Forum - [Mechidhil] Portraits ─ Jonas.

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Celimbrimbor | 19/07/23 13:24

Jonas regardait le rivage.

Tantôt, longtemps ou hier, il ne savait plus trop, le rivage, ç'avait été la mer. Les vagues, la houle et les embruns, le flux et le reflux qui dégageaient l'estran où, enfant, il s'était amusé à ramasser des couteaux et d'autres coquillages pour des soupes, ou des cailloux pour décorer le rebord de sa fenêtre. Il avait souvent vu sa mer prendre le large, tous les mois, presque. Elle partait, avec son équipage, et revenait, plus tard, chargée de poisson et sentant le sel et les entrailles, une odeur qu'il avait appris à identifier avec le retour et la chaleur. Son père n'était pas mauvais homme de maison. Il faisait au mieux et c'était déjà beaucoup. Parfois, il venait regarder la mer avec Jonas, assis sur un morceau de bois flotté échoué-là, et en silence ils écoutaient ce grand roman de l'océan qui jamais ne s'interrompt et jamais ne se répète. Ils avaient, un jour, vu le soleil se coucher derrière la grande masse liquide et ses couleurs changer. Ils avaient, la même nuit, senti l'astre se lever derrière eux devant la grande masse liquide. Ils n'avaient rien dit, soudé et rapproché par un profond secret. Tout passe.

Jonas regardait le rivage.

Il lui était revenu, plus tard, de partir sur le navire avec l'équipage de sa mère. Il en gardait un souvenir mitigé. La vie à bord n'avait pas été facile. Il fallait se lever tôt, faire ses corvées aussi vite que possible pour ne pas rater le petit-déjeuner avec les autres. Il avait subi, comme tous les mousses avant lui, les railleries des pêcheurs plus vieux et expérimentés, sa mère la première. Il avait compris, après, à son tour, que c'était un moyen sûr d'en donner le ton et d'indiquer aux autres gars et femmes les limites à ne pas dépasser. Les marins ne s'étaient jamais moqués de lui. Ceux dont le métier était de faire aller le navire, de lire la mer du haut et la mer du bas, ceux qui tenaient en leurs mains la vie des pêcheurs et pêcheuses, ceux-là ne lui avaient jamais rien dit de méchant. Ils avaient été durs, ils avaient été violents, mais jamais malveillants. Même si Jonas n'oscillait pas encore entre deux devenirs, ils avaient considéré que, s'il était mousse, il devait l'être bien. Pareil pour les autres, d'ailleurs, quand il avait été assez fort pour participer à la pêche et à la vie du bateau. Il lui avait fallu redoubler d'efforts et d'ardeur pour tenir sous la rigueur du bord. Et le soir, il regardait vers la terre, loin, quelque part, là-bas, et imaginait son père assis sur un morceau de bois flotté à regarder la mer. Il partait, mais restait toujours un peu, soudé, par ce profond secret. Tout passe.

Jonas regardait le rivage.

Il avait dû faire un choix, finalement. Rester sur le continent et vivre d'expédients ou de petits boulots, en espérant trouver un apprentissage chez un marchand, drapier ou autre, et prendre l'avenir comme il viendrait, ou partir sur les eaux, marin ou pêcheur. Il distinguait les deux. Tout le monde, d'ailleurs. Un pêcheur pouvait remplacer un marin, maladroitement, un temps et une marine pouvait remplacer une pêcheuse, malhabilement, un temps, mais il valait mieux que chacun et chacune reprit sa place au plus vite pour que le navire aille bien. Marin, il décida. Il savait les aller retours épuisants de sa mère, et les déchirures qu'elle rouvrait chaque relâche. Naïvement, il imaginait que, marin, il n'en aurait pas, de relâches, que son attache serait son navire, son équipage, et qu'il irait errant, sans personne à perdre. Il n'avait pas connu de fille ou de garçon, quand il imagina cela. Sa première rencontre, qu'il prit pour de l'amour, lui arracha le cœur. Et pas mal de ses soldes, avant qu'une camarade de bord, amusée et sympathique, finît par lui expliquer ce que le coup de foudre faisait du temps où Jonas n'était pas là. Ce ne fut pas une expérience agréable. Elle le laissa, échouée, de l'autre côté. Il se meurtrit l'âme et la barra, se cantonnant sur son navire quand les autres faisaient bamboche à terre. Il regardait l'horizon où la mer se mêle mystérieusement à la mer du haut et imaginait son père et sa mère sur un morceau de bois flotté assis, l'écume léchant leur pied, et se soudait à eux dans le secret confort. Tout passe.

Jonas regardait le rivage.

À force de vivre sur le bateau, il devint bon marin, sûr marin. Son pied ne glissait pas et il se mouvait avec autant d'aisance dans les gréements que dans les cales et les entreponts. Il apprit les vagues, les courants, les étoiles de la mer d'en haut. Il apprit les vagues, les courants, les tromperies de la mer d'en bas. Curieux de tout, il passait d'un poste à l'autre et, sans vraiment s'en rendre bien compte, prit de plus en plus les rôles des autres, leurs mémoires et leur habileté. Petit à petit, on lui laissa ordonner des groupes de plus en plus grands, on lui confia des hommes, des morceaux d'équipage, on lui abandonna des quarts, on lui donna la barre et un matin il se réveilla commandant de vaisseau. Il préparait des courses et des traces sur des cartes, prenait fierté et plaisir à y coller au plus proche et, même, on l'entendit hurler de joie un soir quand il vérifia pour la troisième fois que la trajectoire réelle de son navire avait correspondu parfaitement ─ parfaitement d'une carte à la réalité ; à celle qu'il avait dessiné sur ses plans. Il entra dans des compétitions amusantes de vitesse, des défis de trajectoire, de poids, peu importe. Il gagnait, un peu plus qu'il perdait, il se fit une réputation. Il n'était plus marin, il était capitaine, il était respecté, il était courtisé. Et jamais ne quittait son navire quand ses marins faisaient relâche et il levait les yeux vers des étoiles qui dessinaient des repères dans le ciel et imaginait son père. Tout passe.

Jonas regardait le rivage.

Ce fut sa mère qui mourut la première. Un courrier le rattrapa alors qu'il faisait escale. Il acheta un deuxième navire et son équipage avec ce qu'il avait gagné par ailleurs et jamais touché, confia le premier à son second, prit le deuxième, lui affecta le nombre suffisant d'hommes, et rallia son village dans un temps impossible. Les marins firent relâche, Jonas posa le pied sur le sol boueux et qui sentait le sel. C'était lui maintenant qui portait l'odeur d'entrailles et d'embruns, lui qui faisait le retour et rouvrait des déchirures. Il arrivait trop tard. Ou à temps. Il ne savait pas trop. Il suivit un cercueil qui lui parut trop petit dans les rues d'une ville étriquée qui n'avait jamais rien eu de merveilleux. Il écouta les vaticinations d'un prêtre quelconque en se demandant pourquoi on autorisait encore ces gens à déblatérer ainsi et se dit que la mer aurait été plus juste et moins idiote. Il jeta une poignée de terre sur le bois, et resta le temps que tout le monde parti et que seul son père, fatigué et courbé, demeurât. Ils restèrent là, debout, pendant que des ouvriers comblaient le trou. Il ne pleuvait pas, ils ne pleuraient pas. Tacitement, quand les hommes eurent finis, ils revinrent avec quelques hommes de Jonas et déterrèrent le coffre, le chargèrent sur leurs épaules et le montèrent sur le navire. La mère de Jonas demeurerait dans un cimetière marin. Elle serait mangée par les poissons plutôt que par les vers. C'était toujours ça. Ils mirent voiles vers le bout de la masse liquide sans jamais l'atteindre, lestèrent le cercueil et le jetèrent à l'eau quelque part où il ne demeurerait pas longtemps mais que Jonas connaîtrait pour toujours. Ils se détournèrent, déposèrent le père de Jonas sur le rivage et attendirent que leur capitaine revint. Tout passe.

Jonas regardait le rivage.

Ce fut au tour de son père de mourir, plus tard. Jonas n'eut pas besoin d'acquérir un nouveau navire : il possédait une flotte et un navire à lui, fin et racé, pour lui seul. Il le prit. Retourna au village. Ses hommes lui demandèrent s'il avait besoin d'aide, il leur répondit que non, que son père demeurerait en terre. Il refusa le prêtre, il avait les cheveux pour cela, et l'autorité de celui qui dirige par l'exemple un gros millier de gens. Il mena les porteurs à le suivre jusqu'au rivage, jusqu'à proche de l'eau. Avec d'autres, il creusa un grand trou, et profond, y fit déposer le cercueil et puis se recueillit les temps que les autres partissent après être restés. Il s'assit sur un morceau de bois flotté échoué là, et plongea ses yeux dans la masse liquide, là où elle se confondait avec la mer d'en haut.

Jonas regardait le rivage.

Celimbrimbor | 19/07/23 13:25

[HRP]Petit texte écrit en une demi-heure. La version imaginée devait se terminer par une mise à sac du village de Jonas par des bandits et on l'aurait vu, toujours à regarder le rivage, mais avec l'incendie derrière lui et les ruines du monde.
Une autre version imaginée proposait l'arrivée des troupes des seigneurs conquérants comme apocalypse.
Finalement, cette version me semble bien plus juste. [/HRP]

Kei Kishimoto | 26/02/24 11:05

Joli, on attend la suite.

Keï Kishimoto, bonsaï !!

Nerdash | 01/03/24 14:09

Merci pour le partage du texte, c'est très bien fait !

- Nerdash

Celimbrimbor | 03/03/24 10:10

Oh. Merci à vous deux.

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