Forum - [La quête des légendes, Special Reissue Edition 2/21] Les Dragons 1/3 : Where shall we two meet again?

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Celimbrimbor | 15/04/19 11:26

Le bureau de Celimbrimbor n'était pas une pièce singulière. Petite salle consacrée à l'étude, elle déployait tout ce que ses pareilles pouvaient montrer ailleurs. Comme elle était à un angle de la demeure, l'architecte avait prévu deux grandes fenêtres pour laisser entrer la lumière à tout moment du jour. Elles occupaient d'ailleurs une place assez considérable sur les murs, mais le mage avait résolu le problème des bibliothèques en casant deux ou trois étagères qui trichaient un peu avec la réalité. Qu'importe le livre qu'il désirait consulter, celui-ci se retrouvait sur un des meubles.
En fait d'ameublement, l'endroit était assez chiche. Les murs étaient lambrissés mais le parquet du sol était nu et faisait un grand espace vide. Contrairement à la coutume, le bureau ne trônait pas au milieu de la pièce pour en imposer aux visiteurs. Il était au contraire collé contre un mur, sous une fenêtre, avec une chaise tournant le dos à la porte. Il semblait usé, loin du faste que la demeure pouvait déployer partout ailleurs. Tout, ici, était marqué du sceau de l'utile. Rien n'était à moins d'un bras de distance du bureau ou de la chaise, une fois qu'on l'en éloignait un peu, ce qu'on faisait souvent, à voir les rayures sur les lames de bois. Les étagères, bien que branlantes, étaient propres, mais pas de cette propreté qu'on obtient à force de nettoyage. Plutôt de celle que donne un usage répété. La poussière n'avait le temps de se déposer nulle part ici.
Il y avait une note discordante dans l'harmonie dénudée du bureau. Quelque chose semblait saillir.
Un tableau, dans un cadre en bois noir.
Vu l'ego du mage, on se serait attendu à l'y voir figurer, en plein exercice de son pouvoir, l'air furieux et puissant, en train de foudroyer quelque imprudent ou monstre mythologique.
Cela aurait été se tromper.
Le tableau représentait bien un elfe, mais la ressemblance avec Celimbrimbor s'arrêtait là. Il n'y avait rien de terrible ou de furieux dans ce tableau. Seulement un homme de grande taille, les cheveux noirs coupés court, qu'on avait forcé à entrer dans des habits militaires pour l'occasion. Le peintre avait sans doute voulu lui donner l'air martial en ajoutant les attributs de sa fonction d'alors, protecteur de Jüdor. Ainsi portait-il un fourreau au côté tandis qu'il s'appuyait nonchalamment sur un bouclier.
Mais tous ces efforts avaient été vains. Ni les médailles, ni la tenue de cérémonie, ni la facture classique du portrait n'arrivaient à effacer la bonté qui se dégageait du sujet. Il avait les traits fins, comme souvent ont les elfes, et les lèvres à peine dessinées. Sur sa peau d'un caramel clair jouaient les couleurs de la forêt de Jüdor, les teintes orange et feu de l'automne dans le monde naissant. Il inspirait la paix et la quiétude. Mais c'étaient ses yeux gris qui trahissaient le mieux son bonheur.
Le peintre était l'un des meilleurs. Et si le tableau avait été une œuvre de commande pour l'académie militaire, qu'il avait fallu rendre la rigueur et la détermination habituelles du nouveau protecteur, l'artiste n'avait pas osé rater l'essentiel. Par un tour de force extraordinaire pour lequel il était resté célèbre, il avait réussi à peindre, au sein même des yeux plissés du sujet, le portrait magnifique d'une femme sur laquelle tombait toute la lumière qui surgissait du tableau.
Il avait peint un homme aimant et qui se savait aimé.

C'était le crépuscule. Une rose flottait dans la pénombre du bureau, enveloppée par la lumière amoureuse qui entrait par la fenêtre. Se reflétant dans les pétales blancs nacrés, la pâle lueur se répandait dans la pièce en une vague délicate qui submergeait la poussière. Là, sur le sol étouffé, elle s'échouait en un râle impossible.
La fleur était immobile dans l'air. Le regard qui la scrutait la détaillait à d'autres niveaux. Dans ces yeux, la brillance du soleil avait laissé place à un éclair sombre, une corde d'arc tendue à son point de rupture. Le mage bouillonnait intérieurement. Cela ne se pouvait pas. Nulle limite à son vouloir. Nul obstacle à sa volonté. Il en avait décidé ainsi quand il n'avait plus eu le choix.
Dans le jardin de la demeure franche, un rosier frissonna un instant. Une de ses fleurs apparut dans le bureau, à côté de la première, soumise pareillement à l'attention du mage.
C'était le crépuscule. Une rose flottait dans la pénombre du bureau, enveloppée dans la lumière amoureuse qui coulait de la fenêtre. Se reflétant dans le nacre des pétales, la pâle lueur glissait dans la pièce en une vague délicate qui débordait la poussière. Et, sur le sol étouffé, elle échouait finalement en un râle impossible.

Rien ne distinguait les deux fleurs. Même couleur. Même son. Même odeur. Mêmes épines. Même beauté. Et pourtant, depuis la seconde où elle avait été arrachée à son arbre, une des deux changeait imperceptiblement : elle mourait.
Celimbrimbor se fit plus attentif encore.
Au cœur même des cellules de la fleur, des choses étonnantes se produisaient. Des ruptures, des signaux affolés, des transmissions improbables. Un dérèglement incroyable, un grand chambardement qui contaminait chaque endroit, chaque repli. Des réactions chimiques inéluctables.
Et puis, tout aussi soudain qu'il s'était déclenché, le processus s'interrompit, terminé.
La fleur était morte.
Elle flottait dans l'air immobile, ses pétales jonchant le sol, la tige racornie, tandis que l'autre restait hautaine, froide, suspendue à son côté ; immortelle.
Le mage laissa échapper un léger soupir alors qu'il déposait la tige sur une des étagères, sans plus la regarder. Il avait assisté et vu. Il avait observé. Il avait analysé. Il n'avait rien saisi.

La lune narquoise au-dehors lui apprit que le processus avait duré près d'une hendécade. Et pourtant tout avait été joué dans la petite seconde qu'il lui avait fallu pour séparer la fleur de sa branche. Il ne comprenait pas.
Plus précisément, il ne comprenait plus. Celimbrimbor avait consacré une longue partie de sa vie à définir ce qu'était la magie. Il en avait établi des règles qu'il croyait immuables. Les avait réduites en cendres pour en créer d'autres. Et encore. Jusqu'à raffiner sa compréhension du monde. Jusqu'à saisir enfin que le plus grand tour de magie était que la magie n'existait pas. Il avait cartographié chaque recoin des mystères de la sorcellerie. Sauf un, semblait-il.
Bien que la frustration qu'il ressentait fût importante, elle cédait à l'exaltation. Un territoire vierge s'étendait devant lui. Quelque chose qu'il ne maîtrisait pas et qui l'attirait. Comme un explorateur revenu de tout à qui on aurait montré un continent neuf à découvrir. Un enfant qui aurait appris à lire et poussé la porte d'une bibliothèque.
L'inconnu.
Celimbrimbor réfléchissait. Il lui fallait une entrée. Certes, il allait débarquer là-dedans avec sa subtilité légendaire, mais pour s'écraser en flamme quelque part, il faut un quelque part, ce dont le mage manquait cruellement. En esprit, il revoyait tout ce qu'il avait pu lire sur l'acte créateur.
Car l'avantage à être un mage quelque peu âgé et capable était de posséder une assez bonne mémoire. En l'occurrence, celle de Celimbrimbor était absolue, même s'il affectait de rarement se souvenir de quoi que ce fût. Méthodiquement, excluant tout ce qu'il avait pu écrire ou ce qui n'était pas pertinent, l'elfe revisitait sa bibliothèque mentale, à la recherche d'indices concernant la création. Il devait bien exister une infime trace de cette magie primordiale, une part du mystère révélée quelque part.
Bien entendu, il trouva.
Évidemment qu'il avait raté cela. Superstitions de vieillards ou d'enfants, indignes du savant. Le mépris les avait aidées à se dissimuler. Les légendes. L'entreprise serait délicate, mais il avait un point de départ. Il ne désirait rien d'autre, n'est-ce pas ?

Il leva les yeux vers le tableau qui dépareillait dans le bureau :
« Tu n'approuverais pas ce que je vais faire, Dublis. Un pas supplémentaire vers... Comment appeliez-vous cela déjà, Sélène et toi ? Ah, oui. Ma quête puérile de puissance imbécile. Le mage rit doucement avant que son front ne s'assombrît. Non, tu n'approuverais pas ce que je vais faire, Dublis. Mais si j'y arrive, nous nous reverrons. »

C'était la nuit. Dans la pénombre du bureau, il y avait un vieil elfe qui regardait un tableau. De la lumière semblait en déborder, comme issue du sujet, enveloppant le spectateur. Il y eut un peu de vent. De la poussière roula sur le plancher. Depuis les forêts perdues de Jüdor, Dublis Lendlor ne regardait plus personne.

Celimbrimbor | 15/04/19 11:28

Et voici l'original : [Lien HTTP]

Peace,
Celim.

Kärel | 23/04/19 20:16

Toujours bon ! Et intéressant.

Kärel.
Le plumard soyeux de la fine lame est vainqueur.

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