Forum - L'apprenti du magicien.
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Celimbrimbor | 02/08/14 22:37
« T'as jamais pensé à prendre un apprenti ?
- Bah, si.
- Ouais ? »
Un bar, quelque part en multivers.
Il y avait un rocher au milieu du chemin. Un rocher plat, buriné par les ans et le temps. Et un gamin aux yeux clairs assis sur le rocher. Qui regardait dans le vide, avec une épée. George de Bellezac, car tel était son nom, attendait. Il ne savait pas vraiment quoi. En fait, il se fichait un peu du chemin, du pays et des gens. George ne se préoccupait d'une chose : comment échapper à la justice ? Il se voyait mal expliquer aux juges qu'il avait accidentellement coupé les gonades du livreur avant de lui enfoncer dans la gorge et de l'ouvrir en deux, mais son instinct lui soufflait qu'il s'agissait d'une mauvaise idée. D'autant plus que la fleuriste avait été témoin de tout ça. Il lui avait coupé la langue, mais elle pourrait toujours écrire. Et son père l'avait dérangé avant qu'il ne finît son affaire.
Il fit le compte : une épée sale, des vêtements tachés de sang, trente écus et deux pièces d'argent, aucun vivre ni cheval et une demi heure d'avance. Il était bien parti. George se redressa et tourna son regard vers la cité un peu plus loin, pour vérifier si cela s'agitait près de la porte. Normalement, les gens d'armes mettraient un moment avant de percuter qu'il avait pris la tangente, mais ils l'avaient parfois surpris par des déductions rapides. Quitter la ville, alors ? Il crachat. Il fallait s'y résoudre, ils le pendraient haut et court, ces pécores. Voilà pourquoi George détestait les villes de campagnes. Les gens y faisaient preuve d'une mentalité étroite et d'une maladresse étonnante. Enfin.
Il y avait un poteau indicateur qui montrait deux directions : « Estalia » et « Ouren ». Il se leva, essuya son épée dans un pan de son gilet et coupa par les bois. En remontant tout droit, il finirait par tomber sur quelque chose ou quelqu'un. Des chasseurs y braconnaient de temps en temps et les hommes du baron local y patrouillaient. Avec un peu de chance, il pourrait s'immiscer dans ce jeu de dupe et y trouver son compte.
La saison était dure et les bois sentaient le bois sec et la sève lourde. Il serait inutile de lever les collets les plus périphériques, les chasseurs avaient déjà dû en faire le tour. Il avait passé quelques jours à les suivre, afin d'apprendre les « voies de la forêt », leur avait-il dit. Ces pécores, toujours prêts à avaler le premier mensonge qu'on leur servait. George sourit doucement. Si ces souvenirs ne le trompaient pas, une sente se trouvait dans les parages, qui menait vers une clairière puis vers les abris de chasse. Voilà, le bosquet de saules et ensuite, le sentier. Il sourit un peu plus. Normalement, il y avait une dizaine de collets cachés un peu partout, il pourrait s'équiper avant d'obliquer vers les terres et s'enfuir de ce pays d'imbéciles. Un colporteur lui avait dit qu'une ville importante se planquait plus loin, où on vendait des draperies au mètre et du pain blanc.
George donna un coup de pied dans un lapin pour l'assommer avant de le sortir du collet. Il devrait pouvoir en ramasser un ou deux autres, encore, avant de partir. La clairière lui tendait les bras et il n'avait vu aucune trace de chasseur en arrivant là. Quant à la forêt, elle était silencieuse depuis qu'il y était entré. Il s'avança plus en-dehors des sous-bois puis s'arrêta. La forêt était silencieuse. Elle ne devrait pas l'être. Pour un coureur des bois, une forêt silencieuse était un échec. Les hommes comme George ne rendaient pas une forêt silencieuse quand ils la parcouraient mais en révélaient plutôt les recoins les plus vivants. Il recula lentement, doucement, dans les sous-bois et s'immobilisa complètement, jusqu'à ne plus respirer.
Les hommes du baron ne faisaient aucun bruit parce qu'ils ne l'avaient pas encore repéré. Ce qui montrait bien à quel point ils n'étaient qu'une bande d'amateurs. Il était entré dans la clairière presque claironnant, sans prendre aucune précaution et ils ne l'avaient pas vu. George étouffa un rire. Il regarda un peu mieux la clairière. Sous le chêne, en arrière, deux paysans avec des piques et une cotte de mailles. Des imbéciles sous le vent et qui n'avaient même pas pris de chiens. Six mètres sur leur gauche, un homme en cuir, avec une épée et, six mètre plus loin encore, deux autres piquiers. Le groupe au complet.
Il revint sur l'homme en cuir et regarda mieux. Pas de cheval. L'homme servait mais n'était pas une courge de première. La plupart des idiots de la noblesse s'amusait à venir à cheval dans les bois et y perdait souvent la tête. L'autre était différent. Son épée n'était pas large, elle semblait adaptée à des coups rapides et précis, parfaite pour les bois. Un mercenaire, sans nul doute.
George eut un sourire de prédateur en se fondant dans les bois.
Les coureurs des bois n'étaient pas un clan, une profession ou un groupe. Il s'agissait plus d'une confrérie vaguement secrète qui ne laissait pas entrer dans ses rangs n'importe qui. Il fallait du travail, pour entrer dans les coureurs. Et peut-être un peu de talent. L'avantage étant que n'importe qui pouvait y entrer à ces conditions. Il fallait savoir courir, savoir marcher, savoir grimper et savoir apprendre. Une fois dedans, on devenait libre.
La saison chaude avait dépourvu le sol des brindilles les plus agaçantes, les feuilles mortes ne craquaient plus sous les pieds et courir ces bois était plaisant. Il grimpa dans un arbre aux branches basses et se mit à marcher sur les cimes. L'air était doux et sentait la mer et l'humus et les nuages passaient sans vraiment passer et il faisait bon. Il atteignit le chêne qu'il cherchait et inspira à plein poumons. Le jeu allait être serré, surtout si l'homme en cuir était agile. George se suspendit par les pieds à une branche et se déplia doucement jusqu'à pouvoir atteindre les crânes des deux clampins. L'homme en cuir ne le voyait pas, les deux autres non plus. Il regarda au-dessus de lui, vérifiant qu'il pourrait bien regagner les cimes rapidement et expira en silence. Il tendit les bras, ouvrit les mains et frappa les deux têtes l'une contre l'autre en poussant un grand cri rauque pour alerter les autres. Juste avant de se replier, il laissa tomber un appât puis se contorsionna pour remonter. Dans l'élan de l'effort, il se propulsa pour atteindre une autre branche.
En bas, la petite troupe cherchait ce qui avait bien pu se passer. L'homme en cuir regardait à droite et à gauche, sans penser à lever les yeux, tandis que les deux paysans secouaient leurs amis pour les réveiller. Aussi, personne ne prêta attention à l'odeur que l'appât dégageait jusqu'à ce qu'il soit trop tard. Le mercenaire baissa les yeux à l'instant où la famille de sanglier dont le terrier se situait non loin chargeait au travers des fourrés.
Les importuns disparus, George descendit de son arbre et releva plusieurs collets. Il aurait de quoi se nourrir plusieurs jours et, d'ici là, improviserait pour se dégotter autre chose sur la route. L'avenir lui semblait un peu moins agaçant et obscurci depuis cette douce clairière. L'herbe était grasse et il faisait bon. Il hésita à se coucher un moment là pour regarder le vent passer les nuages mais écarta l'idée. Rester ici après le tour qu'il venait de jouer ne serait pas des plus intelligents. Et puis, la ville s'agitait, à entendre les cloches. Il fallait s'enfuir rapidement s'il voulait faire de vieux os. Avec un peu de ficelle, il attacha les lapins et les passa dans sa ceinture de son fourreau et se reprit son chemin. Cette fois-ci, il était vraiment paré et partait réellement, laissant derrière lui ce trou à rats côtier qui ne lui avait jamais convenu. Estralia n'avait été qu'une longue étape au cours d'un long voyage. Et les blondes de ce pays ne lui valaient rien. Il sourit et se mit à courir.
D'abord, il y eut le son étouffé, avalé, de ses semelles de cuir, sur le sol feutré de l'herbe couchée sous ses pas, et les limites des bois qui défilaient à la périphérie de son champ de vision. Il y eut le bleu du ciel écarté et la lumière soudain disparus quand il passa dans l'ombre des sous-bois. Il accéléra. Le bruit sourd, sec, de sa course sur la terre battue se confondait avec arbres qui clignotaient autour de lui dans une sarabande effrénée. Il y eut la terre meuble dans les profondeurs de la forêt et il accéléra encore et il n'y eut plus autour de lui que des contours, des aplats de couleurs tantôt mats tantôt brillants qui se confondirent bientôt et il accéléra encore jusqu'à ce que le vent sifflât seul dans ses oreilles et qu'il ne sentît plus les morsures des branches les plus basses qui lui frappaient le visage et il accéléra encore, encore, encore et les couleurs s'unirent dans un marron clair troué de vert et de jaune et de bleu par endroit et il ne sentait plus le sol sous ses pieds ni l'air autour de lui et il courait les bois comme il les avait toujours couru seul et solitaire et unifié dans le monde sans que rien ne puisse l'arrêter et il sauta par-dessus un chêne déraciné sans même le voir et continua sa course les dents serrés les yeux ouverts les poumons en feu et les muscles hurlant de douleur sous l'infini liberté qu'il infligeait à son corps et il se mit à hurler, hurler aussi fort qu'il pouvait sans cesser de courir.
Enfin, il y eut un éclair aveuglant et il s'arrêta. D'un seul coup, d'abord, puis en roulés-boulés inélégants ensuite. Il finit la tête dans une motte de terre et resta étendu pour son compte un moment. Quand il retrouva ses esprits et put lever le regard, un large sourire éclaira son visage. Il avait traversé les bois et il voyait, au loin, les spires, les tours et les murailles d'une ville dont il ne connaissait pas le nom. Et qui n'attendait que lui pour se faire trousser avec élégance et distinction. George se releva doucement et regarda le ciel. La nuit allait tomber. Il n'avait pas le temps de marcher jusque là-bas et il ne pouvait pas courir.
Son estomac lui rappela qu'il n'avait pas mangé depuis la fleuriste d'après-midi et il explora les alentours sans y trouver de feu ou de refuge. Une nuit à la belle étoile ne lui ferait pas de mal. Il retourna dans les sous-bois, ramassa quelques brindilles et des branches sèches et alluma un feu pour faire cuire ses lapins en regardant les étoiles se lever et la lune passer par-dessus les arbres et mangea en écoutant la musique des sphères. Rassasié, il battit les braises à coups de pieds et sourit. La nuit serait bonne. Il s'allongea après un dernier regard vers les lumières de la ville et s'endormit.
La nuit serait bonne.
Edité par Celimbrimbor le 02/08/14 à 22:38
Bart Abba | 03/08/14 13:52
Tremblez Daifenniennes et Daifeinniens, Celim est de retour !!
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Bart Of Ze Horde
Nul n'est censé ignorer la Horde.
Anastase De Mu | 03/08/14 14:43
Personnellement, j'espère que ma collection n'est pas du goût du coureur des bois. Je vais faire poster quelques cerbères, au cas où.
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Anastase de Mù, le marquis.
"Mon cher ami, ce crâne de gobelin siamois est magnifique ! Votre prix sera le mien."
Sanaga | 03/08/14 15:15
Un homme qui court dans les bois en hurlant, pour fuir ses détracteurs. C'est pas commun, ça.
Edité par Sanaga le 03/08/14 à 15:15
Neige II | 04/08/14 08:39
Il est charmant ce gamin
il tue ,arrache des langues
Neige II ,Prince De La Couronne Des Spliffs Sacrés De Gitanie
Pépé Narvalho | 04/08/14 15:24
Il a peut-être même mangé la langue de la fleuriste, non ?
Chouette fuite, sinon !
-- Memento mori --
Pépé Narvalho, pourfendeur de 2 clans... malgré lui
Sanaga | 04/08/14 20:08
Il n'est peut-être pas si futé qu'il y paraît. Qui nous dit qu'il n'arrache pas des langues pour les donner aux chats ?
Celimbrimbor | 07/08/14 22:16
« T'as jamais pensé à aller voir un docteur ?
- Pour quelle raison ?
- Oh, je sais pas, je disais ça comme ça. »
Le même bar, en multivers.
La rosée n'avait pas eu le temps de se déposer dans l'air du matin que la chaleur l'avait déjà évaporée sans y penser. Il flottait un parfum d'herbe sèche et d'eau absente. La plaine était déserte où que portait son regard et George ne chercha pas à voir plus loin. Plus loin ne l'intéressait pas, plus loin il n'y avait rien que plus d'herbe, des ruminants, des caravanes sans doute et puis des routes et des fermiers et puis quoi d'autre ? La vie se tenait en face de lui, derrière des murailles d'un brun sale qui tournait au jaune par endroits ; derrière une grille rouillée qui n'était pas encore ouverte. Il y avait même des soldats en armure brillante qui patrouillaient derrière les créneaux, sans doute effrayés à l'idée qu'une armée quelconque essayât de les envahir. Il plissa les yeux mais n'arriva pas à distinguer les armes de la cité sur les plastrons. Ceux-ci ne brillaient pas beaucoup, d'ailleurs, et George sourit d'autant plus. La ville serait-elle en décadence ?
Les lapins traînaient dans l'herbe, il les ramassa et se mit en marche, les tours de la cité en guise de cible. Depuis la plaine, elles faisaient lourdes, pataudes. Leurs concepteurs n'avaient semblait-il eut aucune envie de bâtir des arcs-en-ciel de pierre mais plutôt d'empiler des cailloux les uns sur les autres jusqu'à battre la tour d'à côté. Plus il les regardait, plus il trouvait une compétition idiote entre elles, dont les étapes pouvaient se retracer à mesure qu'il lisait les murs. La plus courtes des tours devait être la plus ancienne car elle était la plus simple : carrée, épaisse. Juste à côté, une seconde s'élançait plus haut et ainsi de suite jusqu'à une quatrième qui tournait sur elle-même tandis qu'une cinquième pour la dépasser revêtait un dôme pointu. Malheureusement, quelques rues plus loin, une autre penchait dangereusement au-dessus et menaçait de l'emporter dans sa chute. George ne pouvait s'empêcher de sourire en regardant une telle prolifération anarchique de catastrophes en puissance. Plusieurs idées germaient dans son esprit, plus ou moins réalisables, selon les moyens à disposition, et il s'y absorbait déjà.
Finalement, il rejoint la route après une petite heure passée dans l'herbe et se mêla à la collection hétéroclite de gens et d'autres qui se dirigeaient vers les grandes portes de la ville. La voie était large, suffisamment pour que tout le monde circulât dans les deux sens sans se marcher dessus et sur deux files ordonnées. George résista à l'envie de voler le cheval d'un nobliau qui passa près de lui pour la simple raison que la brune qui lui tenait compagnie le divertissait. Assise sur la carriole de son père, en robe blanche, elle avait les pieds nus qui balançaient dans le vide et l'entretenait sur son pays natal et les ravages du temps.
« ... en couche et mon frère l'a suivi rapidement. C'est pour ça que papa a décidé qu'on devait venir à Prastro. Son frère y tient une échoppe et il a accepté de nous héberger quelque temps dans une chambre au-dessus. Juste assez pour que papa trouve du travail, évidemment. On veut pas empiéter, on est pas comme ça.
- Et comment s'appelle cette échoppe ? Je pourrais venir vous y rendre visite, ne serait-ce pas délicieux ?
- Oh, messire de Chlémè, vous exagérez ! La jeunette eut la décence de rougir un peu en rebaissant sa robe des deux mains. Mon père ne serait pas d'accord, vous savez ?
- Allons, vous me prêtez de bien mauvaises intentions, Amandine, alors que je me propose seulement de veiller sur vous, de loin en loin. George déploya son plus beau sourire. J'ai déjà un toit en ville.
- Vous mentez, Arnaud, je le vois dans vos yeux. Elle se pencha vers lui, après un regard vers son père. La Toge Bleue. Vous me promettez de passer ?
- Je vous le promets, dit-il en opinant doucement du chef. Je vous apporterai des fleurs et des fruits frais ! »
La jeune femme échappa un rire gloussant qui lui déplut mais il ne fit aucune remarque et se contenta de sourire. Elle n'était pas idiote mais pas au point de faire jeu égal et serait une proie facile pour les premiers temps dans la ville, afin de ne pas trop perdre la main. Il la salua d'un geste avant de s'éloigner : le dur forgeron revenait auprès de la carriole et lui ne se ferait pas abuser par un prétendu noble allant à pied. Peut-être que ce Patrick rendrait la partie plus intéressante. Pour l'instant, il jouait seulement parce que la brunette avait un joli sourire et des formes girondes qui lui plaisaient beaucoup. Elle lui ferait oublier la blonde mésaventure de la côte.
La file ralentissait, signe que les portes n'étaient plus très loin. George se laissa couler en arrière un moment, sans en avoir l'air, à l'affût des questions que posaient les gardes. Ils n'arrêtaient pas tout le monde, seulement un voyageur sur cinq ou six. L'un d'entre eux l'approchait pour l'interroger et deux autres s'occupaient de faire entrer le reste des visiteurs. Aucun arbalétrier ne se dissimulait dans les murailles, rien n'attendait patiemment pour surprendre le voyageur un peu primesautier qui voudrait s'amuser aux dépens des douaniers et sur les chemins de ronde, les patrouilles s'arrêtaient à peine pour jeter un oeil sur les flots contraire qui passaient. Aussi George se remit à avancer d'un pas sûr.
« Halte !
- Oui ?
- Votre nom, votre raison de séjour et ce que vous amenez ici. C'est la première fois ?
- Oui. George prit une petite inspiration. Arnaud de Chlémè, visite d'agrément, trois lapins morts. »
Le garde gribouilla sur son carnet en regardant le visiteur.
« Z'avez l'intention de rester combien d'temps ?
- Je n'en sais rien. Quelques semaines, tout au plus ? Il essaya un sourire affable. Peut-être plus si je trouve un emploi.
- Mouais. Très bien, entrez, allez. Il agita un bras. Allez, plus vite que ça, vous gênez le mouvement.
- Je vous remercie. »
Et c'est ainsi que George entra pour la première fois dans Prastro. Il s'écarta un peu sur sa gauche pour laisser le trafic, s'adossa à la muraille et observa. La route qui passait la porte se divisait en plusieurs rues qui se dispersaient sans la cité. La plus surprenante était la grande et belle artère qui prolongeait la voie. Pavée, elle s'enfonçait vers le centre en une trouée qui perçait les enchevêtrements de maisons, de bâtiments et de quartiers qui foisonnaient un peu partout, jusqu'à disparaître dans le chaos de tours au loin.
Prastro. Il n'en avait jamais entendu parler, mais ainsi était elle. La ville dessinait un ovale grossier un peu aplati par endroit, où s'échappaient les sept routes qui y menaient. Elle servait de carrefour marchand aux peuples des alentours sur des centaines de kilomètres et ils venaient y échanger qui du bétail, qui des légumes, qui des armes ou des minéraux. Elle sentait la terre battu et les déjections de vaches, le cuir à tous les moments de sa transformation, la richesse la plus ostentatoire et la misère la plus rude. Au travers des sons, il devinait plusieurs marchés aux bêtes et d'autres encore, avec leur lot de quidams prêt à être récolté avec douceur. En plantant ses pieds dans le sol, il se sentait comme connecté à la ville.
La foule se pressait dans l'avenue et se marchait allégrement sur les pieds en criant ou en gémissant sans cesser d'avancer. Tout le monde se heurtait à tout le monde, entrants, sortants, charrettes chargées et vides, sans se croiser vraiment. Le bruit aurait pu être assourdissant s'il y avait prêté attention mais il se concentrait sur autre chose. Il voyait les quelques elfes se mouvoir avec grâce dans le flot, esquivant les importuns dans une danse élégante ; il voyait les humains se serrer les uns contre les autres, inconsciemment, pour se protéger du monde. Par endroit, il distinguait même des nains, encore moins nombreux que les elfes, qui passait en Jaggernat réduit et bousculait toutes les jambes infortunées sur leur passage. Et tout ces gens se mélangeaient sans se voir, échangeaient, s'insultaient et s'étripaient pour de l'argent.
Georges respira à plein poumons en cherchant à saisir tous les effluves les plus infimes en même temps qu'il gravait dans sa mémoire tout ce que ses yeux lui montraient. Ils notaient les parcours sur les toits, les recoins, les endroits où l'ardoise touchait presque les murailles, les prises sur les murs, les toits peu pentus et ceux plus abrupts. Dans cette ville, il se sentait accueilli, pris au sein d'un organisme qui l'emportait et lui assurait des jours extraordinaires. Il s'abandonna à cette sensation quelques longues minutes, la goûtant de manière presque extatique avant de reprendre pied petit à petit avec la réalité. Il fallait vendre les lapins pour obtenir quelque argent, acheter un couteau quelque part, soulager quelque badaud d'une bourse trop lourde et se lancer dans l'avenir les bras largement ouverts. Son visage s'éclaira d'un sourire prédateur.
« Toi, mon gars, t'as l'air d'un type qui va trouver des ennuis. Et plutôt rapidement, si tu veux mon avis.
- Vous croyez vraiment ? Ce chien s'était glissé à côté de lui sans qu'il ne s'en aperçût. Et pourquoi ? Il déplaça subrepticement ses bras.
- Parce que t'as la gueule d'un coureur et que les coureurs se retrouvent souvent dans la merde quand ils ont ta tête. Une pause. Remets les mains dans les poches. J'ai pas envie de t'abimer, je l'aurais fait depuis longtemps. »
George se tourna sans geste superflu vers son interlocuteur qui se roulait une cigarette en toute quiétude.
« Tu peux m'appeler Balafre, gamin. Et non, tu verras jamais la balafre en question. Il se cala la clope au coin des lèvres, l'alluma avec son briquet et expira doucement. Marche. On va vendre tes lapins et te trouver un étal de couteaux.
- Qu'est-ce qui te fait croire que j'ai l'intention de m'acheter un couteau ?
- Parce que c'est exactement ce que je ferai et que si t'as la tronche d'un pendu en puissance, t'as pas l'air d'un con. Une pause, un peu de fumée. Je m'trompe ?
- Admettons, d'accord. Alors ?
- Alors on va vendre tes lapins et te trouver un étal de couteaux. Et après, tu verras. Et t'avise pas de chercher à décarrer, gamin. Tu battrais p'têt la Balafre dans les bois, mais pas là. T'as compris ?
- Oui.
- Alors marche. »
Edité par Celimbrimbor le 07/08/14 à 22:18
Rat De Labo | 08/08/14 12:22
ah l'agréable et beau retour que voilà
Le Rat, démon clanique et seigneur du cauchemar.
"N'est pas mort ce qui à jamais dort, Et au cours des siècles peut mourir même la Mort"
Ryuk | 08/08/14 13:37
Ryuk Dread, aîné de la famille Dread, humain et Hordeux.
"La vie est un conte, conté par un idiot; le plein de son et la fureur, ne signifiant rien"
Pépé Narvalho | 09/08/14 08:27
Les choses se présentaient plutôt bien, jusqu'à ce(tte) Balafre...
-- Memento mori --
Pépé Narvalho, pourfendeur de 2 clans... malgré lui
Anastase De Mu | 12/08/14 18:31
Personnellement, il m'a l'air sympathique ce Balafre. Un chic type, certainement.
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Anastase de Mù, le marquis.
"Mon cher ami, ce crâne de gobelin siamois est magnifique ! Votre prix sera le mien."
Celimbrimbor | 17/08/14 22:14
« Je me souviens de Siri.
- Pardon ?
- C'est le titre. »
Un bar quelconque, en multivers.
Et parce que George n'était pas le dernier des abrutis, il suivit la Balafre qui le mena dans les rues de Prastro. Ils s'engagèrent sur les pavés vernis par les pas des passants de l'artère principale. La voie Monstrare était la vitrine de la cité et les bâtiments qui l'entouraient, d'une porte à l'autre, étaient parmi les plus beaux de la ville. La maison d'échange Nosra, avec ses cariatides en colonnades soutenant une avancée de toit, au fronton décoré des exploits fabuleux du fondateur de la maison, Lucas Nosra, gravés dans une pierre doucement jaune, en faisait partie. On y vendait et achetait à peu près tout ce que la ville pouvait fournir et la Balafre appris à George qu'en une occasion au moins, la ville elle-même y avait changé de main. Mais elle n'était qu'une des nombreux bâtiments remarquables sur le chemin du marché aux volailles et George s'intéressa surtout aux nombreux camelots qui harcelaient tout ce qui n'avait pas l'air autochtone sauf, bien entendu, lui-même. Il vit une femme au chemisier diaphane vendre un sifflet cassé pour une somme rondelette à un jeune homme qui louchait sur sa poitrine et qui ne vit pas un acolyte quelconque lui voler sa bourse juste ensuite. Deux minutes plus tard, le jeune homme bousculait tout le monde à la recherche et fit presque tomber George qui l'avait oublié, absorbé par une grille en fer forgée derrière laquelle une grande arche proclamait « banque » en caractères dorés. Une file de gens y entrait et en sortait, sans prêter attention à personne, l'air affairé. La plupart portait des habits tapageurs, tout de soie et de flanelle, avec moult dentelles et colifichets un peu partout. Près des portes, des hommes en armes se tenaient droits et raides, le regard froid. Une pression dans son dos le déséquilibra : la Balafre lui intimait de se détourner et de reprendre son chemin.
Ils plongèrent dans une allée perpendiculaire et la lumière changea. Il faisait plus sombre et les bâtiments étaient plus proches dans cette rue. Il y avait moins de bruit, aussi. Seules les odeurs s'étaient faites plus prononcées. Une foule importante s'y promenait encore mais beaucoup moins dense que dans l'artère principale. George remarqua également que les parures des passants y étaient moins voyantes et prétentieuses. Mentalement, il dessinait une carte de la ville, imaginant la première avenue donnant sur un coeur et le traversant, abreuvant les badauds de visions sublimes et de richesses infinies, tandis que son bassin versant se composait de rues et venelles plus ou moins larges, plus ou moins sûres, où les moulures les plus prétentieuses cédaient la place à la misère simple. Chaque cité fonctionnait ainsi, quelle que fût sa taille : seul le tracé changeait, à l'inverse de celui des forêts et des bois. Un coureur ne se perdait jamais, n'errait jamais, car il n'existait qu'un seul et même bois à courir et que tous en faisaient partie. Il réprima un frisson.
Voilà pourquoi les cités exerçaient sur lui une telle attirance. Elles étaient neuves, elles apportaient chaque fois une nouveauté, un tremblement d'adrénaline exceptionnel. Après l'identique des bois, les ruelles lui procuraient un sentiment proche de l'extase. Courir changeait peu, dans l'absolu, il fallait simplement faire plus attention et ne pas aller trop vite. Mais une fois que les dangers étaient connus, une fois les habitudes prises, quelle liberté ! Voler par-dessus les toits en sentant ses pieds glisser sur la tuile ou l'ardoise traitres et reprendre appui au dernier instant sur une gouttière était impossible dans les forêts. Traverser un appartement entier en passant par deux fenêtres, ouvertes ou fermées, peu importaient, entendre les cris d'effroi des résidents et disparaître dans la nuit. Et puis, une fois en haut, une fois disparu parce que trop rapide, alors le monde sous la course s'estompait et la comédie des vivants se fondait au blanc et c'était le seul moyen où courir valait la peine de courir, dans cette solitude de vitesse, hors des bois, des forêts, du monde.
Mais avant ça, avant cette dissolution dans l'infini, il fallait apprendre. Apprendre les moindres recoins, virages et toits pentus, les cheminées branlantes et les tresses de vignes dissimulées. Il fallait connaître les chemins ouverts et les chemins fermés, les trajets des gardes pour ne pas les emporter et les nids des chats et les cachettes des orphelins. La tâche ne serait pas aisée, étant donnée la taille de Prastro, mais le plaisir n'en serait que plus grand. L'excitation le saisissait déjà et il s'imaginait passer partout, l'oeil grand ouvert, repérant ce qu'il se savait seul à pouvoir repérer.
Et il marcha dans une déjection de chien. La Balafre rit doucement :
« T'es r'descendu sur terre, gamin ? Parce que t'avais l'air sacrément haut, tu sais ?
- Ça va, c'est bon, grommela George. Il est où, ce foutu marché ?
- On tourne à droite. »
Il cracha son mégot dans la rigole et poussa George dans une rue. Ils s'étaient indubitablement rapprochés du marché aux viandes. Non seulement ils entendaient les oraisons des différents animaux mais l'odeur de purin planait paisiblement dans les alentours, se diffusant doucement depuis une direction vague, plus loin. Il leva les yeux en évitant une flaque douteuse. Les maisons étaient tordues, aux fenêtres sales et les quidams qui naviguaient dans le tas avaient définitivement l'air moins apprêté. Le coureur nota la hiérarchie dans un coin de son esprit et continua d'avancer. A Estralia, les bestiaux étaient un signe de prospérité car la ville était portuaire et qu'il y avait peu de pâturages. Ici, il aurait cru que les choses en seraient de même, attendu que les champs autour étaient surtout céréaliers. Il passa sous une arche qui semblait délimiter deux zones distinctes et les ruelles s'agrandirent un peu. Sur les côtés fleurissaient des boucheries et au loin il pouvait deviner des équarisseurs et entendait quelques animaux malheureux. Leur destination ne devait pas être très loin et il étendit le pas et se retrouva le nez au sol, ensanglanté.
« Quel est le -
- Reste au sol. La Balafre ne souriait pas.
- Mais, je
- Ah et, tiens, ferme ta gueule, aussi. Tu seras gentil. Il cracha. Qu'est-ce tu cherches, Valdo ?
- Et toi, t'as trouvé que'qu'chose, on dirait. Tu me dirais c'que c'est ? On partage ?
- Dégage, Valdo. Il avait le ton las. J'ai pas envie qu'on règle ça maintenant.
- T'aurais pas peur d'p'dre, des fois, hein ? Ce s'rait indigne de la grande Balafre, ça, ah ouais !
- Va caqueter ailleurs, Valdo. J'suis vraiment pas d'humeur et tu risquerais de le regretter.
- Oh, mais c'est qu'tu menacerais, là, Balafre. Mais, t'sais quoi ? J't'en veux pas. Parce que j'sais qu'tu menaces pas, pas ici. Pa'ce qu'ici, t'es chez moi ; t'sais ? Chez moi. Il beugla les deux derniers mots tout proche du visage de la Balafre. Oh, oui, bien sûr, à la limite, hein, j'sais, j'sais. Mais tu crois qu'pour toi, j'f'rais pas une exception, là ? Pour te voir cracher tes tripes sur le sol et crever comme un chien, la Balafre ?
- Si tu te tires pas, Valdo, disait la Balafre d'un ton infiniment las et froid, je te tue ici. Je romps la trêve. Je tue tes gars. Les quatre qui nous surveillent et ton giton planqué sous la cheminée, là-haut. Je tue tes lieutenants et je fous le feu à ta cachette. Tu sais, Valdo ? Celle, bien dissimulée, sous les bains chauds de la rue Malbec ? Où on accède en passant par le primeur d'à-côté.
- Tu f'rais pas ça, Balafre, répliqua Valdo, la voix sûre. T'es pas assez con. Tu sais qu'la trêve dépend d'gens comme toi. Comment il avait dit, d'jà, l'autre ? Ah, ouais : « raisonnable ». Il éclata d'un rire peu amène.
- Je t'ai jamais apprécié, Valdo. La voix de la Balafre sifflait de la glace. Et pas parce que t'es un abruti fini, ça je fais avec. Non. Une pause. Parce que t'as jamais vu plus loin que le bout de ton nez. Droit de passage, pauvre con. On est rue Ephaméride. T'as pas oublié ça, dit ?
- Qu'esse j'en ai à foutre, de la rue ? Une rue, c'est une rue et c'te rue, c'est ma rue ! Valdo parlait plus fort. Un droit d'passage, et puis quoi ? Hein ? Tu m'dis ?
- Non, Valdo. George n'avait pas vu la troisième voix arriver. C'est toi qui vas nous dire, Valdo. Nous dire pourquoi t'attaques un passant sous la protection de la Balafre dans une rue franche.
- C'pas une rue franche, bordel, Monteur ! C'est ma -
- Une rue franche reste une rue franche, que tu l'administres ou non, Valdo. Et en tant que telle, nous la surveillons. Un temps. Renvoie tes gars et barre-toi.
- P'tain, 'chier, Monteur ! Il gémissait et George, malgré le sang, sourit. Allez ! Ferme-les yeux ! L'temps qu'j'le saigne ! »
George vit les pieds de ce qu'il supposait être Valdo décoller du sol et l'entendit ahaner. Le poids de la Balafre disparut de son dos et il se releva, pour voir une montagne tenir un elfe malingre à bout de bras. Il cligna des yeux. Le géant, Monteur, sans doute, replia le bras dans son dos et en ramena une épée qui faisait la taille d'une jambe du coureur.
« Tu vois, ça, Valdo ? Il claque le nez de l'elfe avec le haut de la lame. Tu vois ce symbole ? Ça veut dire que dans les endroits francs, c'est moi qui règle les ennuis. Ça veut dire que j'ai près de mille deux cents bâtards tout prêt à se jeter sur toi, tes hommes, ta zone. Ça veut dire que je peux te découper, ici, maintenant, devant tous, et balancer tes morceaux aux chiens sans que personne, dans l'association, n'y trouve à redire. Est-ce que tu comprends-tu, Valdo ? »
L'elfe laissait échapper des respirations difficiles et roulait des yeux en tous sens sans répondre.
« Comprends-tu, Valdo ? La voix de Monteur se fit encore plus définitive. Hoche la tête si tu comprends. »
Valdo obtempéra sans traîner et s'étala au sol, reprenant son souffle à grande goulée, marmonnant des injures entre deux inspirations.
« Maintenant, je vais te dire ce que tu vas faire. Tu m'écoute ? L'autre hocha la tête. Tu vas renvoyer tes gars et te barrer. Sur le champ. »
Il y avait un îlot de vide autour d'eux, les passants s'efforçaient de ne pas les voir et de les éviter. Valdo jeta un regard plein de haine à la Balafre et fit un petit mouvement de la main avant de tourner les talons, murmurant une malédiction quelconque. George essuyait son nez avec sa manche de chemise, mouchant du sang. La foule se reformait. L'accident était terminé, ou tout du moins le semblait-il.
« Merci, Monteur.
- Qu'est-ce que t'es venu foutre ici, Balafre ? Monteur rangea son épée sur un crochet qui pendait dans son dos. Tu pouvais pas faire un détour ?
- J'escomptais pas croiser Valdo. Et quand j'ai remarqué qu'il était dans le coin, il était trop tard.
- Hum. Admettons. Esteban m'a dit qu'il vous avait suivi depuis l'artère principale. Les chasses poches vous ont collé comme des mouches à merde.
- Je sais.
- Tu vieillis, Balafre. La voix de Monteur laissait paraître une nuance de mépris. Y a cinq ans, t'aurais jamais laissé trois chasses poches te divertir au point de pas éviter Valdo.
- T'as pas compris, Monteur, répliqua la Balafre. Fallait que je m'occupe du gamin. »
Le géant sembla enfin remarquer la présence de George et porta sur lui un regard scrutateur. Il portait un pantalon en serge brun et un gilet en laine noire sur un haut de corps brun également, qui laissait entrevoir le début de sa gorge. Il avait les cheveux ras et gris mais son visage ne trahissait aucun âge. Sa stature impressionnait et George le supposa dépasser aisément les deux mètres et des poussières. Le plus étonnant, en fait, était qu'il était parfaitement proportionné et ne ressemblait en rien aux hommes forts que le coureur avait pu croiser dans des foires. Monteur était bien fait et, n'aurait été quelques cicatrices qui lui barrait la face et son air revêche, il aurait même été bel homme. Un sourire joua sur ses lèvres.
« Et qui c'est, le gamin ?
- Arnaud de Chl- Un violent coup de coude au plexus lui coupa le souffle.
- J't'ai dit de la fermer, gamin. La Balafre maugréa. Le gamin, c'est le gamin. Il dira son nom à l'association plus tard. Et il a rien à foutre avec toi.
- J'viens de te sauver les miches, la Balafre.
- On sait tous les deux que j'aurais abattu cet imbécile et ses crétins si t'étais pas intervenu. T'as sauvé la trêve, pas moi. Je te repairai à l'assemblée, au nom de mon groupe, pas au mien.
- Tsssk. La politique. Ça m'a jamais plu. Monteur claqua de la langue. C'est bon.
- Merci, Monteur. À plus tard.
- C'est ça. » Monteur recula et, avec une agilité confondante pour sa taille, disparut dans la foule.
La Balafre s'alluma une cigarette et entreprit de la fumer avec lenteur.
« Bon, va falloir que je t'explique deux trois conneries si je veux pas que tu clamses comme un abruti pour une baguenaude. Donc, on ne change rien au plan, sinon qu'après l'achat du couteau, nous irons nous poser dans une taverne quelconque où nous parferons ton éducation. »
George opina du chef sans oser répondre. Cette Balafre commençait sérieusement à l'agacer et il n'avait pas besoin d'une duègne pour survivre dans une cité. Sitôt le couteau en sa possession, il prendrait la poudre d'escampette. Leur parcours sinueux dans la cité lui avait déjà montré quelques endroits de course et il en profiterait. La petite Amandine ne serait que trop heureuse de le revoir. Il sourit finement et entra à son insu sur la place du marché aux bestiaux.
Edité par Celimbrimbor le 17/08/14 à 22:16
Celimbrimbor | 09/09/14 10:17
« Elle était blonde.
- Siri ?
- Non. Toinette. »
Un multivers au hasard, dans un bar.
La foule se pressait, compacte, et cancanait à qui mieux mieux, piaillant des sons sans signification et signifiant des signes sans sens, transmettant des messages sans objets, murmurant des mots à des oreilles qui n'écoutaient pas vraiment. Des groupes se formaient, se délitaient, se reformaient, au hasard d'une phrase, d'une onomatopée ou d'une exclamation. Filles, garçons, nains, humains, tous de façon chaotique, se bousculaient, s'insultaient, riaient ensemble et, pour les quelques émotifs trop sensibles, pleuraient joyeusement. Certains, pour qui l'admission avait été une surprise, n'en croyait pas leurs yeux et s'extasiait dans la cour, devant le campanile, devant le bâtiment lointain de la bibliothèque ou les terrains de sport qui parsemaient le campus. Des volontaires les guidaient vers les amphithéâtres qui les attendaient et les assuraient que tout iraient bien, qu'il était impossible de se perdre, ne vous inquiétez pas, de toute façon, il y a des affichages un peu partout et des plans détaillés et, si cela ne suffisait pas, notre équipe de cent vingt étudiants volontaires couvrent l'intégralité du campus pour vous aidez, vous les reconnaîtrez grâce à leur chemise jaune, rassurez-vous, allez, vous devez vous rendre dans l'amphithéâtre Anaxars, dans le bâtiment en face de vous, là-bas, bonne rentrée !
L'université de Prastro était réputée dans toutes les régions et même au-delà des frontières du pays. Elle n'était pas la plus grande, ni la plus belle mais simplement la meilleure. G. U. P. regroupait certains des esprits les plus brillants du monde connu et même quelques elfes avaient accepté d'y enseigner. Tout ce qu'on savait au moment y était à apprendre, enseigné souvent par les inventeurs même des dernières découvertes. Tous les sujets y étaient considérés égaux malgré une petite préférence pour les mathématiques et la logique. Aussi, elle attirait ce que les environs avaient à fournir de jeunes esprits avides de savoir, de petits imbéciles cherchant quelques années de joies intenses et de dérèglements passionnés et, ici où là, de véritables génies qui éclosaient en temps et en heure, souvent bien plus tôt qu'on les attendait.
Elle constituait une pépinière d'esprits qui, une fois leurs études complétées, filaient un peu partout pour pourvoir des postes éminent dans divers pays, dans diverses régions, dans des empires ou des entreprises variés. Certains devenaient capitaines d'industrie, d'autres gentilshommes de fortune, une grande partie de la population de femmes qui fréquentait l'université choisissait une carrière dans la politique ou les affaires économiques un peu complexes. Tous cherchaient des places de pouvoir, où ils pourraient influencer le monde et il n'était pas faux d'affirmer que G. U. P. modelait une partie de l'univers connu et s'en sortait très bien. De nombreux étudiants rendaient à l'université ce qu'elle leur avait donné, sous des formes variées mais qui avaient toutes en commun que, finalement, un bâtiment, une salle de cours ou un amphithéâtre, une aile, une bibliothèque ou une salle des cartes, un terrain de sport, une cantine ou une chapelle, changeait de nom, ou que les repas étaient si bons ou que les bureaux des professeurs si fournis.
C'était, en fait, une véritable fourmilière, industrieuse et nombreuse mais qui pourtant ronronnait paisiblement sous la férule attentive du conseil d'administration, lui-même présidé par le recteur et le doyen qui lui servait d'adjoint. Ils s'assuraient que toutes les fonctions fussent remplies correctement ce qui, la plupart du temps, consistait simplement à joyeusement déléguer tout ce qui pouvait l'être et à tenir leur charge de manière digne, hautaine et sage. Et ils arboraient cette façade avec un tel naturel que la boutade courrait parmi les étudiants que pour être plus dignes qu'eux, il aurait fallu être mort. Ajoutons à leur décharge que les destinateurs de telles rumeurs étaient souvent des étudiants qui avaient séjourné un temps certain dans le bureau de l'un ou l'autre, ce qui mettait largement en doute l'objectivité de leur jugement. À condition, bien sûr, qu'une chose pareille existât. Ce qui serait confondant.
Mais pour le moment, la foule empressée était bien loin de toutes ses préoccupations. La semaine d'accueil commençait et les premières années, dans un mélange amusant d'enthousiasme et de terreur absolue, voulaient savoir à quelle sauce ils seraient mangés, dans ce lieu qu'il découvrait, pour la plupart, à peine. Prastro n'était qu'une petite partie du bassin versant de G. U. P. et si les habitants de la cité étaient habitués à ses hauts murs couronnés de piques en métal, à ses deux portes monumentales et à ses entrées de service, les élèves qui arrivaient de plus loin s'arrêtaient, estomaqués.
La porte principale de l'université se situait dans les murailles Ouest. Elle était en bois massif, cloutés de fer. Elle avait été conçue pour laisser passer deux charrettes de front mais, désormais, seuls les étudiants la fréquentaient vraiment et il n'y restait guère que la grande procession qui forçait les deux lourds vantaux à s'ouvrir. Pourtant, même si son usage diminuait, elle ne perdait rien de sa beauté. Elle s'intégrait dans les murs, majestueusement surplombée d'un haut fronton où figurait son blason, un grand livre ouvert sur un fond couleur bleu nuit, croisé d'une plume dont la pointe approchait d'un encrier. Un bandeau, en-dessous, avait dû déployer la devise de l'université, rendue illisible désormais par l'usure des ans.
Passer la porte signifiait pénétrer sous un passage où, à gauche, se trouvait une guérite d'accueil, complètement inutile en ces heures de début d'année, au-dessus, une arche solide qui tenait le plancher d'une salle et, à droite, un panneau d'affichage pour les visiteurs. Une fois seulement cette voûte dépassée les élèves arrivaient véritablement dans l'enceinte de l'université. De chaque côté, une rangée de bâtiment courrait le long des murs et, après une petite distance, tournait à angle droit pour continuer à longer les remparts jusqu'à se rejoindre plus loin, après la seconde porte. La cour pavée faisait la taille d'un demi hippodrome et ceci seulement parce qu'un lourd clocher de pierre l'interrompait en son milieu. Il marquait le début de deux étendues herbeuses séparées par un petit chemin central qui passait sous le campanile et menait au bout de la seconde moitié de la cour, vers ce qui ressemblait à s'y méprendre à des dortoirs. Ceux-ci barraient la vue et s'étendaient sur une vingtaine de mètres et trois ou quatre étages. À peine avait-on eu le temps de saisir cette vue profonde que, tournant le regard de droite ou de gauche, on devait intégrer de nouvelles informations. Sur la gauche, un réfectoire lançait une volée de marches en pierre blanchie vers la cour tandis qu'à droite une colonnade carrée servait de porche à ce qu'un panneau dénommait « Salle d'examen » et qui, pour l'heure, avalait les uns après les autres les gens qui patientaient en file pour y entrer. Il faisait l'angle final de la cour, espacé de quelques mètres seulement d'un autre bâtiment, terriblement long, qui filait jusqu'aux dortoirs au loin et commençait avant le campanile.
Amandine ferma la bouche, cligna une fois des yeux, puis encore, avant de, finalement convaincue qu'elle ne rêvait pas, recommencer à respirer. La vue l'avait soufflée et l'abasourdissait encore. Après le long bâtiment, elle devinait encore une cour verdoyante et un encore un complexe et au-delà des dortoirs elle imaginait d'autres salles, d'autres installations et ces pensées l'emplissaient d'une joie sans précédent. Ce n'était pas une illusion, elle était bien dans le coeur du savoir, où naissaient les plus petites idées et les plus incroyables questions. Amandine avait envie de tout parcourir, de tout explorer à la fois, de ne pas laisser de répit à ses pieds avant de connaître sur le bout des orteils les moindres détails des allées, des culs-de-sacs, des recoins et des rues qui courraient partout. Pourtant, elle se contrôla. Il fallait d'abord qu'elle vérifiât que la bourse d'étude qui lui avait été allouée sur la foi du témoignage d'un alumnus de campagne n'était pas un fantasme imbécile en passant cette épreuve redoutable : l'inscription. D'un geste sûr elle raffermit la sangle de son sac et joignit la file d'attente avec un sourire.
Pour tuer l'attente, elle farfouilla à la recherche de son carnet de croquis et d'un crayon et reprit son portrait d'Arnaud ou quel que fut son nom. Il lui avait bien plu, avec son boniment amusant. Un sourire mutin éclaira son visage. Avec un peu de chance, il l'avait prise pour une courge et cela ne lassait pas de l'amuser. Il n'avait pas les yeux aussi grands, si ? Il ressemblait à un mérou sur le dessin alors qu'il lui avait fait l'impression d'un gros félin. Et les traits de son visage étaient un peu plus fins, malgré les favoris qui lui en mangeaient une bonne partie. Elle arracha la feuille, la fourra dans son sac et commença un nouveau croquis tout en marchant doucement dans la queue. Voilà, le nez un peu empâté mais des lèvres à peine marquée et un pont très léger. Le plus dur était de réussir à reproduire l'éclat qu'il avait au fond des yeux, une sorte d'amusement permanent, de joie intense et de liberté profonde... Sa langue pointait sur sa lèvre supérieure dans son effort de concentration, elle n'y arrivait pas, elle n'y arriverait pas. Il faudrait qu'elle le revoie.
Allait-il être déçu quand il s'apercevrait qu'elle ne serait pas à la Toge Bleue ? Si une auberge de ce nom existait, en tout cas. Elle sourit de nouveau en repensant à la galéjade. Il faudrait qu'elle prît un moment pour le retrouver, ce serait dommage de le perdre. Quelqu'un qui aimait tant jouer ne pourrait être qu'un excellent partenaire de jeu. Si elle n'en rencontrait pas d'autre d'ici là. D'une main délicate, elle ajusta ses boucles brunes derrière sa nuque et décocha un sourire magnifique à une jeune fille devant elle qui rougit jusqu'aux oreilles. L'effet aurait été parfait si elle n'avait pas trébuché ce faisant dans le premier degré qui menait à la salle d'inscription et ne s'était retenu in extremis à une des colonnes. Elle reprit son équilibre tant bien que mal et passa finalement le porche.
Dans le fond de la salle, derrière des paravents défraîchis, on avait empilé tout ce qui rappelait qu'on pouvait tenir des examens en ces lieux : tables et chaises s'entassaient pêle-mêle, à l'exception de quelques unes placées au devant. Là, attentifs et l'air serein, des administratifs faisaient défiler les nouveaux étudiants, leur posant quelques questions et leur donnant l'emploi du temps de la première semaine au terme de celles-ci. Ce fut bientôt le tour d'Amandine et elle se présenta à la table.
« Bonjour, Mademoiselle, asseyez-vous je vous prie.
- Bonjour !
- Bienvenue à la Grande Université de Prastro. L'officielle sourit paisiblement. Pouvez-vous me donnez vos noms et prénoms, s'il vous plaît ? Que nous vérifions votre inscription sur nos listes.
- Bien sûr. Je m'appelle Amandine Ciorian Corvadt.
- Hum... Elle fit rapidement défiler une série de fiches devant elle. Oui, vous voici ! Bien, allez voir mon collègue, à la table quatre s'il vous plaît. C'est lui qui s'occupe des admissions spéciales.
- Je vous remercie, bonne journée.
- De même, au revoir. »
Amandine eut tôt fait de rejoindre la table désignée où un elfe semblait passablement s'ennuyer. Il lui lança un regard inintéressé :
« Noms et prénoms ?
- Amandine Ciorian Corvadt, monsieur. Un temps. Bonjour ?
- Il paraît, ouais. Un instant, je vous prie. Il plongea la main dans le tas de papiers qui défigurait le plateau. Ah, voilà. Amandine Ciorian Corvadt, de Bouille-la-Combe, c'est ça ?
- Oui, c'est exact.
- Parfait. Vous avez une lettre à me présenter, je crois, non ?
- Oh, oui, pardon, cela m'était sorti de l'esprit !
- Visiblement. Il tendit la main, agacé. Allons, s'il vous plaît. »
Amandine fouilla son sac rapidement et lui présenta une feuille qu'il lui rendit sans regarder.
« Je suis certain, mademoiselle Corvadt, que vos griffonnages se négocieront un jour à prix d'or chez les Nosra et que je serai, à ce moment-là, plus qu'heureux d'en avoir un en ma possession pour assurer ma retraite, si j'ose ainsi parler, mais ce jour n'est, malheureusement, pas encore arrivé aussi vous prierai-je de bien vouloir me remettre la lettre qui vous été envoyée et de ranger votre oeuvre dans votre sac, merci.
- Oh, euh, pardon, je...
- Oui, oui, toutes vos confuses aussi, etcetera. Allons, pressons, s'il vous plaît.
- Voici !
- Voyons... Il saisit la lettre sans se départir de son air pincé et la lut rapidement. Bien, bien. Donc, mademoiselle Amandine Ciorian Corvadt, vous avez été admise à G. U. P. sur recommandation expresse d'un alumnus extrêmement réputé de notre bonne université. Ce que vous avez déjà pu lire dans la lettre, n'est-ce pas ? Elle opina du chef. Bien. Cependant, vous comprendrez que la procédure demandât quelques vérifications. Ce que votre destinateur n'allait pas sans ignorer et il nous a donc adressé en conséquence une lettre privée qui contient une série de questions que je dois vous poser afin de vous identifier. D'accord ?
- Euh, je... Euh...
- Mademoiselle, l'elfe eut un sourire fin de prédateur, croyez-moi, je n'ai pas pour habitude de remettre en doute la parole d'aucun de nos alumni, par respect pour les professeurs qui les ont formés et pour eux-mêmes mais si vous continuez à n'avoir que deux monosyllabes de vocabulaire il se pourrait que je révise mon opinion de notre chère et belle université sur le champ et je songe sérieusement à retourner voir ailleurs si la paie n'est pas meilleure, aussi vous demanderais-je de faire un peu plus honneur à celui qui vous a adressé ici et de vous ressaisir un peu. Un temps, infime. Commençons par la première question : comment s'appelle votre bienfaiteur ?
- Jérémy Ostrenci.
- Où vous a-t-il rencontré ?
- Dans la forge de mon père, où il achetait un plateau de verre et des pieds pour se faire une table.
- Qu'avait-il demandé que soit gravé sur le plateau ?
- « Tout passe, je passerai ainsi. »
- Quand a-t-il estimé utile de vous enseigner ?
- Le sept de ce même mois, il y a cinq ans, quand je récitai de mémoire un poème qu'il avait esquissé et corrigeai les vers boiteux qu'il y avait laissés.
- Précisez.
- « Il y avait un temple, perdu là-haut / Jamais allant obscurci, par les nuages » que j'ai modifié en « Il y avait un temple, perdu là-haut / Jamais allant caché, par les nuages ».
- Excellent. Je ne lis pas d'autres questions à vous poser. »
L'elfe eut un large sourire, désormais amical, et lui offrit sa main à serrer après avoir tiré de sous une pile de nouveaux documents.
« Bienvenue parmi nous, Mlle. Corvadt, c'est un plaisir que de vous recevoir. Il me reste à présent à vous expliquer les règles qui régissent votre admission et qui régiront votre présence ici, règles que vous retrouverez plus en détails dans la fournée de papiers que je vais vous remettre. À l'inverse des autres étudiants présents ici qui rentrent sur foi de critères économiques et dont les familles peuvent payer leur scolarité, ou des quelques uns envoyés par les différentes écoles des régions sur mérite scolaire et qui profitent d'une bourse spécialisée, vous bénéficierez dans quelques minutes d'une aide à montant indéterminé, ce qui signifie très simplement que c'est l'université qui prendra en charge toutes vos études et manière illimitée, sans vous restreindre à un seul champ, contrairement aux boursiers auxquels j'ai fait allusion voilà une seconde. Nous vous fournirons également une chambre dans un des pensionnats de l'enceinte, chambre que vous êtes libre d'accepter ou de refuser. De la même façon, vos repas, pris dans l'université, seront couverts par nos soins. Vous profiterez également d'un crédit automatique chez la librairie Caractères, à deux pas au Sud de G. U. P. pour l'achat de tout livre que vous jugerez utile à vos études, sur présentation là-bas d'un bon signé par un professeur référent. Enfin, l'université vous allouera, par mois, une somme précise pour vos menues dépenses en divertissements, vêtements et autre. Somme réduite mais néanmoins suffisante, qui sera recalculée tous les ans selon combien vous en débourserez. Tout ceci vous est rappelé là-dedans, l'elfe fit glisser un carnet devant elle, mais se résume assez bien : l'université s'occupe de tout pour vous. Comprenez-vous ?
- Oui monsieur, c'est trop d'honneurs.
- Précisément ma pensée, jeune fille. Cette bourse est exceptionnelle à plus d'un titre et ne va pas sans contrepartie. Il riva son regard gris clair dans ses yeux. À compter du moment où vous l'accepterez, vous vous engagerez à l'excellence. Cela signifie simplement que tout résultat en dessous de l'avant premier grade vous fera exclure sur le champ de l'université. En outre, nous escomptons de vous que vous paraissiez major dans deux des sujets que vous choisirez d'étudier. Enfin, car nous ne nous contenterons pas d'une vague réussite purement académique, vous devrez faire preuve d'une attitude irréprochable car vous représenterez l'université. Et en tant que héraut de cette dernière, il sera attendu de vous que vous participiez activement à l'une des associations du campus et que vous la meniez vers de nouvelles réussites, quitte à créer la vôtre. Tout manquement à une seule de ses conditions résulterait en votre radiation immédiate de l'université, sans possibilité de retour, même en étudiant normal. Une pause. Mademoiselle Amandine Ciorian Corvadt, acceptez-vous les conditions que je viens de vous résumer et, par là-même, la bourse d'études exceptionnelle qui vous est proposée ?
- Je suppose que je n'ai pas le droit à quelques jours de réflexion pour me décider ?
- En avez-vous réellement besoin ? répondit son interlocuteur, un petit rire au fond des yeux. Cette offre est inépuisable et vous est absolument propre. Dussiez-vous choisir de l'accepter dans vingt ans qu'elle vous attendrait encore et moi avec, probablement.
- Alors je vous demande de m'attendre un peu encore. Amandine afficha un air penaud. Je voudrais examiner les règles que vous m'avez remises et mes motivations.
- Bien. Inutile de vous représentez ici dans les jours qui suivent, passez directement au bureau des admissions spéciales, premier étage du bâtiment Évariste, aile de droite, tous les jours entre dix heures et treize heures, puis de quatorze heures trente à vingt-deux heures.
- Je vous remercie.
- On lui dira. Un temps. Filez. »
Amandine ne demanda pas son reste et disparu. Elle repassa la file d'étudiants impatients, elle refoula les pavés vernis de la cour, se coula sous l'arche, retraversa la porte, dépassa les deux statues et se retrouva dehors.
Edité par Celimbrimbor le 09/09/14 à 10:21
Celimbrimbor | 20/09/14 18:08
« Eh, patron ! Deux bières !
- Humpf.
- Ah, ouais, pardon. Une bière et un verre d'eau ! »
Le même multivers, dans un bar.
« C't'un beau couteau, tu sais ?
- Oh, ça va, j'ai compris.
- Puis il t'a pas coûté cher, pas vrai ?
- J'ai compris, j'ai dit !
- C'est ça. La Balafre rit. Allez, tu crois qu'un serveur d'une taverne de seconde zone réussira à pas trop t'enfumer ?
- C'est bon, c'est plus drôle !
- Ah, ça, gamin, tu vois, c'est moi qui décide quand c'est drôle et quand ça l'est pas. Et là, ça l'est. T'avais qu'à me laisser gérer le marchandage. Un temps. Remarque, maintenant, je vois à peu près ce que tu vaux. C'est pas glorieux. Tu veux boire quoi ?
- Une bière.
- Vendu. Va t'asseoir, j'arrive. Oh, et puis cherche pas à courir. T'es pas assez bon pour ça. »
George se laissa tomber sur la première chaise libre qui lui passa sous la main et essaya de ne pas trop penser à l'argent qu'il avait perdu en deux transactions ou au croc-en-jambe qui l'avait fait trébucher au moment où il commençait à courir pour prendre la tangente. Que disait le poète, déjà ? On n'est pas sérieux quand on a vingt-trois ans ? Foutrement vrai. George commençait à considérer d'un autre oeil le monde et plus précisément la ville. Il n'en était pas encore à regretter ses petits bourgs de campagne et les bois rassurants mais se demandait s'il n'aurait pas mieux valu rester plus longtemps chez les coureurs avant de les envoyer aux diables. Les propos d'André, quelque chose à propos de marre et de poissons, oscillèrent en sa mémoire avant qu'il ne les chassât. Il apprendrait. Il avait toujours su apprendre. Mais tout de même... Se faire piquer sa bourse deux fois et payer trois fois la valeur d'une marchandise... Il devinait à présent que l'acclimatation serait plus rude que ce qu'il avait envisagé et réfléchissait sérieusement à coller un moment au train de son protecteur du moment. Pour apprendre. Il fallait toujours savoir apprendre.
Il leva les yeux pour examiner l'auberge qu'il n'avait pas regardée en entrant. La salle n'était pas grande, pas claire et pas très pleine ni très joyeuse. Chaque client se tenait à part soi, le regard fixé sur la boisson qui patientait devant lui. Deux tables étaient occupées par un parti de gens animé, mais le murmure de leur conversation était inaudible, malgré le silence relatif de l'assemblée. En face de l'entrée, derrière son comptoir, le tenancier achevait de servir deux verres d'une substance que George ne connaissait pas à la Balafre. Ce dernier adressa, via le miroir dans le dos de son vis-à-vis, un clin d'oeil à George. Il paya les breuvages et vint s'asseoir à côté du jeune homme, l'air toujours aussi goguenard. D'autorité, il lui plaça un verre dans les mains, but le sien d'un trait et attendit.
« Quoi ? Faut que je boive moi aussi ? Je voulais une bière et ça, ça y ressemble pas. Du tout.
- Tu serais pas si stupide que t'en as l'air, alors ? La Balafre sourit doucement. T'inquiète de rien, c'est pas empoisonné. De l'eau vie de poires, pour te souhaiter la bienvenue. Allez, bois.
- Content ?
- Ouais ! Bienvenue, gamin ! Bienvenue dans la plus grande ville du plateau, cité état, capitale de la région et plus grand centre rayonnant de la côte jusqu'aux royaumes elfes !
- Sympa, la tradition, maugréa George. Et tout le monde finit le nez dans le ruisseau, avec un gros pied sur le dos ?
- Seulement toi, gamin. Seulement toi. La Balafre marqua une pause, jouant avec son verre, hésitant. Bon. Allez. Y a deux solutions qui s'offrent à toi, maintenant. Soit tu te lèves, là, tu te tires et tu essaies de survivre dans Prastro, tout seul. T'es pas un méchant, t'es pas trop con, je te donne une semaine, à peu près. Avant de finir - comment t'as dit ? Le nez dans le ruisseau à te noyer dans ton sang.
- Mais !
- Tais-toi. T'es un coureur, gamin. Ça se lit sur ta gueule, dans ta démarche, dans la façon dont tu regardes autour de toi. Pire que ça, t'es un coureur pas fini et ça aussi ça se voit. Même le marchand de viande l'avait saisi, putain. Même ce débile de Foity l'avait vu. En gros, t'es une cible pour tout ce que la ville compte d'un peu interlope : chasses poches, marchands véreux, gens d'armes, journalistes et je passe les meilleurs. Tout ce que la trêve tient en respect va te tomber sur le râble et te presser jusqu'à plus soif. T'es dans la merde. Un temps. Bon après, je te le redis : t'es pas trop con, tu devrais éviter les trucs les plus désagréables et t'en tirer un moment. Mais ça durera pas. Rien que Valdo va pas dormir avant de t'avoir fait bouffer tes dents.
- Et l'autre choix, c'est quoi ? J'te colle au derche, je bouffe ta merde et je survis ?
- D'abord, tu vas reprendre l'habitude de me vouvoyer, gamin, parce que j'aimais bien ça. Ensuite, non. L'autre choix c'est pas de te pendre à mes basques en espérant te repaître de mes miettes. Ça, c'est pas un choix, c'est un enfer : tu tiendrais pas deux jours sur mes pas. L'autre solution, donc, est simple. Tu me suis jusqu'à l'assemblée de l'association et tu te présentes et tu te trouves un patron. Un mec pas trop casse pieds qui accepteras de te montrer la ville.
- Genre toi ?
- Tente pas ta chance ni ma patience, gamin. Une pause. Moi, non. J'suis trop cher pour toi. J't'ai ramassé parce que je rentrai de campagne et que j'ai bien aimé te voir jouer, c'est tout. Nan, moi, plus tard je te montrerai ce que j'ai à te montrer. Quand t'auras grandi un peu, cessé d'être un crétin. Une pause. Et vue ta tronche, c'est pas pour tout de suite. Mais on va faire avec. Moi, seulement, j't'amène à l'association, je te sers de ticket d'entrée et je te recommanderai à quelques pas trop dégueux qui pourraient avoir besoin de quelqu'un.
- Attendez, pas si vite. C'est quoi cette association ? Et la trêve ? J'y comprends rien à tout ça, vous dégoisez depuis tout à l'heure sans m'expliquer quoique ce soit !
- Bon, écoute. T'es perdu et ça va pas s'arranger. Et moi, j'ai autre chose à faire que changer tes couches. Alors on va faire très simple. La Balafre se pencha vers George. Ici, t'es chez moi. Je contrôle cette partie de la ville, depuis l'avenue Trappes qu'on a passé après le marché aux bêtes jusqu'à la rue Géniale, entre la circulaire Arabesque et le chemin vert. Tout le monde t'a vu avec moi, personne te touchera. Je peux pas demander à un type de te filer le train, mais ici t'es en sécurité. Le secteur est vaste, tranquille, essaie de pas y faire trop de conneries, t'as pigé ?
- Et c'est tout ? Vous allez me laisser là comme ça après m'avoir traîné partout ?
- T'as un couteau, t'as un peu d'argent, j'ai payé le coup et tu devrais pouvoir trouver où dormir et où travailler dans le quartier. T'avise pas d'en sortir, c'est tout. Un temps, la Balafre se leva. Ah, une dernière chose. Tu fais une seule connerie dans ce district, voler, tuer, violer, piller, t'amuser en somme, et mes gars te tomberont dessus. Et si t'as pas de chance, c'est moi qui te tomberait sur la gueule. Sur ce, porte-toi bien, je te retrouverai plus tard. »
Et sous le regard médusé de George, la Balafre se leva, salua le tenancier d'un geste du bras et se dirigea vers la porte. Chemin faisant, il toucha le dos d'un homme accoudé sur une table d'une manière spécifique et l'autre grogna en signe d'assentiment. La Balafre eut un sourire satisfait et sortit retrouver l'odeur de la rue et les clameurs des passants.
Il faisait beau, chaud, sec. Son briquet claqua séchement. Pas un seul chasse poche dans la rue, avisa-t-il en tirant sur sa cigarette pour la faire partir. Un ou deux mendiants le saluèrent quand il commença à remonter la rue. Le ciel commençait à tourner au rouge sanguin qui annonçait les fins d'après-midis sur les plaines du Centre. Il tourna la tête vers le beffroi de l'université et chercha vainement à y déchiffrer l'heure. Il était trop loin et secoua la tête. Il avait encore long jusqu'à la nuit et l'interlude du coureur, quoique divertissante, ne devait pas l'arrêter plus longtemps. La Balafre se mit à remonter vers l'extérieur de la sortie par la rue des Tourneurs et, juste avant la circulaire Arabesque, il s'enfonça dans la rue Jézabel pour arriver plus rapidement sur l'avenue Montée. Il resta à l'entrée un moment, adossé à un candélabre, le temps de finir sa cigarette. Il observait les toits avec un claquement de langue réprobateur quand il trouvait, derrière une ombre, un de ses hommes mal dissimulé. Il laissa un mégot au pied du lampadaire et se retourna.
« Ton rapport, Éric ?
- Nous n'avons pas bougé depuis tout à l'heure et rien à signaler. Personne n'a approché les toits ni l'avenue et les gardes n'ont pas cherché à nous déloger.
- Pas même Monteur ou un autre garant ?
- J'ai vu Arno repérer un des nôtres depuis la rue Pias mais il n'est pas monté. Il avait l'air pressé. Quant à Monteur, il était occupé ailleurs, j'ai entendu dire.
- Ouais, t'as bien entendu. Un temps. Bon, on monte. »
Ils franchirent les deux voies de l'avenue pour se porter au numéro douze. Sans frapper, ils entrèrent dans l'immeuble un peu vétuste et le traversèrent pour déboucher dans une petite cour où les attendait un escalier de fer, étroit et obscur, qui montait jusqu'aux toits. Ils grimpèrent les marches quatre à quatre, Éric passant le premier, tout en agilité féline, et débouchèrent sur la terrasse privée de la résidence. La Balafre contempla un moment l'endroit, les yeux plissés.
« Les gens ont parlé ?
- Que dalle. Éric haussa les épaules. J'y ai pensé aussi, mais personne n'a rien entendu donc il n'a pas dû monter par là. »
La Balafre ne répondit rien et se remit en marche. Il prit appui sur une table qui traînait par là pour passer par-dessus un muret qui séparait la terrasse des toits adjacents. Avec élégance il tomba sur les vieilles ardoises. Éric le suivait de près et ils avancèrent un moment à croupetons pour éviter d'être vu d'en bas. Au bout d'un moment, ils finirent par arriver sur un toit vaguement plat qui abritait un entrepôt de textile. La Balafre s'avança et se pencha auprès du cadavre. C'était le corps d'un adolescent d'une vingtaine d'années, un bouc naissant au bas du menton et les cheveux bruns rouille. Il portait des vêtements de chasse poche en grossier tissu brun mat et un gilet de cuir. Sous sa chemise de lin rouge, on devinait un médaillon qui précisait son inféodation et sa filiation. La Balafre grimaça. Inutile de l'ouvrir. La gueule d'ange à l'auréole sanglante était le fils du secrétaire de l'association et ce n'était pas un homme à laisser passer le meurtre de son aîné sans fureur. Son regard se tourna vers la besace qui gisait non loin, complètement déchirée, répandue sur le sol et il compta rapidement les bourses, les couteaux et les crochets. Il secoua la tête et se releva, faisant signe à ses gens de s'approcher.
« Bon, allez les gars, une question idiote, mais on l'élimine de suite : lequel d'entre vous a fait ça ? »
Ils ne protestèrent ni ne bronchèrent et gardèrent le regard droit sur leur chef, sans se départir de leur calme. Il sourit.
« Bien. Timothée, Esterazi et Tolduc, vous préparez un passage pour descendre le corps et dès que c'est fait, vous ramassez tous les amis du gamin, on va vouloir leur parler très bientôt. Mettez-les dans les chambres de l'association. Jeanne, Frelon, Jacques et Richard, vous transporterez le cadavre. Jonathan, file prévenir le vieux de la rue Niveski qu'on lui apporte un truc à embaumer. Qu'il fasse ça vite, je veux le remettre à Jonas le plus tôt possible. C'est compris ? Un temps, des mouvements précis. Bon, qui a fait ça ?
- Aucune idée, Balafre. Esterazi l'a trouvé comme ça ce matin, vers dix heures. On lui a rien volé et personne ne l'a vu commettre un impair dans la semaine. Pour ce qu'on sait, il aurait très bien pu se tuer lui-même.
- En se perçant l'artère sous l'aisselle ? Tu parles. Une pause. T'es sûr qu'on lui a rien piqué ?
- Regarde toi-même : la besace montre un butin à peu près pour un chasse poche de sa trempe, il a ses crochets, ses couteaux, son médaillon, ses chaussures...
- Ouais, ouais, c'est bon. 'Chier, j'avais pas besoin de ça. Déjà que Monteur va être emmerdant...
- Le gosse ? Un temps. Pourquoi tu l'as ramassé ?
- Parce qu'il sait courir. Éric regarda son chef. T'imagines ? Il sait courir. Un coureur, un vrai. Bon, bien sûr, pas formé complètement, sinon il aurait jamais mis les pieds en ville, mais un coureur. Je l'ai vu noter les passages partout où on allait. C'est un bon, Éric, un putain de bon. Et si on fait bien, il nous apportera beaucoup. Les coureurs ont toujours été de grands membres.
- Parce que tu vas en prendre soin ?
- Tu rigoles. La Balafre s'alluma une cigarette. Non, je vais le jeter en pâture à Franck ou Aymé. Je voulais le filer à Jonas, mais maintenant... Un temps. Eh, attendez vous quatre. La Balafre s'approcha du cadavre que ses hommes allaient soulever. Le mouchoir, là, sous l'aisselle. »
La Balafre se baissa et ôta le morceau de tissu tout poisseux de sang de l'aisselle droite du jeune homme. Il avait tourné au marron au fil des heures, mais par endroit, dans les plis qui avaient vaguement échappé à l'hémorragie, se devinait encore une couleur pâle, bleue ou mauve. Il le déplia pour l'examiner plus avant.
« C'est pas à nous, ça, si ? Les cinq hommes qui restaient haussèrent les épaules en réponse. Mouais, j'aurais dû le voir plus tôt. Je demanderais, mais ça m'étonnerait. Il le regardait intensément. Et pas une initiale brodée dans un coin, hein ? 'Chier, les gens lisent plus les vieux romans courtois, merde. »
Dépité, il l'enfonça dans une de ses poches. Jonathan bondit par-dessus le muret et se rétablit sur le toit.
« C'est bon, monsieur. Il dit qu'il peut faire ça dès maintenant.
- Parfait. Allez les gars, en route. Éric tu viens avec moi. Il jeta sa cigarette au sol et son bras droit afficha un air dépité. Eh ouais, va falloir expliquer tout ça à Jonas. On aura de la chance s'il fait pas remonter ça jusqu'à Auguste, mais compte pas trop là-dessus. Un temps. Allez, on y va. »
Il y eut du mouvement sur le toit, et en bas quelques badauds levèrent les yeux attirés par le bruit mais ne distinguèrent rien. Ils reprirent leur marche innocente. Bientôt, il ne resta qu'une tache de sang séchée qui disparaîtrait avec le temps. Le jour s'achevait dans des lueurs orange glorieuses.
Edité par Celimbrimbor le 20/09/14 à 18:09
Celimbrimbor | 26/09/14 22:27
« Buuuurrp !
- Attends, t'es sérieux là ?
- Oh, ouais, j'oubliais, on te connaît, là. Pardon aux familles, tout ça. »
Un multibar dans un vers quelconque.
George avait décidé de ne pas rester à se morfondre dans la taverne tout seul jusqu'à ce que la nuit tombe. De surcroît, le tenancier lui jetait de temps en temps des regards appuyés qui semblaient signifier qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il déguerpît et qu'un verre à l'oeil suffisait amplement. Il se leva en soupirant, rangea sa bourse dans une poche intérieure de son gilet en espérant que cette fois-ci on ne la lui piquerait pas et suivit le même chemin que la Balafre tout à l'heure. Le coureur n'eut aucun regard en arrière pour la taverne un peu sale, un peu mal éclairée, un peu torve, qu'il venait de quitter. Par contre, il ne fit pas deux pas dans la rue avant de s'arrêter pour trouver son chemin. Il faisait sombre.
Le ciel avait pris une jolie teinte sanguine et l'hémorragie menaçait de se poursuivre plus avant. Contrairement à tout à l'heure, quand les rues lui avaient semblé chaudes, il frissonna et resserra son gilet autour de lui. Quelques passants lui jetèrent des regards peu amènes alors qu'ils se contentaient de passer et quelqu'un le bouscula en sortant de l'auberge derrière lui. George n'attendit pas plus et se tourna sur la droite, les yeux attirés par les hautes tours qu'il devinait encore là-bas, malgré le soir naissant. Il se lança sur la voie, évitant le caniveau qui débordait de liquides étonnants et ruminait des pensées agacées. Les merveilles de la cité semblaient autant de lanternes mensongères qui diffusaient une lumière sans réalité. Il se sentait imbécile d'avoir cru un instant pouvoir profiter de la ville, s'en nourrir en maître, avant d'en avoir connu les voies. Les choses étaient tellement différentes des bois ou des bourgs qu'il avait fréquenté jusqu'à cet instant qu'il ne savait plus très bien s'il avait envie de rester là plus longtemps encore ou non.
Il réfléchissait en marchant et l'avenir lui semblait comme le jour mourant. La torture était de décider s'il acceptait de continuer à s'humilier ainsi, à trébucher à tous ses pas, ou s'il quittait Prastro pour ne plus y revenir et retournait faire le malin dans les villes de provinces. Ses pas l'amenèrent sur une rue plus fréquentée qui comprenait des trottoirs séparés pour les piétons et il continua d'avancer vers les tours. Il aurait peut-être une réponse, aussi obscure soit-elle, là-bas. Il ne daignait même plus lever les yeux pour trouver des endroits de course, des points d'accroche pour grimper aux bâtiments ou s'instruire des reliefs de la cité, tant il avait l'impression que s'il se mettait à courir, la Balafre ou un autre le rattraperait, plaquerait au sol et le rabrouerait avec un sourire goguenard. Un garçon le percuta dans ses pensées et lui adressa quelques mots peu amènes avant de poursuivre son chemin. Machinalement, George vérifia la poche de son gilet et eut un piteux sourire à y trouver sa bourse encore à sa place. C'était déjà pas mal et personne n'était là pour courir après le premier tire-bourse qui ferait de lui sa victime.
Sa mâle assurance du matin avait disparu et, pire que tout, il se sentait seul et démuni dans un territoire inconnu et foncièrement hostile. Il n'avait pas l'habitude de n'être pas au sommet de la chaîne alimentaire de son écosystème et sa rencontre avec de véritables citadins roués lui laissait un goût amer dans la bouche. Sa main toucha le corps de son couteau dans sa poche. Il n'en revenait toujours pas de s'être fait avoir à ce point. Il décocha un coup de pied de dépit dans une pierre qui passait par là et la regarda aller se perdre ailleurs. Le pire était qu'il avait cru pouvoir jouer le marchand, comme il avait cru pouvoir abuser le tenancier de l'auberge et que tous l'avaient vu venir et l'avaient retourné avec une aisance qui le dépassait. Était-il si mauvais au jeu ? Si rouillé ? Il ne fit pas attention à l'équipe qui passait de luminaire en luminaire et allumait les lampes à huile qui allaient obscurcir un peu plus la nuit à venir. Il était dans une ville. Dans une vraie ville ! Où étaient passés l'enthousiasme ? La joie ? L'envie de tout découvrir ? Il n'arrivait pas à se secouer. La Balafre lui avait dit de se balader un peu. Mais où ? Il ne savait même pas où il se trouvait.
Il leva les yeux. Le centre était encore loin, les tours ne se rapprochaient pas. Le chaudron peint d'une taverne lui rappela Amandine. La Toge bleue, avait-elle dit ? Peut-être qu'il réussirait à trouver. Il secoua la tête et avisa une groupe de trois gens d'armes qui patrouillait l'avenue et décida de leur demander benoîtement son chemin. Il était perdu, il devait se retrouver.
« Bonsoir, messieurs, sourit-il.
- Habitant.
- Voilà, je cherche une taverne appelé la Toge bleue et je ne sais pas où c'est. M'aideriez-vous ?
- La Toge bleue, répondit l'un des trois sans le regarder. Jamais entendu parler. Daniel ? Rhème ?
- Non plus, chef, lancèrent les deux d'un seul coeur. Y a bien un estaminet, sis dans la vieille rue des remparts, qui s'appelle l'Habit bleu, mais c'est tout c'que j'vois.
- Ah. C'est peut-être ça ! Pouvez-vous me dire par où je dois passer pour m'y rendre ?
- C'est facile, habitant. Vous continuez droit l'avenue puis, arrivé à la circulaire Lume, vous tournez à gauche. Vous finirez par tomber sur la vieille rue au bout d'un moment, elle sera sur votre droite.
- Je vous remercie, messieurs. Bonne soirée.
- 'Soirée. »
Daniel et Rhème emboîtèrent le pas à leur chef et remontèrent vers les remparts avec lui, laissant George en arrière, qui commençait déjà à marcher. Ce n'était pas exactement le bon nom, mais cela ferait l'affaire. La petite, même si elle n'était pas sotte, avait pu commettre une faute de mémoire en lui donnant son adresse. Pour l'instant, il fallait surtout guetter les noms des rues pour ne pas se perdre. Il faudrait qu'il se procure un plan de la ville, d'une manière ou d'une autre. La Balafre l'avait déjà abruti de détails auxquels il n'avait rien compris et ces trois gens d'armes l'aurait achevé n'eurent été leurs directions très simples.
Il les suivit assez facilement et dépassa plusieurs rues transversales à l'avenue qu'il descendait jusqu'à arriver à une grande voie qui coupait l'avenue en deux. Il y avait un grand carrefour, carré, où des chariots se croisaient à grands cris. Deux agents tâchaient d'y faire la circulation dans l'ignorance la plus totale des usages de la voie qui se contentaient, parfois, quand l'un des deux criait un peu trop fort, de leur lancer une insulte bien tancée et de continuer leur route. George s'approcha d'eux et leur demanda s'il s'agissait bien là de la circulaire Lume et, satisfait, s'en fut sur la gauche.
La circulaire offrait un autre décor que l'avenue. Cette dernière avait été le théâtre de maisons particulières, d'hôtels riches ou de banques d'échanges plus ou moins luxueuses, tandis que la Lume offrait des boutiques dont les marchands rentraient les étals, pliaient les auvents pour la nuit. Il n'y avait aucune habitation là, seulement des magasins variés et, partant sinueuses de la circulaire dans un sens ou dans l'autre, des petites rues qui semblaient serpentaient un peu partout. George s'arrêta devant l'une d'entre elles pour mieux y voir et un frisson le parcouru. La venelle était tout sauf accueillante et les quelques silhouettes qu'il distinguait dans certains recoins ne lui plaisaient pas. Il eut un pas de retrait et continua son chemin. La journée lui avait appris à ne pas se lancer dans des entreprises irréalisables et survivre à une venelle pareille en était assurément une. Autour de lui une population nouvelle s'agitait dans la rue. Les respectables marchands, les pères de famille et les mères étaient rentrés, c'était maintenant le tour des jeunes bons à rien de prendre leur place. Des petits groupes de deux, trois gamins passaient un peu partout, entraient et sortaient des ruelles pour aller dans une direction ou une autre. Peu restaient sur la circulaire qui se vidait peu à peu, comme si le système sanguin nocturne n'était pas le même que le jour. Les vêtements mêmes changeaient, devenaient plus voyants, plus criards, les teintes discrètes du jour avaient laissé place à des couleurs endiablées, ignées, qui dansaient en taches un peu partout.
Quelque chose en lui cliqueta et sa mauvaise humeur se dissipa d'un coup.
C'était la nuit. C'était la nuit, le sang du ciel était désormais d'un mauve si profond qu'on l'aurait dit noir et piqueté d'étoiles. La lune ne brillait pas encore, trop basse pour passer au-dessus des murailles. Les industrieux marchands, gens raisonnables et formés à la cité s'étaient rentrés chez eux. On entrait dans les heures interdites, grises, qui faisaient ses délices. George baissa les yeux pour regarder la route qu'il suivait et une infinité de chemins se dessina sous ses pieds. Il n'était plus collé par la Balafre, il était libre d'aller, de filer, de courir.
Courir.
Il prit une inspiration. Regarda à droite. À gauche. La circulaire était exsangue. Plus loin, une charrette reposait près d'un porche en-dessous d'un balcon qui donnait sur une corniche qui rendait un toit accessible. Ailleurs, quelques briques moins enfoncées que les autres faisaient des points d'appui pour un pied léger. Là-bas il suffisait de bondir et de s'accrocher à une enseigne pour atteindre d'une volte une petite avancée et, avec l'élan, passer au-dessus de la rambarde.
George exhala lentement, doucement, précieusement l'air qu'il avait dans les poumons et regard à droite puis à gauche puis derrière lui et de nouveau devant et la circulaire était vraiment exsangue et ses jambes se mouvaient toutes seules tandis que lui regardait toujours en avant et comptait chaque pas pour calculer l'élan dont il allait avoir besoin dans un moment s'il voulait atteindre ce passage-ci qui ne présenterait aucune difficulté encore une dizaine de pas pour rester dans les limites acceptables et il inspira sereinement et son coeur ralentit en même temps car cela n'avait rien de dangereux encore trois pas avant de se mettre à courir et le temps se cristallisa et il vit qu'il pouvait partir dès maintenant sur la brique plutôt que la carriole parce que la voie serait plus amusante et la circulaire était vraiment exsangue il ne voyait même pas de garde sur les toits et.
Il se retint in extremis à une cheminée, haletant, les cheveux en désordre et demeura là. Le vent le frappa de plein fouet mais il ne le ressentit pas, tout encore dans l'excitation de la course. Hormis les tours, les demeures de Prastro faisaient la même taille ou peu s'en fallait et la vue qui se déployait à ses yeux lui fit oublier sur le moment l'Habit bleu. La ville était gigantesque et il ne s'étonna pas de n'avoir pas atteint le centre tout le temps qu'il avait marché. Il était encore loin, dans le chaos des tours. George fit un tour complet sur lui-même pour essayer de saisir la ville mais s'en désintéressa assez vite. Il n'avait jamais vu une telle concentration d'êtres humains, nulle part. Il y avait tellement de maisons, de cheminées, de fenêtres éclairées qu'il ne réussit pas à toutes les voir. D'endroits, un peu partout disséminés dans la ville, s'échappait toutes sortes de musiques qui se confondaient dans l'air de la nuit pour créer une mélodie sourde, une pulsation arythmique qui faisait le battement de la cité. Il vit la circulaire vide et les venelles emplies. Il vit des placettes toutes éclairées de jeux d'ombres fantastiques et l'odeur, l'odeur surtout lui parut incroyable. Le vent charriait toute la puanteur de la journée et les lampe à huile dégageaient leur fumée et cela sentait la vie, l'humain, trappé, resserré, enfermé, entassé pour avoir chaud, pour n'avoir plus peur de ce que la nuit pouvait montrer. Ses doutes de tout à l'heure l'abandonnèrent totalement. Par sottise, peut-être, par liberté folle surtout, lui ne craignait pas la nuit, ne l'avait jamais crainte. Il en mourrait un jour, sans doute tôt, mais il était libre.
Du fond de ses entrailles naquit un grognement qui se changea bientôt en hurlement sauvage, primordial, qui remplit ses poumons d'une force puissante et s'engouffra avec une violence purgatoire dans sa gorge et fit chanter ses cordes vocales dans un tonnerre joyeux et lui força les lèvres ouvertes jusqu'à en avoir mal et fit vibrer ses dents à toutes forces. Il écarta les bras et les leva autour de lui sans même vraiment s'en apercevoir pour déployer son cri au mieux, pour le heurter à l'air nocturne comme un défi heureux.
Sans compter le temps, il hurla, hurla jusqu'à n'avoir plus de souffle et seulement un sourire radieux sur le visage. Et seulement alors, quand il eut poussé tout son être en-dehors de lui, il se laissa tomber et s'allongea sur le toit pour plonger les yeux dans le coeur de la nuit et y lire tout ce qu'il pourrait y lire. Il laisserait la Balafre le retrouver là. C'était un bon endroit, là. Il voyait les étoiles comme un livre, il faisait frais mais plus froid et la musique des sphères jouait à la mesure de la ville. C'était un bon endroit.
Edité par Celimbrimbor le 26/09/14 à 23:42
Celimbrimbor | 01/10/14 19:30
« Finalement, tu m'as pas dit pour ton apprenti.
- Je sais.
- Tssssk... Je vais reprendre une bière. »
Un multivers dans un bar quelconque.
Jonas était un homme noir d'une taille respectable dont le visage affichait clairement qu'il avait connu de la vie les bons et les mauvais côtés et qu'il s'en était sorti parce qu'il l'avait décidé. Il portait un pantalon de toile brune, une ceinture en cuir noire, une chemise de corps brune et un gilet sans manche, noir. Fidèle à lui-même, il n'avait pas interrompu la Balafre et Éric tandis qu'ils faisaient leur rapport. La Balafre affichait un air neutre mais Éric subrepticement laissé échapper une grimace fugace quand il avait serré les dents encore plus que d'habitude. Assis sur son tabouret derrière son bureau, pieds nus, il fixait sur eux regard borgne sans ciller. Ils avaient fini voilà deux minutes et il n'avait encore rien dit. Il mettait Éric à l'épreuve et seulement lui car il savait que la Balafre resterait imperturbable. Il était sans doute déjà ailleurs, en train de penser à tout autre chose ou de planifier le reste de la discussion. C'était évident, puisque c'était exactement ce que lui ferait. Par contre, Éric n'était pas tout à fait du même bois et peut-être craquerait-il. Peut-être seulement, car la Balafre savait choisir ses subordonnés. Il se tut encore et posa ses mains sur la planche de bois de rose qui lui servait de bureau. Le jeune bras droit n'eut même pas la politesse de tressaillir mais Jonas lisait une certaine impatience craintive dans ses yeux. Là ! Il avait jeté un oeil vers la sortie. Le secrétaire abandonna la partie, victorieux.
« Qui d'autre est au courant, Balafre ?
- Ma bande, au complet. L'embaumeur de la rue Niveski, qui sait de qui il retourne.
- Ta bande ne parlera pas, je le sais. Un temps. T'as rien d'autre ?
- Rien. La Balafre riva ses yeux dans le sien. J'en suis navré, Jonas. J'aurais aimé t'amené plus, mais c'est tout ce que j'ai.
- Éric ?
- Monsieur le secrétaire ?
- Laisse tomber les politesses stupides. As-tu oublié de dire ou de montrer quelque chose à la Balafre ?
- Non, monsieur. Éric tiqua en parlant, un léger tremblement le saisissant. Je lui ai dit et vous ai répété tout ce que j'ai vu et tout ce que je sais.
- Très bien. Une pause. Laisse-nous. »
Éric lança un regard à la Balafre qui approuva d'un signe de tête imperceptible. Son bras droit salua le secrétaire puis son chef et sortit du pas léger qui caractérisait tous les membres du groupe de la Balafre. Il ferma la porte derrière lui. Jonas compta jusqu'à dix et ouvrit la bouche mais ne dit rien, arrêté par un geste impérieux de la Balafre.
« T'es bon, Éric, mais pas encore assez pour écouter aux portes des pièces où je me trouve. Dégage. Un temps.
- Il est parti ?
- Oui. Une pause. J'ai bien cru qu'il allait te sauter dessus ou te répondre tout à l'heure.
- J'ai peut-être poussé l'insulte un peu loin en mettant en doute sa loyauté envers toi. Jonas se leva et passa de l'autre côté du bureau. Montre-moi le mouchoir, s'il te plaît. »
La Balafre fouilla dans une de ses poches et en retira le morceau de tissu autrefois mauve ou bleu qui s'était rigidifié à mesure que la soirée s'était écoulé. Il le tendit à Jonas qui l'examina avec attention, le tournant dans tous les sens, cherchant un signe quelque part. Il finit par le rendre à la Balafre avec un grognement de dépit.
« Plus personne ne brode ses initiales sur les mouchoirs.
- Eh ouais. La Balafre rit doucement. Les traditions se perdent, pas vrai ?
- Tsss. Un temps. D'où il sort, ce mouchoir ?
- Bah. Un temps. J'ai une petite idée mais elle va pas te plaire.
- Allons bon. Parle.
- Quand on a retrouvé ton gamin, sa besace était complètement défoncée. Déchirée, éventrée, ouverte n'importe comment, on te l'a dit. La Balafre se palpa les poches et grogna en découvrant qu'il n'avait plus de cigarette d'avance. Il tira sa blague à tabac et entreprit de s'en rouler une. Sauf que rien ne manquait. On lui a rien tiré, à ton gamin, que dalle. Y avait encore les bourses qu'il avait chipé, ses crochets, son médaillon. Même ses pompes et ses fringues.
- Sauf qu'un type qui chercherait à se venger ou à tuer par plaisir ne se serait pas emmerdé à fouiller le sac de Gérôme, c'est ça que tu pointes du doigt. Et s'ils s'étaient battus pour la besace et avaient été surpris ? Que l'assassin s'était enfui avant de pouvoir piquer ce qu'il voulait ?
- Mes gars ont fait le tour du quartier : personne n'a rien entendu, donc c'est impossible. Il alluma sa cigarette. Donc je te propose l'hypothèse suivante : ton fils transportait quelque chose dans la besace, quelque chose pour lequel quelqu'un l'a tué sur le toit. Les questions étant, de là : que transportait-il ? depuis et vers quel quartier ? pour le compte de qui ? à destination de qui ? pour quelle raison ? et pour quel profit ?
- Je ne comprends pas la dernière question, Balafre.
- Bah : ton fils était ton fils. Ça lui rendait pas la vie facile parce que tout le monde aimait bien l'emmerder, mais il était promis à un bel avenir dans l'association, tu peux pas le nier. En outre, étant ton fils, il était relativement protégé des emmerdes les plus communes. Tous les chefs de bandes le surveillaient un peu et s'assuraient que leurs gars le rudoient pas trop quand ils lui tombaient dessus. Tu me suis ?
- Jusque là, ouais, nous sommes d'accord.
- Bon. Donc, toujours en admettant que ton gosse transportait quelque chose, voici les possibilités. Soit il ignorait ce qu'il transportait, ce que j'exclus car il était trop malin et pas assez sûr de sa force pour le faire.
- Toujours d'accord.
- Soit il savait ce qu'il transportait et là, de deux choses l'une. Il transportait ce truc pour le compte d'un ami dans le besoin et certains de mes gars sont déjà en train de les récupérer, donc on pourra vérifier très vite ; soit il servait de mule pour un inconnu. Il tira une bouffée sur sa cigarette. Et c'est là qu'entre en jeu l'idée de profit.
- Et là, nous divergeons. Explique.
- Simple : menacer ton fils, c'était menacer l'association. Il était pas suffisamment idiot pour se laisser prendre à un chantage à la con sans t'en parler avant pour assurer ses arrières et les tiens. Donc on oublie cette idée. Une bouffée. Non, s'il transportait un truc dont il savait la valeur, il aura fallu que quelqu'un lui promette quelque chose que ni toi ni l'association ne pouvait lui offrir. Quelque chose qui vaille la peine qu'il risque sa peau et qu'il te le taise.
- Ça fait beaucoup d'hypothèses pour en arriver là, Balafre. Un temps. Mais je suis d'accord, malgré moi. Il m'aurait parlé s'il avait flairé le coup fourré. Un temps. Penses-tu vraiment que c'est le pur profit qui l'a motivé ?
- J'en sais rien, Jonas. J'en sais rien du tout. Il écrasa sa cigarette sur le talon de sa botte. J'exclus pas l'idée que quelqu'un veut t'atteindre non plus. Faudrait que tu sortes ton cadet des chasses poches assez vite, d'ailleurs.
- C'est fait. Un temps. T'as pas de réponse, alors ? Rien du tout ?
- J'aimerais. Mais là, j'ai que des conjonctures. Même l'idée que ton fils n'ait pas été assez bête pour transporter un truc dont il ignorait tout, je la garde sous le coude au cas où...
- 'Chier. Jonas faisait les cent pas. Quand j'y pense, même ton hypothèse de départ est foireuse, le transport.
- Ah, non, pas celle-ci. Plus j'y pense et plus je me dis que c'est la seule chose qui tient la route dans mes histoires.
- Pardon ?
- Le mouchoir. Jonas s'arrêta et comprit. Eh oui. C'est pas à un de mes gars, c'est pas à ton fils parce que tu connais la tradition courtoise, c'est pas aux chasses poches, c'est à personne. Et un tueur aurait pas essayé de boucher une blessure aussi nette.
- Il enrobait la marchandise et l'autre ne l'a pas emporté avec lui pour une raison ou pour une autre. La Balafre hocha la tête. Et Gérôme a essayé de contenir son hémorragie avec.
- Exactement. Il devait espérer qu'un de mes gars passerait pour la patrouille. Pas de chance, j'étais pas là et il est tombé pile entre deux rondes. »
Jonas afficha un air pensif et retourna s'asseoir à son bureau, les mains posées sur la planche, le regard dans le vide. La Balafre souriait doucement et se mit à examiner les rayonnages d'une des bibliothèques. Il fallait que le secrétaire intégrât toutes les données et informations du problème pour relier les points entre eux mais il ne doutait pas qu'il parviendrait aux mêmes hypothèses que lui, surtout à présent qu'il avait défriché une partie de la route pour lui. Il saisit un exemplaire des Contes Amoureux du Temps Jadis et l'ouvrit à l'histoire du chevalier aux oiseaux et commença à lire pour passer le temps. Il la connaissait par coeur mais les aventures de la princesse Andréa et de son enfermement dans un château magique l'amusaient toujours un peu. Et puis ce chevalier dont le surnom lui venait que les oiseaux l'aimaient et qu'il comprenait leur langage et qu'il avait un bouclier de plume l'amusait beaucoup. Enfin, ce qui ne lassait pas de lui plaire, à une autre échelle, était la discrète charge homoérotique que le conte déployait, à travers le prénom épicène de la princesse et les qualités féminines déployées par le chevalier. À une époque où l'homosexualité était punie de mort, cela montrait un courage certain de la part de l'auteur ainsi qu'un art consommé pour ne pas se faire prendre. Chaque fois, il trouvait un délicat travail de dissimulation sous les accidents obligés de la tradition. C'était une chose admirable, pensait la Balafre, que la littérature. Elle recelait tellement de trésors et de merveilles qu'elle représentait un voyage toujours plus puissant que la réalité, même si elle l'imitait parfois. Il eut un petit sourire quand Jonas claqua de la langue, ferma le livre et le rangea.
« J'ai tout revérifié, je suis d'accord avec toi. Le secrétaire tapotait son bureau. J'imagine que tu as déduit la même chose que moi sur l'assassin ?
- Sans doute. Entraîné, rapide, sachant passer les toits sans se faire repérer. Un temps. Tourne ça comme tu veux, mais finalement on en arrive à ça :
- Il s'agit de l'un des nôtres.
- Voilà. Et pas un pécore.
- 'Chier. On n'avait pas besoin de ça.
- Tu vas voir Auguste ?
- Non. Une pause, longue. Non. Je devrais peut-être, mais c'est trop personnel encore pour que je doive lui en parler. Tant que nous n'aurons pas la certitude qu'il s'agit de l'un des nôtres, l'association n'en entendra rien. Je compte sur ta discrétion et celle de tes hommes, Balafre.
- Bien noté. Je vais passer le mot aux miens. Tu veux de l'aide pour cuisiner les amis de ton fils ?
- Non, je m'en charge seul. Un temps. Bien, je ne vois rien d'autre à ajouter, je vais te remercier.
- Une dernière chose alors. Jonas s'était déjà levé et lui décocha un regard interrogateur. Lors de la prochaine assemblée de l'association, je vais introduire quelqu'un. Jonas plissa l'oeil. Un pécore, un peu lourdaud.
- Fous-le aux chasses poches, alors.
- C'est un coureur, Jonas. Et un bon avec ça. Je l'ai trimballé dans la ville ce jour et il notait tout. Il a ça dans le sang et j'ai dans l'idée que placé où il faut, entraîné correctement, il donnera quelque chose de bien.
- Tu dis ça parce que le dernier coureur à être entré dans l'association c'est toi ?
- Jonas, il est meilleur que moi. En talent brut, s'entend. Ce gamin pourrait amener l'association bien plus haut qu'elle n'est aujourd'hui et lui donner les couleurs qu'ils recherchaient y a cent ans.
- Tu veux quoi ?
- Je vais pas te demander de le prendre, tu vas avoir d'autres chats à fouetter. Jonas opina du chef. Je voudrais que tu l'interroges en personne et le dirige vers Aymé.
- Il est vieux, le Aymé.
- Ouais, mais c'est un des rares indépendants de l'association qui ne soit pas un foutu fils de chienne avec des visées hégémoniques débiles.
- Ne préfères-tu pas t'en occuper toi-même ?
- Non. Je vais avoir Valdo dans les pattes très bientôt et je suppose qu'il va pas venir tout seul. Puis si je le faisais entrer directement, les chiards des autres pousseraient une gueulante. Un temps. Qu'il apprenne et fasse ses preuves chez Aymé d'abord. D'accord ?
- Entendu. Jonas tendit la main. Merci, Balafre.
- T'en fais pas. Il serra la main tendu. On comprendra et on l'aura et l'association jugera. Un temps. Tiens le coup. »
La Balafre et Jonas se regardèrent une seconde ou deux encore avant que le secrétaire ne détachât sa main et ouvrît la porte. La Balafre sortit, l'entendit se fermer derrière lui et fit deux petits pas sur la gauche pour sortir de l'angle de vue de la serrure. Il fit semblant de marcher en simulant l'éloignement du son sur les dalles de pierre et compta jusqu'à neuf en se positionnant de telle façon à pouvoir se coller au plafond du couloir. Il atteignait dix quand Jonas ouvrit la porte et jeta un oeil par l'embrasure. La Balafre retint sa respiration en sachant que le secrétaire ne lèverait pas les yeux. Ils ne levaient jamais les yeux. La porte se referma, la Balafre se laisse tomber au sol sans un bruit, tout en élégance. Immobile, le souffle paisible et inaudible, il se concentra. A l'intérieur de la pièce, on entendit un bruit de table et de chaises renversées, de bibliothèques jetées à bas, suivit d'un long silence et de sanglots étouffés. La Balafre eut un sourire mauvais.
Il comprendrait avant l'association, trouverait bien avant elle et jugerait pareillement. On ne tuait pas la famille d'amis. Encore moins sur son territoire. Il s'éloigna dans un silence absolu.
Edité par Celimbrimbor le 01/10/14 à 19:30
Celimbrimbor | 06/02/25 09:19
[Ce roman est fini depuis longtemps, mais ne trouvera jamais d'éditeurs. Aussi ai-je décidé de le publier ici morceau par morceau de loin en loin. À suivre, adonc.]