin d'après-midi pour lire un peu avant d'aller se préparer pour le bal. Elle avait un excellent roman d'aventures qui l'attendait. La femme la plus puissante de la cité et des plaines et du plateau fit glisser tout ce qui encombrait son bureau dans sa corbeille et regarda, jusqu'à s'en brûler les doigts, la petite flamme de l'allumette danser.
Et puis elle mit le feu.
Edité par Celimbrimbor le 05/08/25 à 08:43
Celimbrimbor | 15/08/25 12:15
« De qui, alors ?
─ De personne. De la coalition qui a voulu s'emparer des forêts. Des autres.
─ Je n'étais pas là pour défendre les miens. »
Faut-il vraiment l'écrire ?
« On a perdu une journée entière.
─ Ouais.
─ Et maintenant, toute la clique de Valdo est au courant.
─ Ouais.
─ Tu m'expliques ton plan ?
─ Y'en a pas : seulement les usages. Un temps. Bordel, Balafre ! T'as peut-être obtenu l'autorisation de Sandra pour entrer dans sa section, mais pas pour y foutre le feu ! Et Monteur qui te file un coup de main.
─ T'exagères. Un sourire. Chaban s'en remettra très bien et les Pourtours ont toujours besoin d'un rappel à l'hygiène.
─ Pas avec moi. Oui, Chaban ira, mais si Auguste n'avait pas pris ton parti, Sandra te faisait démettre, Balafre.
─ Et tout s'est bien passé cependant, alors brisons-là, veux-tu.
─ Parfois, faut vraiment faire un effort pour se souvenir que c'est Alwena qui t'a expliqué l'association.
─ Très bien, écoute un instant alors, tu veux ? Une pause. Auguste n'avait pas d'autre choix. Les deux mains levées. Je sais, je sais, « jamais préjuger les options d'Auguste », je sais. Mais vu la gravité de l'affaire, avec le témoignage d'un Garant, la mort de ton gosse et son récit sur le mur, Auguste n'avait aucun choix.
─ Et tout ça parce que
─ Parce qu'il n'a pas meilleur que moi sous la main pour examiner ce merdier : tu es tenu par ton rôle, Valdo cherche le meilleur angle pour lui enfoncer un poignard dans le dos, Aymé, Antiocha et Sarah sucrent un peu trop les fraises, Sandra et Franck sont dévoués à l'albinos. Il reste Jules et moi et Jules ne bougera pas, trop attentiste, tant que Valdo ou moi ne serons pas tombés. Alors il n'avait qu'un seul choix possible : moi.
─ Tu présumes beaucoup et beaucoup trop. Une pause. Mais bon, ouais. Ça te jouera des tours, fais gaffe.
─ Ouais. Un sourire. Et on a perdu une journée. Si le type est retourné dans la piaule de ton fils, il aura compris qu'on a trouvé quelque chose. S'il est affilié à Valdo, il saura quoi. Et on pourra plus rien faire.
─ J'ai déjà sommé les chasses poches de doubler leurs parcours aux portes : rien ni personne n'entrera ou ne sortira sans que je ne le sache.
─ Ça nous fait une belle jambe. Si c'était trop tard ?
─ Si la clef était déjà partie ?
─ Ouais.
─ Alors c'est la merde.
─ Voilà. Une pause, longue. La clef déjà partie, la guerre arrive et elle va pas durer longtemps si ce qu'on raconte sur le trésor d'Opry est vrai.
─ On peut toujours se préparer.
─ Tu parles. Dans la confusion et la panique ? Fumée soufflée. Non, même pour ça c'est trop tard.
─ Tu exagères un peu. Au pire, sur quoi tablons-nous ? Chaînes de communication rompues, sauf les plus souterraines, pas un chasse poche dans les rues, chacun dans sa section, isolé ? Il suffit de faire le gros dos un moment.
─ C'est ça ton pire, Jonas ? Rire. Tu manques d'imagination. Un temps, plus sérieux. On va au-devant d'ennuis tels que l'association n'a jamais connus. Pense un peu : les combats, rue à rue, entre ce qui reste de la Ronde et les régiments des familles pris au dépourvu. La fumée, le sang, le bruit et la fureur. On parle de coup d'État, Jonas, pas d'une dispute entre deux potes. Et un coup d'État se fait jamais dans la douceur. Les accidents, au milieu de la confusion, ça arrive, tu sais.
─ Accouche.
─ Si je rêvais de prendre le contrôle de l'association, je serais complètement con de rater une telle opportunité.
─ Même Valdo n'est pas assez fou pour tenter un truc pareil.
─ Mais largement assez malin pour le fomenter. Dur. Putain, regarde ! Il vole la clef à un connard dans la rue, rentre, examine, bosse un peu, trouve, tergiverse et décide de te l'amener. Comme il est loin d'être débile, il décide de prendre le chemin le plus sûr. Et là, un fils de chienne le bute dans ma section, pile à mon absence, pile entre deux patrouilles.
─ Je sais déjà tout ça et rien n'incrimine Valdo. Un temps. Après ton altercation avec lui, t'as été boire. Et Valdo. Une pause. Valdo a disparu, puisqu'il n'aime pas être surveillé.
─ Ne pas l'incriminer c'est pas l'innocenter. Non, tais-toi : je connais les membres de l'association. Des sections. Pas tous, d'accord, mais je les connais. Et j'en vois pas beaucoup capable de faire ça.
─ Et si ça venait pas de nous ?
─ Alors pourquoi la mort d'un rondard anonyme dans la section de Valdo la nuit même ?
─ Tu tisses trop de lien. Un temps. On va arrêter là, ça suffit. J'entends tes soupçons mais tant que tu n'auras pas une preuve nette, on pourra rien faire.
─ Je sais. Une clope écrasée sur le sol. Je vais aller jeter un œil à la mairie.
─ Pour trouver quoi ?
─ Pour trouver qui. Un sourire. Va passer du temps avec ton cadet, c'est plus important. »
Jonas eut un sourire amer et Balafre partit sur la gauche à la sortie du restaurant, plantant-là le secrétaire. Trop de liens, peut-être, mais bordel, comment expliquer sinon que Valdo prît le risque d'abattre un rondard au beau milieu de la nuit ? Même ce taré d'albinos ne tuait pas sans une bonne raison. Guillaume devait avoir vu, entendu, être tombé sur quelque chose, n'importe quoi, qui l'avait mis en danger. Jusqu'à présent, les rapports d'Éric étaient plus rassurants qu'utiles, ce qui était déjà pas mal, même si insuffisant dans les circonstances.
La pluie réussit à abattre la cigarette qu'il voulait allumer et Balafre grogna un peu. La sensation d'avoir dû faire face à un tribunal, quand bien même exceptionnel et bienveillant, ne passait pas. Le sourire de Valdo l'avait insupporté pendant ces quelques heures et il aurait donné cher pour l'effacer. Il inspira lentement, expira paisiblement, laissa la pluie passer sur lui. Ç'aurait été une mauvaise idée de toute façon. Même si Valdo avait déployé tous les efforts pour le faire mettre au placard, Auguste n'avait pas vraiment le choix. Alors il avait serré les dents, répondu honnêtement aux questions et attendu que la tempête passât. Et quand Auguste l'avait libéré, il s'était incliné poliment, l'avait remercié lui et les autres, et avait dédié son sourire le plus beau à Valdo et s'était éclipsé pour aller dormir.
Il secoua la tête. Le sommeil lui avait fait du bien et, d'une certaine façon, il y voyait un peu plus clair à présent, ce qui ne faisait rien pour diminuer ses soupçons. Balafre balaya les remarques du secrétaire. Il savait qu'Alwena l'avait encouragé à se méfier de son talent à se raconter des histoires, qu'elles ne seraient pas toujours véritables ni vraies voire que, pire, il pourrait se retrouver enfermé dedans et chercher activement à les rendre justes pour n'avoir pas tort. Il y avait cependant trop de coïncidences autour de Gérôme pour que cela ne fît pas sens.
Son regard se porta sur la vie qui courrait tout autour de lui et il se demanda comment tout cela allait changer si le pire se produisait. Balafre n'avait jamais rien vécu de pire qu'une guerre entre bandes rivales mais il avait lu. Superposer aux bâtiments, aux gens, aux étals, aux carrioles, à tout ce que la ville comptait d'actif, des images de sang de flammes et de fumées, de pillage de crimes et de destructions n'était pas très compliqué. Il soupira en jetant sa cigarette détrempée dans une rigole. Il allait falloir éviter cela. Esquivant inconsciemment les rondards, dissimulant son visage par habitude, il s'abrita sous une colonnade pour fumer en paix.
La mairie était un lourd bâtiment trapu en pierres blanches. Bâtie aux tout premiers temps de la ville, elle forçait le respect par l'apparente indifférence avec laquelle elle traversait vents et saisons. Elle était déjà singulière par sa forme, comparée aux autres constructions de la même époque. Lors de l'avènement de Prastro comme cité d'importance, les familles un peu aisées avaient concouru pour savoir qui pissait le plus loin. Ce qui, architecturalement parlant, s'était traduit par des tours plus grandes et plus branlantes les unes que les autres. Une seule survivait de cette bêtise, et les paris courraient toujours.
Dans ce chaos de tours brinquebalantes, la mairie avait tout de suite détonné. Elle ne dépassait pas les dix mètres de hauteur, sans colonnes, sans porche, sans grand escalier monumental ou sans fronton. Ses murs ne portaient aucun bas-relief et aucune sculpture ne venait les orner. Elle avait été pensée sobre et ils l'avaient construite austère, symétrique parfaitement autour de sa seule grande porte frontale. Ainsi, l'aile droite et gauche comportaient le même nombre de fenêtres, chacune espacée pareillement, rectangulaires au rez-de-chaussée, carrées au premier étage, ronde au dernier. Balafre leva les yeux en finissant sa cigarette. Le seul élément un peu décoratif du bâtiment se trouvait gravé dans le calcaire du premier étage, au-dessus de deux fenêtres siégeant au milieu des autres. Un triangle inversé et arrondi, porteur d'une bougie allumée, frappé d'un « p » majuscule aux empâtements complexes et délicats.
Balafre ne chercha pas à déchiffrer la devise, inscrite sous la pointe du triangle, et écrasa son mégot sur le sol dallé. Dommage que l'inélégance de la mairie s'interrompît à son système de garde et de ronde. L'administration ne tenait pas à ce que l'association, l'université ou une des grandes familles mît le nez dans ses affaires et sa sécurité paranoïaque était une des meilleures de la cité. Même s'il avait été un citoyen ordinaire, Balafre n'aurait pas pu dépasser l'espace d'accueil sans être pris en charge par un agent quelconque. Il longea le restaurant et le bar attenant et tourna dans un chemin à sa gauche. La faille était humaine, évidemment. Il était toujours possible de compter sur la nature humaine pour créer des failles. Balafre força la porte d'un immeuble adossé à la mairie, la referma derrière lui et descendit l'escalier paisiblement. Untel voulait être payé plus, un autre souhaitait plus de privilèges, un troisième voulait simplement un peu d'aventures et d'inconnu. En l'occurrence, quelqu'un avait créé une ouverture dans une cave pour pouvoir trafiquer des papiers ou faire entrer des filles, il ne se souvenait plus.
L'avantage de faire partie de la plus grande, et sans doute la seule, organisation criminelle de la ville était de connaître ce genre de détails de l'histoire. Balafre poussa la porte de la septième cave sur la droite et craqua une allumette pour y voir un peu mieux. Les propriétaires changeaient souvent, toujours ignorants et tous arrangeaient l'endroit à leur désir. Quand il eut intégré la pièce, il souffla l'allumette et déposa sa veste dans un coin. Il s'assura que ses chaussures n'étaient pas trop humides et se mit en marche. Derrière deux caisses qu'il bougea en silence, il poussa une petite brique jusqu'à ce qu'elle s'enfonçât de moitié dans le mur. Un mètre, à peine, à droite, il fit de même avec une seconde brique et, plaçant ses mains dans les deux ouvertures, poussa.
Le mur bascula doucement à l'horizontale, pratiquant une ouverte où n'importe qui, souple ou non, pouvait passer. Balafre s'y engouffra et referma derrière lui, prenant bien garde à entendre le cliquetis des charnières avant de relâcher le mur. Il était dans une des remises de la mairie. Normalement, les choses changeaient peu en ces endroits et sa mémoire devrait suffire à le guider mais il préféra prendre le risque de griller une allumette pour être certain de se repérer. Il put ainsi aviser un fil tendu le long de la porte, à sa droite, qui s'enfonçait dans un mur et disparaissait. Il soupira doucement et improvisa : il déchira un morceau de sa chemise qu'il tressa solidement et attacha au fil tendu, près du trou où il fuyait, puis accrocha ce morceau de chemise à une charnière de la porte. Il vérifia la tension et, satisfait, coupa le fil. Rien ne se produisit. Il sourit, ouvrit, sortit, referma. Il était entré.
À partir de ce couloir, les choses seraient plus facile, il n'avait qu'à faire confiance à sa mémoire, la salle des objets était un peu plus bas. C'était quelque chose qu'il avait pu vérifier dans les différents endroits qu'il avait visité : l'entrée était horriblement gardée, puis après presque plus rien. L'important, d'autre part, était de sembler appartenir à l'endroit.
Les couloirs se ressemblaient tous mais il ne les regardait pas, se contentant de les suivre les uns après les autres avec un vague sourire et un pas déterminé, n'ignorant rien de sa destination. Il descendit un nouvel escalier et continua de s'enfoncer sans rencontrer personne dans la demi-pénombre des sous-sols. Quand la lumière commença à se faire plus forte, il ralentit et passa dans le corridor qui l'intéressait. Il s'arrêta devant la grille.
« Bonjour monsieur ?
─ Étienne Plantin. Un temps. Je viens déposer un objet dans le trésor. Un second temps, maladroit. Récupéré ce matin à l'université.
─ On ne m'a pas prévenu.
─ Parce que je viens de le. Une pause. Bon, écoutez, on va faire plus simple. Voici le manifeste de l'objet avec le sceau du bureau du trésor. Examinez-le et puis moi je vous laisse la dague et vous irez la déposer vous-même, signez juste et ça ira. J'ai autre chose à faire et °°°°°°°°°° et franchement ces couloirs mal éclairés me flanquent la frousse.
─ Non, non, c'est bon, c'est pas réglementaire sinon. Une lecture. Le papier est en ordre. Un tour, deux tours. Entrez. »
Balafre passa les épais barreaux de la porte qui se referma derrière lui. Le garde le laissa avancer un peu puis se remit à lire le petit livre posé sur la table devant lui, formant les lettres avec les lèvres en allant. Le chef de section conserva son sérieux et dépassa la première porte : le trésor se trouvait après. Il entra, la porte feulant sur ses gonds, ferma, et s'arrêta un instant dans la pièce très éclairée. La ville entreposait ici, dans son saint des saints, d'une certaine manière, tous les objets qui avaient pu tomber en sa possession et qui présentaient un intérêt quelconque. Ainsi, tout autour de lui se trouvaient ici des armures enchantées, là des armes maudites ou ensorcelées, ailleurs des pièges mortels et, manquant, dans un écrin de verre vide, sur un coussin où se marquait encore son poids, la clef d'Opry n'était pas là. Au moins, ce soupçon-là était confirmé.
Balafre toussa et fit demi tour.
Quand il l'entendit fermer la porte, le garde se leva et ouvrit un registre.
« Faut que vous signez et datez.
─ Face de marbre sous l'erreur. Pas de problème. Vous me prêteriez une plume, s'il vous plaît ? »
Pendant que le garde fouillait son foutoir pour y trouver l'encrier et la plume, Balafre se pencha sur le registre, parcourant les dates rapidement. Il était le seul visiteur depuis avant hier et Gérôme avait été trouvé mort voilà quatre jours. Le voleur avait donc dû procéder la journée précédente ou le jour même, sans quoi la mairie aurait déjà donné une alarme générale. Il releva mentalement les deux noms qui correspondaient en griffonnant une fausse signature.
La grille se referma derrière lui et il entendit le garde reprendre sa lecture. Son esprit répétait encore et toujours les deux noms pour ne pas les oublier mais il parvint à retourner jusqu'au passage sans encombre. Il appuya sur les deux briques, franchit le passage, le referma et resta un moment interdit dans le noir. Depuis qu'il les avait lus, quelque chose le gênait. Asaf Wells et Rorarn Berthe. Le premier était le nom du secrétaire du bureau des objets, qui avait signé juste avant Balafre. Le deuxième, par contre, lui était totalement inconnu, pourtant c'était lui qui l'interpelait le plus. Wells était encore en vie et encore libre, aux dernières nouvelles, donc il était hors de cause, par contre, l'autre.
Il tourna et retourna le nom dans son esprit. Quelque chose n'allait pas et il semblait lui faire joyeusement la nique. Balafre soupira et se releva doucement. Il n'allait de toute façon pas y réfléchir ici. Il récupéra sa veste dégoulinante de pluie et sortit. Il préférait toutes les averses du monde aux caves. Au moins, on y pouvait fumer.
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