Forum - Les Corrompus II. Dieu, les bouviers et ta mère

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Sanaga | 23/12/09 22:15

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De tout GoldenBoydhil, les salles de banquet de La Salle étaient parmi les plus grandioses. Il ne s'y accueillait pas moins de cinq centaines d' hobereaux contribuables venus des quatre horizons, ajouté à cela le conseil d'Éon tout entier, qui avait siégé de l'aube jusqu'au point du soir; le reste: bannerets, notables siégeant dans les tribunes oratoires, ducs ou vicomtes, écuyers, récureurs de bas-fonds de fosses d'aisances. Sans compter les gardes mobilisés pour l'occasion, et qui se relayaient à l'auge comme au guet. La fête dura jusqu'à la nuit bien avancée et ne fut que bacchanale, ripailles, joutes. Tout se bâfrait de cheval rôti laqué de miel et truffé d'épices avivantes, tout se saoulait à mort de lait de lion fermenté, tout se vomissait, par dessus oribus, d'épais quolibets; tout étourdissait Aimlin de ses âpres voix on ne peut plus confondantes. Les mets succédaient aux mets, carnes fumantes, boudins noirs, terrines sanglantes, fruits, fricots de doucettes, pâtisseries fines de Noctade.

Menacé par la réplétion, Aimlin se vit refuser courtoisement l'invitation d'une servante aux yeux d'amandes, qui depuis quelques minutes semblait l'inviter à venir croquer dans sa chair fraiche. Trop préoccupé pour l'heure, le fils de Brehamont se contentait de prêter l'oreille au lai d'un rhapsode dont la voix indistincte poignait à peine par delà le tumulte festif, perdant son regard au gré des flammes dansant dans les grands foyers à même le sol. Si le conseil avait été fructueux de bonnes nouvelles, un mauvais pressentiment gâtait son humeur. La trace du manuscrit n'était plus loin. Ce même manuscrit qui mènerait aux reliques du pérégrin Kintaro Oé. Reliques qui, disait-on depuis des centaines et des centaines de lunes, renfermaient la Vérité Absolue, le But Fondamental de tout être, et qui donnerait à son possesseur l'accès aux pleins pouvoirs. Quand bien même retrouveraient-ils un jour ces fameuses reliques, Aimlin demeurait méfiant à l'égard des chevaliers bannerets. Il était à craindre que l'un d'entre eux pût, sur un coup de sang, par pure vénalité, renverser l'ordre pour s'emparer des reliques. À seule fin de maintenir à tous la tête froide, il était primordial que chacun avance au même rythme. Surtout, surtout, depuis l'arrivée tapageuse de Navar en ville.

D'une lippe affectée, Aimlin glissa un regard sur son père qui, attablé, vitupérait comme à tu et à toi des aubades chargées de rancoeur à l'adresse de ses voisins, quoique sa voix tonitruait encore bien au delà. Sa cape retenue par-devers ses larges épaules par une fibule d'or, les yeux d'Amalric semblaient lancer des éclairs par dessus sa barbe bifide. Et comme si le ton et les mots ne suffisaient pas, il s'évertuait à agiter furieusement les bras.

-Ah, De Navar par ci, De Navar par là! Fulminait-il. Et qu'il s'agite dans le foirail, De Navar. Et qu'il apostrophe la plèbe juché sur ses tonneaux dans la rue, qu'on le prendrait pour un messie, De Navar. C'est qu'il y en a qui les boivent, ses belles paroles, ses vomissures de disgracié en mal de recognition. C'est qu'il barguigne joliment dans la tourbe, De Navar. Un messie, un sauveur? Eh quoi, le pingre a peut-être de l'influence dans sa baronnie et auprès du gueusard, mais son aura ne vaut guère plus que celle de mes pustules ailleurs!

Autour, tandis que le lard leur crissait sous la dent, ses voisins, ses compagnons, branlaient du chef en ricanant, lui donnaient raison. C'est que sous son regard céruléen comme matin d'été, froid comme l'acier, Amalric de Brehamont, tous le savaient, sondait les pensées comme à livre ouvert. Un don venu de père en fils, disait-on. Aussi était-il plus difficile de laisser profiler quelque mensonge, plutôt que de se ranger résolument de son côté.

-Et j'entends d'ici la racaille le vouer aux Dieux. Aux Dieux! Si la roture savait, ricassa-t-il. Les Dieux se raillent des prières des rois comme de celles des bouviers. Une chance, quand on s'imagine que De Navar doit leur quémander des faveurs à chaque coucher. Mais donnez lui du pouvoir, à De Navar, donnez lui une armée, et c'est l'anarchie qui règnera sur GoldenBoydhil, qui amputera la paix instaurée par nos aïeux. En une dizaine de lunes, il posera son fessier de moutard sur la cathèdre. Je le vois déjà surplombant le faîte du castel de La Salle, et de là, compisser les confins du monde. Qu'il descende d'abord de son cheval de bois, le pied-bot De Navar. MA COUPE! Qu'on remplisse ma coupe!

Dès qu'on se fut empressé d'emplir ladite coupe de liqueur de mûre, Amalric n'en fit qu'une lampée, avant de se rasseoir, hagard. Aimlin considéra longuement son père, tandis que la liqueur coulait sous sa lèvre, colorant sa barbe de teintes lie-de-vin. Les années semblèrent l'accabler soudainement. Soucieux un instant de sa santé, Aimlin apposa une main sur son avant-bras.

-Père.
-Rah, rugit Amalric en relevant vivement la tête. Pourquoi a-t-il fallu qu'il traine dans les parages, celui-là?
Et Aimelin d'opiner songeusement.
-Je pense que nous devrions faire appel à elle. Elle pourrait le résonner. Elle...
-Non. Coupa abruptement Amalric. Laisse donc ta folle de mère tourner en rond dans son cloître, là bas. Nous avons déjà assez de soucis comme ça. Non, fils. S'il ne comprend toujours pas, je lui ferai part de ma façon de voir les choses. Et ce dégénéré aura affaire à la justice elle-même. Aux diables, ses rêves de reliques. N'a-t-on pas été assez bons de lui procurer ses terres loin d'ici, qu'il revienne à chaque conseil nous remettre des bâtons entre les quilles!

Silencieux, Aimlin laissa à nouveau ses anxieuses pensées l'assaillir. Son regard erra sur des tablées éloignées, à la recherche de son fils. Il semblait encore s'être défilé.

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De Legier Vovlloir Longve Repentance.

Sanaga | 23/12/09 22:16

Ainsi qu'il l'était parfois parmi tant de gens, mais de loin en loin, Eyan se sentait comme un poisson dans l'eau. Son assiette remplie de bouillie de betterave encore pleine, il l'avait délaissée pour se glisser sous les tablées. Là était son lieu de chasse. Avançant aventureusement à quatre pattes sous les tables, au couvert des nappes souillées de vin, le garçon évitait avec mille précautions de toucher les pieds des Dames et Seigneurs, au risque de se faire repérer. Sans même voir leurs visages, l'enfant s'imprégnait des odeurs pédestres de certains, de la voix des autres. Et lorsque, surgissait un nom au gré des conversations animées, Eyan les remettait mentalement sur leurs propriétaires. L'association des noms, des odeurs et des voix ne lui échappait alors plus. Eyan se souvenait de chacun d'entre eux, sans même avoir vu, pour la plupart, leurs visages. Eyan préférait de loin les deviner.

Sur cette voix de crécelle dont le rire fendait les oreilles, sur ces escarpins de léger cuir blanc, il devinait un visage triangulaire, des yeux mutins et plissés, des bajoues criblées de rousseur. Et surmontant des boucles claires et épars, une coiffe en hennin de dentelles anisées rivalisait de hauteur, s'étirant un peu plus vers le plafond au fur et à mesure que son rire tonitruait. Quant à ces poulaines de velours usées que rehaussaient des bas de gentilhomme et cette voix de butor, Eyan lui attribuait à un visage rond, dont le menton se repliait légèrement sur lui-même. Un nez rond aux pores baillants, rougi par le vin. Eyan était un chasseur! Et il ne se trompait jamais guère. Nul besoin alors de vérifier ses estimations avant de reprendre son tortueux cheminement entre bottes et godillots.

Mais le furetage d'identités n'était pas son seul rayon, loin s'en faut. Du haut de ses huit années, Eyan aimait par dessus tout dénicher, dans leurs milieux les plus discrets, les animaux. Il n'y avait pas plus fort qu'Eyan, dans le domaine. Mais les échappées belles du garçon lui avait aussi valu de belles punitions. Un jour que son père, Aimlin de Brehamont, s'en était parti chasser le daim dans la forêt, avec grand-père, Eyan avait fui l'attention somnolente de sa nourrice pour les accompagner, muni d'une aiguille à tricoter dérobée à la gouvernante. Ce n'était pas pour tuer; Eyan ne tuait pas, ça non! C'était pour se défendre des monstres de la forêt. Pour courageux qu'il était, Eyan savait que le guettaient à l'ombre des chênes, des basilics à tête de coqs, des aurochs de terre, des sanglipins cornus, et autant de chimères issues de l'horrible saint-crépin des nourrices.

Le soir-même, lors que rentraient son père et son grand-père, Eyan se trouvait déj agenouillé dans la cours, à côté de la dépouille d'un aigle dont il caressait le ramage poisseux de sang. Une sagaie avait percé la bête à la gorge. S'enquérant que le gamin avait désobéi et fui à la garde des domestiques, son père le punit d'une bien étrange façon, pensant l'effrayer tout bonnement, de façon définitive. Cette même nuit, Eyan s'était trouvé à dormir dehors, en plein coeur de la forêt, sans drap et sans commodité aucune, couché à même la litière. Bien que son sommeil fut surveillé par une dizaine de gardes alentour, on le retrouva, au matin, lové dans un nid d'aigle au beau milieu de trois grands oeufs dont on jugea sans mal qu'ils avaient été pondus du rapace tué la veille. Ce que découvrant, Aimlin ne put tancer son fils que d'un grand rire enflé, et ne lui interdit dès lors plus de s'aventurer dans les bois. Des trois oeufs retrouvés, deux vinrent à éclore, qu'on remit aux soins des fauconniers de Brehamont.

Sous la table, Eyan se trouvait dans une impasse. Droit devant, des pieds étrangement entrecroisés faisaient barricade. Remontant sous les braies d'un Seigneur, une Dame semblait lui gratter la jambe du bout du soulier. Avait-il des puces? Se contentant de trouver une échappatoire, Eyan risqua un oeil sous le banc. Le champ semblant libre jusqu'à une table où s'entassaient l'argenterie sale. Aussi le garçon s'y précipita-t-il, silencieux telle une ombre. Se reculant dos au mur, l'enfant ne vit pas de suite quelle présence était tapie, là tout à côté de lui. Il perçut, ténus sous les bruits des festivités, de légers couinements canidés. Terrée contre le parterre de pierre, une chienne venait de mettre bas d'une portée de lévriers, tous noirs et encore luisants d'avoir quitté la chaleur de leur poche. Combien de temps resta-t-il à les contempler? Eyan n'aurait su le dire; mais lorsqu'il reparut, la table ployait encore d'avantage d'argenterie souillée. Tenant entre ses bras l'un des chiots, il s'esquiva de la salle, longeant les murs loin de la lumière trop crue des chandeliers.

« Eh bien, petit.
Eyan ne put que sursauter, poussant un cri étouffé en resserant contre lui le chiot frigorifié, qui enfouissait son museau contre lui, ne trouvant à téter que le cuir tanné de sa tunique. Le garçon resta un instant tétanisé. Courbé sur lui, un vieil aveugle dardait sur lui le néant de son regard encadré de cheveux blancs et filasses. Sans pouvoir se détacher de la vision des deux globes envahis par de sombres glaucomes, le garçonnet se prit à les comparer, un instant, à deux planètes mazoutées, suintant de noire sanie. Un râle délayé émana d'entre les chicots du vieillard.
-To n'd'vrais pas toucher à c'te bête, petiot. To f'rais mieux d'retourner dans l'jupon d'ta mère. Et d'rendre la chose à s'génitrice. Chiot noir. Noir présage.
-Je... Eyan déglutit, cherchant vainement à cacher sa trouvaille aux yeux terrassés. Je suis un chasseur! » Sur quoi il détala, transi d'avoir été pincé par un vieillard atteint de cécité.

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De Legier Vovlloir Longve Repentance.

Noir-feu | 25/12/09 17:30

Très original, j'aime beaucoup.:)

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