Forum - La Guerre de l'oubli

Index des forums > Rôle Play > La Guerre de l'oubli

Noir-feu | 16/06/09 20:46

Le soleil se couchait, énorme sphère flamboyante nimbant de teintes écarlates le paysage désolé. Au nord, un épais nuage semblait avancer rapidement, annonciateur d'un de ces orages, si courants en cette période estivale. Un observateur attentif aurait toutefois remarqué que ce nuage avançait face aux vents, et à une vitesse qui aurait fait passer un cyclone pour une aimable bourrasque. Quelques minutes passèrent, la nuée sembla soudainement piquer vers le sol, touchant terre dans un maelström de poussière. Les rares créatures présentes dans cette désertique contrée fuirent de toutes leurs pattes, ailes, reptations, en proie à une terreur atavique totale. La terre se mit à trembler sourdement, puis, aussi soudainement que tout avait commencé, le silence se fit, total, pesant, ce silence de mort qui précède souvent les grandes batailles. Au sommet d'une colline surplombant le manoir, une armée comme ces terres n'en avaient pas connu depuis des lustres se tenait, immobile, dans un ordre parfait.

En première ligne, douze légions de paladins formaient une haie bardée d'acier, reflétant les derniers ors du couchant, leur blason noir orné d'un dragon argenté indiquant qu'il s'agissait des vétérans de Deuxièmecercledhil, la garde prétorienne de feu Orféor le Noir. Derrière eux, vingt cracheurs de feu d'un rouge profond surplombaient avec orgueil cette piétaille, les Dragons de guerre de la Fraternité avaient quitté leur refuge pour la première fois depuis plus de cent lunes, et dans leurs yeux se lisait une joie farouche, ils brûlaient d'en découdre et cela se sentait. Plus loin encore, une ombre opaque en forme d'étoile à cinq branches irrégulières envahissait un large espace, irradiant d'une noirceur qui n'avait rien à voir avec la nuit tombante. Au bout de quelques instants, elle sembla se fendre, se distordre comme un fruit trop mûr soumis à une forte pression latérale, dévoilant sept colosses de pierre hauts comme des donjons. Leurs traits figés reflétaient une malice et une rage si viscéralement profondes que bien peu auraient pu soutenir leur simple vue. Leur regard était vide, non du vide de qui n'a plus d'âme, mais du vide absolu, c'était le regard du Néant qui se manifestait sur les terres. Les sept nouveaux et monstrueux Gardiens de Num avaient répondu à l'appel de leur Seigneur, dénués de toute émotion ils formaient la plus redoutable part de l'armée.

Leur Maître se tenait immobile au milieu d'eux, petite silhouette insignifiante. Entre tous, n'importe quel être sensé l'aurait choisi comme adversaire, mais son passé témoignait assez que cela aurait été une erreur mortelle. Son nom était Noir-Feu, et c'était sur son ordre que cette armée se trouvait rassemblée en ce lieu improbable. Il s'avança lentement, fendant les rangs qui s'écartèrent souplement pour le laisser passer. Son regard parcourut le paysage qui lui faisait face, à la fois empreint de tristesse et de joie. S'il était là aujourd'hui, cela n'avait rien à voir avec une quelconque logique. Il suivait son instinct, et ce dernier lui hurlait depuis trop de lunes que ce manoir devait être détruit. Ce n'était pas le genre de guerre qu'il appréciait, mais bien quelque chose qui devait être fait, il le sentait au plus profond de lui et le temps était venu, enfin. Du regard, il chercha celui qui allait marcher à ses côtés dans cette danse, l'un des très rares êtres assez puissant pour garantir le succès de l'opération, car en vérité, le Dragon Noir ne savait pas ce qu'ils allaient devoir affronter, et cela l'inquiétait sourdement. Et bien plus encore que le spectre de la défaite, le risque d'abattre des êtres qu'il aimait l'avait arrêté jusqu'à ce jour, c'était à vrai dire la seule raison qui lui avait fait renoncer. Il ne le vit pas, mais ne doutait pas une seconde de sa présence.

Le commandant des paladins s'approcha silencieusement de Noir-Feu, son visage buriné et couvert de cicatrices était sombre ce qui manifestait qu'il ne prenait pas ce combat à la légère. Les instructions de son Seigneur avaient été claires, et il en mesurait la difficulté. Certaines personnes dans le manoir devaient être protégées à tout prix, et le vieux combattant savait combien il est difficile dans une mêlée d'épargner deux ou trois personnes précises. Noir-Feu lui posa une main amicale sur l'épaule, le regardant bien en face.

-Nous voilà à l'orée d'une nouvelle danse, mon vieil ami. Les temps apportent leur lot de changement, et nous sommes face à notre destin, quel qu'il soit. L'heure de vérité sonne, que tes hommes soient prêts.

-Ils le sont, Seigneur. Quels sont vos ordres ?

-Les Gardiens de Num formeront la première ligne, car ils ne craignent pas l'Oubli, ils sont le Néant. Je serais avec eux. Encercle le manoir avec tes troupes, pas un être ne devra franchir votre ligne. Les Dragons demeureront en retrait, ils auront pour tâche d'empêcher toute force de quitter ce lieu, et de prêter main forte là où il le faudra. As-tu des questions ?

-Vous aviez parlé d'un allié...

-Ne t'en soucie pas. Il sera là, et agira comme bon lui semble. Il est plus redoutable que nous tous réunis, il fera ce qu'il faut. D'autres questions ?

-Non, Seigneur. Nul ne franchira notre mur moi vivant.

-Bien. Alors, sonne l'Hallali, et que Dana te garde!

Le Paladin leva un bras à l'instant précis où le soleil disparut derrière l'horizon, et cent cors de guerre résonnèrent comme un seul, déclenchant la marée dévastatrice. Le combat commençait, et le Dragon espérait du fond du coeur avoir fait les bons choix.

Edité par Noir-feu le 16/06/09 à 20:47

Celimbrimbor | 16/06/09 20:54

Le soleil couchant étendait les ombres et les faisait si longilignes qu'elles semblaient n'avoir pas de fin. Assis en tailleur, il regardait la sienne courir jusqu'aux premiers taillis de la forêt devant lui. Il réfléchissait. Il ne savait pas qu'elle était la meilleure conduite à tenir et il se demandait s'il n'avait pas parlé un peu trop vite à son comparse, cette nuit-là, dans la Taverne. Il n'était plus si sûr de vouloir agir ainsi ou de savoir pourquoi il voulait agir ainsi. Il souffla doucement pour reprendre ses esprits. C'était un souvenir, un souvenir, rien de plus, qui dansait devant ses yeux. Un témoin du passé qui lui causait plus de souffrances que de joie quand il venait à s'animer pour lui. Il ne goûtait plus le plaisir tranquille de la mélancolie.

Pourquoi voulait-il la fin de ce manoir ? Pour sa compagne ? Pour se divertir un peu alors ? Peut-être plutôt parce que ce manoir marquait un échec de trop, qui lui était imputable complètement. Il n'avait pas su aider ou comment aider. Ou bien parce que cela disparut, il ne resterait plus grand-chose pour se souvenir qu'un jour il avait été mortel, faillible, voire aimable. Quelque chose affleura au loin, derrière la ligne d'horizon, avant de la dépasser, de grandir et de le surplomber l'espace d'un instant.

Celimbrimbor leva la tête : le grand noir avait tenu parole, il était là et ses troupes avec lui. Le frêle elfe maîtrisa un frisson de peur : le dragon n'avait pas amené sa plus mauvaise piétaille. Il en tiendrait les rênes sans peine mais, tout de même, il ne ferait pas bon s'opposer à telle puissance. Le temps pour cela, de toute façon, n'était pas encore échu. A son tour de réaliser sa promesse. Le mage sourit en posant un pied sous les frondaisons des bois qui entouraient le manoir des Oublis et la canopée fut surplombée soudain par une tempête hurlant : la réalité n'aimait pas se faire imposer d'autres règles que les siennes.

Au premier pas qu'il fit, un millier de ses hommes, dispersés aux quatre vents, tomba en léthargie. Il sourit. Au second pas qu'il fit, ces hommes virent gravés en leur esprit le visage d'êtres qu'il fallait à tous prix protégé et ne blesser ou laisser blesser à aucun prix. Il sourit. Au troisième pas qu'il fit pour s'enfoncer dans les fourrés, ils disparurent d'où ils se tenaient et vinrent flotter dans l'entre deux. Il exhala doucement et reprit haleine. Au cinquième pas qu'il fit, ils apparurent dans les bois, encerclant le manoir, positionnés avec les troupes de son allié. Il sourit. Au sixième pas, il grava en leur esprit leur mission, au septième, ils se réveillèrent, en arme, près au combat et la tempête s'interrompit. Il sourit et passa, par la pensée, chacun de ceux qu'il avait fait venir en revue. Peu de combattants trop jeunes, peu de trop vieux, pas de vétérans. Les troupes d'élites étaient situées sur Certadhil et n'en bougeaient que quand il leur imposait des manoeuvres pour les tenir en alerte. Peu de héros également, mais la guerre ne forge jamais ce genre de personnes. Quelques blessés qui ne le furent plus bien vite. Il intima aux archers l'ordre de ne tirer que sur son ordre express en ce qui concernait les flèches enflammées mais d'abattre quiconque tenterait de sortir du périmètre dessiné par les troupes du grand noir et les siennes.

Il respira amplement et vérifia qu'il n'était pas épuisé. Cela le fit rire. Vieux réflexe de vieux mage. Une telle débauche d'énergie l'aurait, à une époque, laissée presque pour mort. Aujourd'hui, il savait qu'il pouvait faire bien plus encore avant de ne serait-ce qu'atteindre une hypothétique légère fatigue. Les temps changent, ils l'avaient changé. Il modifia ses hommes pour les protéger au mieux de ce qui les attendait et appliqua sur chacun d'entre eux une sphère de rappel, de façon à les évacuer du champ de bataille dès que leurs blessures ne leur permettraient plus de combattre. Il espérait n'avoir pas à s'en servir mais combien de ses espoirs avaient déjà été déçu ? Il porta son regard sur les colosses de pierre que le grand noir avait fait venir de sa cité glacée. La nature recelait toujours d'intéressants spécimens de sorts à l'état sauvage. Il se promit d'un jour les examiner.
Son pas suivant le porta dans le manoir, dans le bureau où Cerbère avait gît un temps. Il le quitta bien vite pour retrouver la moiteur des sous-bois au pas d'après. Son visage blanc semblait plus ridé sous la pâleur des arbres, plus fatigué. Inutile de s'armer, rien ne pourrait l'atteindre s'il ne l'autorisait pas. Au pire, il improviserait sur place, pensa-t-il en tissant autour de lui un écheveau de protections redoutable. Quant à ses armes... Son visage se tordit en un sourire étrange. Il était l'objet le plus létal de cette contrée.

Un pas de plus, et le voici auprès de Noir-Feu qui lançait l'assaut :

« Je suis en retard. Dit-il enfin. Mais cela semble avoir peu d'importance... »

Edité par Celimbrimbor le 16/06/09 à 20:54

Xüne Syphonn | 16/06/09 20:58

Hum un rp à quatre mains... et quelles mains !!! J'adore !! Vite la suite.

Sanaga | 21/06/09 00:06

Enroulé dans sa toge de scribe, E. Arné se balançait au dessus de son manuscrit, les yeux à demi révulsés sous le joug de la drogue. Cela lui faisait maintenant 104 lunes de captivité dans ce manoir. 104 lunes passées parmi eux, les Oublis : les intendants, les silhouettes chaotiques surmontées de leurs yeux empourprés. Ces hommes sans visage, indénombrables, qui rodaient sans cesse dans le manoir, et dans sa mémoire, dans ses souvenirs, qu'ils régissaient aussi facilement qu'un feuillet compartimenté. Pour ne pas oublier, E. Arné écrivait, rédigeait, à longueur de journée, entre le bureau et la bibliothèque du manoir. Il collectait les informations, tout ce qui pourrait lui servir à retrouver sa liberté. Et puis, à se venger.

E. Arné se balançait sous la lueur d'une chandelle, et sa plume suspendue rejeta une goûte d'encre qui s'écrasa sur le vélin au moment où la porte du bureau s'ouvrit sur l'Oubli.

-Ils sont arrivés.

Un flacon glissa du bureau pour se briser au sol, sans que l'écailleuse n'esquisse un geste pour le rattraper. Le liquide fumant se répandit dans la sciure du parquet, entamant son long processus de dissolution, qui n'irait pas bien loin, comparé aux cohortes qui s'amassaient au dehors. Sanaga repoussa un verre de lait, reposant son front dans l'une de ses paumes. Que les nuits étaient blanches, et comme les journées semblaient obscures. Ainsi, ils l'avaient fait. De quel droit et par quelle folie ? Un vif sentiment de trahison lui retourna la tête, à l'idée qu'un frère et qu'un amant puissent si viscéralement se tourner contre toute l'entreprise d'une vie. Ne pouvait-on définitivement placer sa confiance nul part ?

Son poing revêtu d'écailles noirâtres s'abattit sur le plan de travail, impuissant. Pourtant l'ire n'arrivait pas à s'élancer, piégée entre une amertume profonde et une honte prééminente.
Sans doute cela devait-il arriver. Peut-être, cela aurait déjà du être accompli piéça. À quoi bon soutenir une cause perdue ? Cerbère n'était plus. Adjaron n'était plus. Le manoir des Oublis n'était plus qu'un amas de souvenirs stagnants et inutiles.

-Qu'allez-vous faire ?

L'Oubli se tenait toujours devant la porte, attendant une consigne, comme s'il ne pouvait agir de son propre chef. La mâchoire de Sanaga se crispa, retenant des mots qu'il n'aurait de toute façon pas écoutés. « Fuyez, pauvres fous ! Que croyez-vous qui puisse vous attendre dehors ? Il n'y a pas d'avenir ici.»

-Le coffre. Il faut évacuer le coffre, à tout prix, répondit-elle en se levant.

S'approchant de la fenêtre sous laquelle s'occupait le scribe Arné, la dragonne jeta un oeil torturé sur les silhouettes indéfinissables qui se détachaient imperceptiblement de l'horizon nocturne. Cinq premières silhouettes, colossales, se posèrent sur le périmètre délimitant le manoir de la forêt environnante, faisant vibrer sourdement les fondations du manoir, jusqu'aux nappes souterraines. D'autres troupes promettaient encore de s'approcher. La portée d'une telle attaque, prompte à démolir un castel fortifié en quelques minutes seulement, semblait démesurée face au manoir. Mais les forces qui se tiendraient les unes contre les autres ne pouvaient seulement jouer de puissance. L'écailleuse s'écarta de la fenêtre, secouant le scribe léthargique, en soufflant les bâtons d'encens qui tissaient sa prison aérienne.

-Arné. Il vous faut partir. Vous prendrez mon coffre et le porterez jusqu'aux terres d'Hetrandhil. Faites-le, à n'importe quel prix, et je vous fournirai les doses dont vous avez besoin.

-Sans doute devriez-vous emporter ceci également, suggéra l'Oubli de sa voix murmurante, en dévoilant trois sphères entre ses mains creuses.

Dansant sur leur surface hyaline, des images, des bribes de vies se mêlaient les unes aux autres, comme autant de souvenirs contenus, de passés sauvegardés là. La dragonne opina lentement du chef, recouvrant le trio de globes dans leur linceul temporaire, les laissant pour le moment dans l'oubli. Elles furent confiées également au scribe, non sans une certaine réticence. L'érudit quinquagénaire fut parcouru de légers spasmes nerveux tandis que son esprit renouait avec la réalité, prenant conscience de la folle mission qu'on lui confiait. Réajustant fébrilement ses verres, il referma son lourd pavé manuscrit dont le titre, 'Dota', ne révélait pas grand chose son contenu anodin. Il se vit remettre quelques bourses de poudre suspecte, seul gage pouvant le rattacher avec certitude à sa mission.

Le regard soudainement désorienté, le souffle écourté, l'écailleuse s'appuya hasardeusement contre une étagère.

-Je reste ici. Protégez ces lieux, le plus longtemps possible. Je dois encore essayer, une dernière fois.

L'Oubli se contenta d'acquiescer lentement, avant de s'incliner en emmenant E. Arné et les sphères hors du bureau. Sanaga resta plantée dans la pièce un long moment. Elle aurait voulu s'excuser ; pour avoir failli, pour n'avoir pas su protéger Sa mémoire de la folie dévastatrice de ses visiteurs. Pour ignorer la raison véritable de leur dessein.

Sanaga | 21/06/09 00:07

Entourant le manoir, la forêt des dieux toute entière vociférait de rage. Cette forêt où vivaient les sentinelles, les goules, Oublis parmi les Oublis. Cette même forêt qui fit de Cerbère son comte, et qui broyât en son sein les Chiens du Chaos, en des temps qui leur étaient bien meilleurs. En des temps où l'Oubli pouvait encore se délecter d'un avenir, avant de n'avoir plus que ses propres reliques à rogner.

Sur le terrain vierge, des lignes de paladins s'échelonnaient déjà face à l'édifice. Étrange formation que celle là, prédisant le combat des hommes contre un monument des plus statiques, dressé là comme l'éminence impassible qu'il était. Enfin, les portes s'ouvrirent, déversant un flot d'ombres humanoïdes se postant autour du manoir, accompagnés d'un petit homme courbé dans sa toge, poussant devant lui un essieu surmonté de la charge à épargner des hostilités. L'effroi se lisait distinctement sur son visage, pour qui pouvait entrevoir le blanc de ses yeux. Nul besoin de drapeau blanc. Sa toge en faisait office, en sus de son allure des plus inoffensives. Pourtant, chaque pas le rapprochant des premières lignes cuirassées pouvait lui sembler plus lourd et dangereux. Mais Arné avançait, indubitablement, poussé par une volonté forgée de toute pièce par les fumées exhalées.

Ne s'éloignant d'un pouce, les Oublis formaient un cercle irréprochable autour du domaine. Dans l'ombre de leurs corps chaotiques se distinguait l'éclat des derniers rayons solaires se réfléchissant sur des carreaux, des lames, et les sphères que chacun tenait entre ses mains. Dissimulées dans la forêt, les sentinelles des Dieux hurlaient, s'éveillant par dizaines, alors que d'autres Oublis affluaient depuis la ville en contrebas.

Postés autour du manoir les entités chaotiques attendaient un signe, un mouvement.

Le scribe et le coffre atteignirent la première ligne du dragon noir.

Et le néant de commencer à s'installer, appesantissant l'environnement, entre chaque être, chaque souffle. Les lignes en place s'étaient postées aux prises entre les gardiens du manoir et ceux de la forêt des Dieux. Et pourtant... la voix des spectres du manoir s'éleva dans l'air du soir.

-Morituri te salutant !

Noir-feu | 11/12/09 19:08

Noir-Feu s'incline devant le mage, un sourire absent assombrissant plus qu'il n'éclaire ses traits.

-Non, cela n'en a plus. Laissez-moi encore quelques minutes, je vous prie. Deux trames seulement existent encore, et pour si peu de temps...

D'un geste lent, il désigne tour à tour chacun des titans de Num, puis plus lentement encore, écarte les bras, fermant les yeux comme pour une dernière prière. Dans un ensemble tel qu'ils semblent ne faire qu'un, cinq des sept Gardiens de Num lèvent leurs bras démesurés à l'horizontale, parodie de danseurs voulant joindre leurs mains pour une ronde. Entre eux, à la vitesse d'un cours d'eau presque gelé, d'innombrables cordes de pierre surgissent, tissant une enceinte minérale d'une noirceur totale, prisme démentiel qui absorbe toute lueur pour en refléter l'ombre la plus viscéralement opposée, se déformant selon des angles impossibles qui rendraient fou le plus savant des bâtisseurs. Le Temps lui-même semble pris au piège de cette invraisemblable construction, tout se fige, se pétrifie, devient reflet unique d'une malice cosmique insensée, univers créé pour ne pas être, incréé qui devient, folie....qui s'écroule, comme ne pouvant supporter son propre poids, sa propre vue, pour se relever aussitôt en une abjecte symétrie erronée, à la fois trop identique et trop différente pour être ne serait-ce qu'envisagée.

Face à son Seigneur, Num la Pétrifiée semble se pencher pour l'accueillir, pourrait faire penser à une harpie gratifiant d'un sensuel et démoniaque baiser dégoulinant de filaments d'une bave pierreuse, poussiéreuse avant d'ouvrir une gueule infernale pour l'engloutir, comme un vulgaire cafard, avec délectation.

Le Dragon entre, sans même paraître prêter attention à ce qui l'entoure, franchissant pour la millième fois l'enceinte de la cité maudite entre toutes, rejoignant à peine passée la porte l'univers du manoir, où rien ne semble avoir changé. Le Néant...qui pourrait voir ce qui ne peut l'être, hormis le plus dément des êtres, hormis le Gardien de ce cauchemar ? Les Oublis paraissent attendre l'assaut, prêts à jeter leurs ultimes forces dans cette bataille qu'ils sentent venir, mais qui, seul un être le sait, n'adviendra jamais. Le Seigneur d'Obsidienne fixe le cercle parfait des défenseurs, un bref instant, puis s'avance, d'un pas lent, solennel. Rien dans son être n'est menaçant. Il est tellement neutre qu'il pourrait aussi bien ne pas exister, n'être qu'un illusoire reflet propagé par le vacillement d'une chandelle moribonde dans un fragment de miroir terni. Peut-être est-ce la meilleure définition de ce marcheur, d'ailleurs, mais qui s'en soucierait ? Pas lui, en tout cas. Il s'immobilise à quelques mètres des Oublis, soutenant de son regard vide leur menace qui, parce qu'il ne semble pas exister, ne s'est pas manifestée, encore. Une voix qui pourrait tout aussi bien provenir de l'autre bout de l'outre-tombe s'élève, mélopée scandée lancinante aux accents d'infinie tristesse, d'irrémédiable folie, si sombre...si sombre...

-Oublis, de votre ère ne demeurent que décombres, et vous errez, comme des ombres, en l'attente d'un futur qui ne viendra plus, las d'attendre qu'enfin, se souviennent ceux qui ont bu à votre calice.

Gardiens, d'une tombe à jamais pleurée par ceux qui ne se souviennent plus, vous veillez hors du monde, fantômes d'un temps échu dont même vous, ne vous rappelez plus.

Il est venu le temps, oublié de la fin elle-même, de votre délivrance, enfin terme de votre souffrance, apparaissant par décence, comme une guerre vide de sens.

Oublis, de votre dernier instant, de votre raison de demeurer, faites exister Num la Pétrifiée, cité ne devant perdurer, ce cénacle des âmes damnées rejoignez, pour enfin et à jamais vous et elles libérer.

Gardiens, d'un lieu qui ne sera pleuré par ceux qui se souviennent, vous oublierez l'existence, fantôme d'un temps échu, qui doit devenir à jamais disparu.
Il est venu le temps, espoir d'un début de délivrance, enfin terme de cette démence, apparaissant par indécence, comme une perverse illusion de puissance.

La mélopée s'éteint decrescendo, à l' instant où le Guerrier reprend matière, ayant devant eux, déposé un genou en terre, sans pourtant abaisser son regard de jais. D'une voix nettement plus vivante, il demande :

-Oublis, je souhaiterais rencontrer ma Soeur, le permettrez-vous ?

Durant ce temps, les paladins resserrent leurs rangs, dérisoirement, face à un scribe qui pousse une lourde charrette supportant un coffre. Mais les ordres sont les ordres, et les implacables légions d'Orféor le Noir les exécutent à la virgule près. Deux dragons de guerre haussent leur gueule de quelques mètres, prêts à distiller un enfer de feu si le pitoyable être fait mine de broncher. Le capitaine de la troisième légion s'approche, méfiant malgré l'aspect du personnage. Il s'adresse à la première ligne de preux :

-Qu'est-ce ?

-Un scribe chargé d'un lourd coffre, capitaine. Que fait-on ?

-Vous suivez les ordres. Personne ne passe. Nous attendons.

-Capitaine ?

-Oui, soldat ?

-Qu'attendons-nous, capitaine ?

-Aucune idée, soldat. Nous attendons, ce sont les ordres.

-Bien. Merci, capitaine.

-De rien, soldat. Et dites à ce fichu scribe de s'éloigner de notre ligne. Les dragons du roi deviennent nerveux.

-A vos ordres, capitaine.

Quelques instants s'écoulent, dans un calme relatif. Le scribe a reculé de quelques pas et, étrangement, les soldats semblent l'avoir oublié, sans doute absorbés par ce qui se passe près du manoir. Les dragons de guerre observent au loin, tentant également de voir ce qui ne peut l'être. Le temps s'allonge, interminable...

Edité par Noir-feu le 11/12/09 à 19:10

Shadee | 11/12/09 19:30

Courage belle Sanaga ;)

(bravo à vous trois :))

Sanaga | 21/12/09 18:39

Il faut en finir.

Et cependant qu'Arné se disait cela, la peur le tétanisait tout entier. Crispé sur son insolite bagage, le scribe se figeait là, planté face aux colosses, qui tout au dessus de lui écoutaient la voix tonnante d'un homme au devant. De lever la tête pour les apercevoir, il lui semblait que le sol se dérobait sous ses jambes. Et dans le silence moite résonnaient cent murmures, dispersés par delà les premiers bosquets. Pourtant perdu, cramponné à sa charge comme si son âme en dépendait, Arné demeurait, éperdu. Quelques mouvements se firent autour de lui, qui vinrent le bousculer indifféremment. En une seconde, le scribe n'y voyait plus rien, et le craquement sourd de ses verres brisés s'étouffa dans le sol. Tout n'était plus que masses difformes, lueurs, ombres mouvantes, prédominantes.

Encore devinait-il, tout près, les ombres des guerriers tendus vers le monument, attendant quelque ordre, et pour qui le scribe n'existait déjà plus. Il devinait, plus loin, après les lignes d'hommes ferraillés, l'immense forêt entourant le domaine, où se tapissaient les ombres sans visage, entourant de toute part la menace. Et, plus loin, plus loin encore, il devinait une autre approche, une autre armée, tardive, qui n'attendait qu'à riposter. Un espoir, si lointain. Et encore encore plus loin, bien après les hommes, bien après le fer et la chair, il devinait la liberté. SA liberté. Tremblant, aveuglé, Arné porta la main sur sa toge. Il tâtonna dans les replis, jusqu'à trouver une de ces petites boules granuleuses fournies avec sa charge, pas plus grosse qu'un bouton de manchette. Réprimant ses spasmes nerveux, le scribe la porta à sa bouche pour l'avaler sitôt.

Bientôt, derrière, la voix des Oublis s'éleva à son tour. Mais Arné ne l'entendait déjà plus. L'accalmie le gagnait peu à peu, et les ombres dansant devant sa rétine n'étaient plus que de vagues menaces éloignées. Comme absent, le scribe prit, sur l'instant, le plus gros risque de toute sa misérable vie. Courbé sous le faix de ses quelques cinquante années, c'est un vieux scribe détaché de toute chose qui traversa le parc, poussant devant lui le précieux chargement. Indistinct au beau milieu des armées, c'est un vieil homme des plus anodins qui pénétra dans la forêt des Dieux, marchant toujours droit devant, où l'attendait sa rétorsion.

*

Les Oublis demeuraient placides. De leurs innombrables sphères s'élevaient déjà des arabesques protéiformes, flottant au dessus d'eux dans une psalmodie imperceptible. Les formes flottantes se coulaient au dessus de leurs têtes, esquissant leur appétit de plonger sur les masses présentes. Sans briser l'étrange ronde, la voix de l'Oubli fit écho à celle du Dragon agenouillé.

« Vous ne rencontrerez rien d'autre ici que notre fureur.

Les oublis n'attendent rien de ceux qui savent, nous buvons leurs existences comme ils boivent en nos calices.
En le domaine des Oublis il n'est nul brave qui ne subisse ni la géhenne ni le supplice
L'Oubli est notre nom, Gardiens des souvenirs que nous buvons, nourrissent nos éternelles existences
Que le la Pétrifiée s'avance, comme toute chose, nous l'absorberons.
Ces terres ne connaitrons pas de fin tant que nous la défendrons, sauvegarderons sa Mémoire, en Son nom. »

Se consolidant, les volutes formèrent l'illusion d'une muraille implacable entre la citée émergée et le manoir, prête à fondre, en un puissant ressac, sur Num.

*

Nous y voilà presque, songeait, du haut de son bureau rongé, tendant la bouteille de verre à la lueur d'un fanal chancelant, Sanaga. Du peu de temps qu'il restait, la recherche frénétique du cocktail lui faisait office d'exutoire, d'espoir. Relisant non sans difficulté les notes jadis jetées à la volée sur le lutrin, l'écailleuse fourrageait là de la juglone débridée, là quelque reste de bosphore, là quelques raclures d'asphalte volcanique, là une écorce de carambole, là de la poudre noire... Un oeil scrupuleux plissé sur l'étrange mélange, l'écailleuse tentait d'en percer l'insuffisance, quand l'Oubli revint, pressé, dans la pièce pour déclarer.

-Par les souterrains.

Juste trois mots, et le regard de l'écailleuse alors s'illumina, étiré par un indéfinissable sourire. L'ombre d'un instant, ses épaules semblèrent se redresser d'une charge par trop longtemps contenue. Tenant en suspend la bouteille dont le mélange échauffait déjà les parois, elle hocha la tête.

-Restez à en surveiller l'entrée. Il ne doit rien arriver de fâcheux.

Sur quoi l'ombre se coula au dehors de l'office. Reportant son attention sur le mélange noirâtre, Sanaga fouilla dans une poche intérieure à la recherche d'une flasque d'eau-de-feu. Il n'en restait qu'un fond. D'une lippe préoccupée, elle jugea de la nécessité du breuvage. Haussant finalement une épaule, elle en versa une moitié dans la décoction, et avala la dernière rasade. Des voix déjà s'élevaient au dehors, pressantes. De nouveau expéditive, l'écailleuse en garda le goulot de la flasque serré entre ses dents, cherchant désespérément un morceau de tissu. Dans un déchirement sonore, le rideau en fit les frais. En estimant la longueur, elle recracha flasque, blasphèmes, voua le monde aux gémonies, et replia le tissu pour en boucher la bouteille. À peine un dernier coup d'oeil à la pièce, aux travaux y trainant encore, et Sanaga fusa au dehors, longeant les couloirs en direction du rez-de-chaussée.

Edité par Sanaga le 21/12/09 à 20:21

Noir-feu | 02/01/10 00:58

Il ne reste que deux trames...que deux trames...deux trames...deux...trames...

Une lame fend l'espace, pourfend le temps audacieux, qui a osé se manifester dans la Pétrifiée. Le Chaos. Brutale transition, le silence infini de la cité en ruine laisse place à la plus absolue cacophonie, remugle sonore issu du Rien pour engendrer, batard cosmique qui éclôt comme s'il avait attendu quelques millénaires de trop. Le vide devient formes, les formes deviennent choses, qui se brisent, s'amalgament sans ordre ni logique. Le Chaos.

Inébranlable, le Seigneur de la Pétrifiée s'avance face à son destin, tandis que résonne un glas trop longtemps attendu. Le Chaos s'ordonne en un fer de lance paradoxal, doigt spectral qui franchit les âges, pour venir fracasser l'ultime organe de Num, son Coeur. Et le Gardien accueille le Chaos en son sein, comme un présent inestimable, le conservant quelques secondes encore pour lui seul. Dernier regard, dernière pensée, il tourne son être déjà s'échappant vers ceux qui oublient. Son rire torturé fissure les ruines sans rémission, les portes innombrables de Num s'ouvrent, en un seul point, en un seul instant. Le Néant accueille l'un de ses enfants, celui que l'on nomme Oubli, de toute son inexistence, de toute son immensité. Que commence la fin. Num s'oublie.

Un reflet se dissipe, dernière illusion de puissance d'un Seigneur qui ne l'est plus depuis des éons, mais qui a su garder une image, jusqu'à l'ultime instant. Ne reste qu'un vieil être de pierre, une lance fichée dans le coeur, qui se tient debout, encore, sur la dernière marche de son cauchemar, tenant une arme qui vient de lui offrir sa fin en déchaînant le Chaos. Il sent la mort le prendre, lentement, presque avec respect. Il l'a tenue en échec si longtemps, pour avoir le temps d'achever son oeuvre. Mais le Trône d'Obsidienne n'est plus, et nul artifice ne se dresse plus entre elle et lui, aujourd'hui. La mort l'accueille, avec douceur, sans un bruit, sans un geste de trop, comme un vieil ami trop longtemps attendu, elle aspire...tente d'aspirer...son...âme?

Hurlement dans les Enfers, du premier au dernier, tous tremblent sous la rage de leur Entité, frustrée de son dû. D'âme il n'y a point, en ce cénacle de sombre pierre. La mort comprend qu'elle vient de se faire duper, attirée dans le Néant, elle rage! Qu'espérait-elle y trouver? Elle réalise subitement qu'elle a un sérieux problème: les Oublis s'avancent...

Autour d'un manoir, quelques Gardiens s'estompent, un pouvoir qui fut colossal disparaît, les privant d'existence. Des rangées de paladins frémissent, pris dans un piège sans exutoire, que peuvent quelques légions de mortels face aux sentinelles des Dieux? Vingt Dragons rugissent, inquiets. Leurs gueules cuirassées se tournent en tous sens, cherchant un échappatoire inexistant.

Dans un endroit inconnu de tous, nommé le Sanctuaire, une autre entité savoure son triomphe, enfin débarrassée de l'encombrant insensé venu la déranger. Elle rit, jubile, exaltée, ivre de contentement. Un instant passe, suivi d'un choc. Elle jette un regard surpris à la lame sanglante qui sort de sa fumeuse poitrine. Elle ne comprend pas. Une voix s'élève:

-Les Trois Noires. Elles sont Une. Et toi, tu n'es plus, Haine. Merci d'avoir gardé mon âme.

Celimbrimbor | 02/01/10 05:19

Inquiétant...

Participez au projet d'anniversaire des 10 ans de Daifen : [Lien HTTP] !!
Venez apporter vos idées pour le scénario du roman écrit spécialement pour l'occasion : [Lien HTTP] !!

Index des forums > Rôle Play