Forum - Pieds d'Acier
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Sanaga | 30/12/09 20:24
Le monde poursuivait son tournoiement, toupillait progressivement sur lui-même, insensible à toute autre chose que sa propre danse, alors qu'en son sein le plus profond sommeillait la Bête. Mais alors qu'en surface bruissaient les rumeurs de mille batailles, de mille tourments, et d'autant de félicités, le silence régnait en maître dans la brèche où elle se terrait, loin, au bout d'interminables boyaux labyrinthiques, creusés dans la montagne du Tuchen Gador par quelque peuple gobelin à présent parti en cendres. Si haute que fut l'entrée de la caverne, surplombant insidieusement les masses nuageuses, la brèche s'enfonçait à des profondeurs que n'osait concevoir l'imagination. Pas une once de lumière pour y laisser entrevoir les lieux, pas une brise d'air pour y porter la moindre rumeur. Dans la brèche, rien de visible à l'oeil nu, ténèbres absolues, cécité totale. Et le silence assourdissait, entre chaque souffle de rogomme corrosif qu'expirait la Dragonne.
Le grand oeil apathique s'ouvrait, se refermait, idem. Qu'il lui soit permis de voir dans ses ténèbres, inchangées de jour comme de nuit: nulle différence. Elle dormait, s'éveillait, dormait à nouveau. Du sommeil ou du réveil, quel était le meilleur, quel était le pire, elle ne savait. S'assoupissait-elle, les rêves affluaient, des rêves aussi lumineux que ses ténèbres étaient sombres, agréables, des rêves d'accalmie, analeptiques. S'éveillait-elle, que faire d'autre qu'attendre. Attendre que revienne le sommeil. Penser? Jamais. Ses pensées conscientes se seraient faites plus noires que ses cauchemars. Une douleur sourde lui élançait la patte, la démangeait sous le couvert de ses vastes écailles. L'immobilité rendait la souffrance moindre. S'efforçait-elle aussi de rester le plus longuement possible affalée, sans mouvement, contre la parois pierreuse. Combien de temps avant que ne revienne le sommeil? Impossible à dire, sans soleil ni lune, sans même sonder les trames, repoussées loin de là. Les heures se faisaient jour, à son sentiment du moins. Occupant l'attente, les pupilles sans couleur mêlaient leur gris filandreux à la contemplation du schiste. Le moindre renflement, la moindre convexité, la moindre aspérité du mur qui s'étendait sous sa gueule, la Dragonne les connaissait, les retraçait, dans ses songes, se les répétait à l'infini, pour ne plus bâtir qu'une vaste muraille inexpugnable, brandissant ses excroissances infranchissables à ciel ouvert.
Sous son nez, parfois, parfois! dans le noir, flottait le beau visage d'une jeune femme, inconnue, étendue à même le sol, qui la fixait de son regard gris et perçant, le visage enfoui sous des cheveux auburn. La Dragonne se voyait, près d'elle agenouillée, touchant sous ses mains hagardes la poitrine crevée de la jeune femme, d'où s'échappaient des myriades de ruisseaux vermeil. La Dragonne entendait alors autour, lointains, des cris, des feux, le ronflement du vent au dessus, que produisaient de grandes bêtes ailées. « Cours, petit roseau. Cours très loin, et ne regarde pas derrière. » Lui disait la jeune fille, dans une langue inconnue. De ses propres sanglots, des bruits de métal, ou de sa propre terreur, l'écailleuse ne savait ce qui l'empêchait de réagir. Le regard de la moribonde se fit pourtant plus dur, tandis que s'échappaient quelques écumes sanglantes de sa bouche, et que s'élevait, dans un dernier effort, sa main, pour lui coller une mémorable gifle. Et de la repousser sèchement en râlant. « Pars! Je t'ai dit. Nous nous reverrons. » La Dragonne roula, la tête dans le sol. C'était un mensonge. On ne revoit jamais les morts.
La Bête râla contre sa jambe que la douleur élançait encore. Et du fin fond des ténèbres rampèrent vers elle des souvenirs aussi vivaces que des cauchemars. Gigantesque, un chien tricéphale ouvrait ses gueules pour engloutir sa tête. L'instant d'après, il n'était plus qu'un enfant à l'agonie qui tendait vers elle sa main. Et la Dragonne se souvenait du regard brave d'Adjaron au seuil de son agonie, alors que ses paroles se coulaient vers elle. « Promets-moi...Que tu en prendras soin... » En pensant au garçon qui se mourait, elle eut de bon coeur larmoyé dans ses ténèbres. Mais les larmes se refusaient. Elle demeurait Dragonne à jamais, sa rage et son chagrin gelaient à coeur fendre en son for, simplement. La main du garçon se referma sur la sienne, mais à son bout souriait doucement Elenna, réconfortante. Puis, comme une subite apparition, son visage s'alourdit, se déforma, et verdit pour ne plus ressembler qu'à une grande orc, qui encensait du chef, tapant dans sa main avant de déclarer « Ouki Doki. »
Un hurlement retentit de la gorge de la Bête tandis qu'elle chassait ces pensées, retrouvant les motifs paisibles du mur de schiste. Se calmant doucement, sombrant lentement dans la somnolence, le souvenir fugace d'un Flammariel revint la travailler. Elle le revoyait tel qu'en sa fleur, superbe et nonchalant contre un comptoir de bois, soulevant une coupe. « Ben, disait-il, je suis trop nul pour me battre. Alors je me suis fait videur. Videur de bouteilles. Ça en jette. » De son verre coula le vin qui s'épancha, seul, au sol. De là poussa, comme une plante, Fanfan, semblant parler sans qu'aucun son ne lui parvienne. De sa bouche s'élevaient des fumerolles de mots, de vers, qui allèrent planer au dessus d'eux, telle Lucy dans son ciel diamanté. Affalé contre une bûche, tout près, Brox aiguisait une tranche de rire, et se taillait une hache. « De la purée de squig, que j'en ai fait! » Se pavanait-il. Et la Bête riait avec lui. Riait encore, dans ses ténèbres, quand la somnolence se rapprocha doucement du sommeil. Pourtant, l'orc s'arrêta brusquement, et son air perplexe retint le flot somnolent de la Dragonne en suspend. « Dis voir, San. Grogna-t-il. T'aurais pas oublié quelque chose, des fois? ».
Et son image s'effaça dans les ténèbres. Les bruits s'étouffèrent dans le silence caverneux. Pourtant restaient en suspend ces derniers mots. La bête s'assoupit, avec la certitude d'avoir omis, quelque part, en quelque temps, un détail. Un détail qui grossissait, s'étalait, comme une tache d'encre, envahissait doucement les parois de pierre. Un détail dont s'imprégnait chacune de ses écailles, de ses hermétiques écailles. Au bord du sommeil, enfin, prête à basculer, elle se souvint. Ignorant sa patte engourdie, le corps dragonnique se tendit brusquement dans les ténèbres.
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De Legier Vovlloir Longve Repentance.
Celimbrimbor | 31/12/09 01:32
Ne vous précipitez pas dans les ténèbres, elles ne sont pas bonnes conseillères.
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Edité par Celimbrimbor le 31/12/09 à 01:36
Sanaga | 02/01/10 11:29
Le vigoureux mouvement de son appendice heurta sans ménagement l'unique malle qui trônait dans un coin de la brèche, seul témoin d'une présence humaine. Il alla se fracasser contre la parois avant de retomber non loin de la Dragonne comme une vulgaire futaille, déversant son maigre contenu à même le sol. La Bête ne fit pas mine de daigner s'en apercevoir, d'aussi loin que s'en était allé son esprit, à la recherche d'une infime trame, perdue dans les possibles. Toute à ses investigations vaporeuses, à la recherche ténue de son détail perdu, de sa considérable bagatelle, la Dragonne ne se donna la peine d'apercevoir la lueur qui brasillait faiblement contre les parois humides, que lorsqu'elle relâcha le fil éperdu de son observation insensée.
Enroulé depuis des lustres dans un laize autrefois blanc, l'objet oblong qui s'étalait là s'était, comme beaucoup de choses, dérobé de sa mémoire, d'avantage du fait d'une omission involontaire que par mésestime. Avançant une griffe, la dragonne dépouilla la lame de son étai loqueteux, l'élevant à hauteur d'yeux. Une inspection rapide et un reniflement cocasse lui confirmèrent ses impressions: bien plus fine que dans son souvenir, la lame. Son souvenir, que lui renvoyait de l'épée une image plus épaisse et plus lourde de l'arme qui gisait ce jour d'hui dans sa paume. Mais qu'est-ce que la lourdeur, dans la main d'un Dragon? Et pourtant, l'épée n'avait pas bougé de son linceul, depuis ces quelques cent dernières lunes. Soit un quelconque plaisantin s'était amusé à échanger les armes, soit la lame avait décidé de se refondre seule, à point ne coûte. Étrangement, la Bête fut tentée d'intercéder en faveur de la seconde théorie. Un don de son Frère, l'épée. Et son ancien possesseur avait affirmé qu'elle s'adapterait à son nouveau propriétaire. L'esprit par trop rationnel à l'époque, il s'en était fallu d'un cheveux pour qu'elle ne lui rit au nez.
La Bête considéra longuement l'objet. Depuis combien de temps ne s'était-elle servi d'une épée? N'en avait-elle seulement jamais usé? Laissant de côté ses récentes recherches, son esprit, encore, vagabonda. À nouveau, elle avait douze ans.
[...]
-Bas?»
Le son feutré des lattes de bois résonne dans la salle, au rythme entrecoupé du souffle anhélant de la fillette. L'épée de bois fuse dans l'air, se tend comme une vipère à la recherche d'un point à mordre. La fillette, sautant sur ses gonds, contre le coup vicieux d'un revers de latte, lent, trop lent, et tac!, fait l'épée, chassant la parade en allant se cogner contre son genou. Arfin part d'un soupire las, déçu, lui qui commence toujours les exercices sans prévenir. Et c'est sans laisser à la fillette le temps de se remettre qu'il enchaine les coups.
-Haut! Bien ». Sans démordre, elle continue de faire voleter sa tige de bois, cherchant à défendre ses positions de ses bras maigrelets.
-Gauche! Gauche! Gauche encore!! » Dans un tic excédé, Arfin frappe d'un geste sec les coudes de l'enfant. « Plus durs, tes bras, petite fille. Tu es molle, ton corps est mou. Ton arme doit faire partie de ton bras. Un coup sec et je pourrais te l'arracher des mains. Sers moi-ça. Reprenons. »
L'assaut se poursuit, des minutes durant. Des minutes pendant lesquelles l'assaillant envoie piquer, frapper, trancher, son bâton vers la fillette, indifférent à ses chutes, à la sueur ruisselante sur son visage, et ses phalanges, blanchies d'avoir trop serré la garde de son arme, laquelle pourtant part voler au moindre heurt trop brutal. « Droite! » Arfin se fend vers l'épaule de la fillette, qui trouve juste une demi seconde où se jeter désespérément sur le côté découvert du vieil escogriffe. Vouf! Le coup a bien failli le mordre. Il a failli!... « Ksssss! » Fait la fillette en tentant de parer une nouvelle volée de coups de l'assaillant, lequel se met à sourire, sardonique. «On croirait un petit animal. Haut! Bas! Droite! Droite! Haut! » Et pouf!, fait la fillette en tombant sur ses fesses.
Infatigué, Arfin rabaisse sa latte de bois. Il ne sourit déjà plus, et son visage hâve, aux joues exagérément creusées sous la lumière hivernale lui donne un air de revenant excédé. « Et te voilà une petite fille percée.
-Je pas une petite fille! Tu menti! Tu dis Haut et frappe Bas! » Plaintive, la fille se relève, le nez retroussé en une âpre grimace, se tâtant le genou, où déjà la peau garnie de contusions s'assombrit en une tâche foncée, là où le sol l'a heurté. Un beau bleu lui est promis. Mais elle le sait, chaque bleu vaut une leçon; et chaque leçon, une progression. « C'est vrai, j'ai dit Haut et ai frappé Bas. Et te voilà une petite fille éteinte.
-Tu triché! Tu menti... rétorque la fille essoufflée comme après une longue course, quand la leçon n'a duré que quelques minutes. Dépitée, au bord des larmes, elle rend son bâton au maître d'armes qui s'avise déjà de l'heure. « Oui, j'ai menti. Ma voix a menti, mais mes yeux et mes gestes te criaient l'évidence. Regarder n'est pas voir. » D'un index, il pique la fillette entre les deux yeux, laquelle laisse mollement partir sa tête en arrière. « Tu es trop chétive et trop faible, pauvre Sanaga, pour pouvoir jamais te battre correctement.
-Je m'appelé pas comme ça!
-Prends le nom qu'on te donne, c'est déjà bien. Ça n'aura plus guère d'importance, lorsque tu auras rejoins le monde du grand silence, si tu ne fais pas plus d'efforts. » Reposant les armes sur leur support, une moue amère recouvre ses traits. « Fais attention à toi, petite. Quelque danse que tu aies déjà apprise dans ton Ailleurs, elle ne suffira pas à faire de toi une survivante, dans ce mon de fous. Elle ne suffira pas à te défendre ici.» Puis, aidant la fillette à délasser la légère carapace de bois poli qui protège sur son maigre buste, il glisse un regard déconcerté vers ses pieds nus. « Au moins peux-tu te targuer d'avoir des cors au pieds plus durs que le cal des mains guerrières. Tout au moins pourras-tu t'enfuir vite, Pieds-d'Acier, lorsque l'un d'eux cherchera à te percer. »
Remuant les orteils, la fillette se met à rire, en toute innocence. Et alors qu'Arfin se prend à ébouriffer sa tignasse hirsute et à l'enjoindre de disparaître, elle jette l'étroit étau de ses bras autour de lui, relevant une figure allongée d'un large sourire, ses joues garnies de fossettes aussi profondes que deux cirques lunaires. « Arfin tu mon ami. » Se récrie-t-elle, le regard pétillant. Et le vieux Garde de hausser les épaules en se dépêtrant de l'étreinte enfantine. «Moui. Il n'est nulle amitié qui vaille, bien souvent. Apprends déjà à parler correctement le Daifennien, petite fille, et à ne pas offrir ta confiance au premier venu. Et peut-être auras-tu des amis. »
Alors qu'elle s'éloigne par la cours d'un pas sautillant, la callosité de ses pieds nus insensible aux gravillons épars, Arfin soupire, soupesant la petite carapace entre ses bras. « Des amis, pour pleurer sur ta fosse. » Quelle idée avait-Il eu de la garder? La fille savait certes varapper en tout sens, gravir sur tout ce qu'il était imaginable de gravir; savait se faufiler dans tous les interstices où sa maigreur lui permettait d'accéder, comme tous les enfants. Mais après? Elle ne valait pas tripette à se battre; pas un clou pour montrer une once d'offensive pour qui ou quoi que ce soit, et n'aspirait qu'à vivre le plus simplement du monde. Pire que tout, l'on reniflait sa peur à des miles à la ronde, au moindre danger. Peur du moindre cliquettement, terreur de la moindre flammèche de feu. Et trop faible avec ça, à peine capable de tenir un baquet sans valdinguer de l'avant. De la chair à trucider, tout au plus. Qu'est-ce qui avait donc fait qu'Il veuille la garder dans son ombre? Reposant l'attirail sur une estrade, Arfin remet ses questions à plus tard. Vérifiant consciencieusement que le pli cacheté se trouve toujours sur lui, il rejoint d'un pas alerte les écuries.
[...]
Dans la moiteur tout obscure de la caverne, une lueur diaphane émanait de la lame au contact de la Bête. Blême et nébuleuse, comme si la chose s'éveillait doucement entre ses griffes. Taillé dans une pierre sombre lestée de jaspures, le pommeau figurait une ramification qui s'étiolait jusqu'en son bout, évoquant à s'y méprendre des racines entremêlées. La garde était parée de rubellites rougeoyantes, vierge encore de toute traces de souillure. Quant à la lame, bah, la lame, d'une étrangeté comme peu en avait vu la Dragonne. D'un bon demi pied plus long que ceux dont elle s'était jusqu'alors servi, le fer lui-même, si c'en était, était effilé pour l'estoc autant que pour la taille, et édenté en six onglets profonds. Feuilleté comme du phyllade, on ne pouvait seulement l'effleurer sans en éprouver le fin tranchant, sans s'y faire crocher comme dans un tapis d'épines. Qu'à cela ne tienne, Ronce serait son nom.
Jadis lame de son Frère Dragon, lourde comme l'enclume, elle se trouvait maintenant sienne, fine et allongée comme une liane. Au maintien, l'arme possédait un équilibre exquis. L'air s'y frottait en émettant des sons cristallins, des mélopées suaves, qui ne cessaient de stimuler la Dragonne, à présent bien éveillée. Au creux de sa paume, Ronce luisait d'une étrange lueur de malte. Pour l'avoir laissée gésir à ses côtés sans que la Dragonne n'en ait cure, elle réclamait qu'on l'honore, à présent; réclamait le jour et la chair trop longtemps attendus. Son chant blafard s'éleva bientôt jusqu'à la conscience de la Dragonne, promettant de retrouver ce détail qui l'obnubilait.
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De Legier Vovlloir Longve Repentance.
Edité par Sanaga le 02/01/10 à 11:30
Celimbrimbor | 02/01/10 14:12
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Sanaga | 07/01/10 16:38
Tranquillement blotti dans l'un de ses fauteuils, le forgeron dormait du sommeil du juste, résultante de quelque boisson dormitive égarée par d'imprudents korrigans. Il dormait tant et si bien qu'il n'entendit pas, sur le moment, l'effroyable tapage qui s'acharnait contre sa porte. Pourtant, à l'aube naissante, là dehors, niché contre une montagne Danaïte, c'est la forge tout entière qui résonnait sous les coups forcenés qu'on frappait à l'entrée. Finalement, le quantième coup tonna si fort que sa bulle de sommeil éclata sous l'ébranlée de la bâtisse. Réveillé en sursaut, le nain se jeta prestement sous la table, croyant à un fléau dragonnique survenu sur sa toiture. Les secondes, ou les minutes - le nains ensommeillé l'ignorait- s'écoulèrent, avant que ne lui vienne l'idée que les coups ne provenaient non pas du toit, mais bien de sa porte. Rampant au dehors du couvert de la table, il avança d'un pas trainant vers l'entrée. La porte ouverte, enfin réduite au silence, il resta ahuri, bras ballants et cheveux ébouriffés, l'oeil hagard devant la grotesque apparition qui se tenait là sur son seuil. Dressée contre son battant, comme surgie d'entre les halliers, la demi elfe était si sale que sa peau en était noircie de crasse. Et d'entre ses lèvres, aussi sèches que du parchemin, s'éleva une voix plus rauque que jamais, qui articula sans s'encombrer de politesses: «S'lut, t'aurais pas une aiguille, et d'quoi boire?
-T'as pas bonne mine dis-moi, répondit enfin Agra après quelques longues secondes de total saisissement. Entre je dois avoir encore un peu d'hydromel dans le coin tu me raconteras ce qui t'es arrivé...»
Emboîtant le pas du nain à l'intérieur de l'atelier, Sanaga claqua la porte. Le temps de faire un tour d'horizon, son hôte approchait un pichet, ainsi qu'un verre dont elle s'empara séance tenante, l'emplissant jusqu'en son rebord, avant de n'en faire qu'une goulée. Puis de s'en reverser, et de boire, boire, boire encore, jusqu'à ce que l'arrête l'idée qu'elle allait se rendre malade. Reposant pichet et verre, elle essuya d'un revers l'hydromel qui coulait le long de son menton, traçant des sillons de propreté sur sa peau. Alors seulement, rassasiée, elle porta son attention sur Agra, le détaillant de bottes en barbe. « Ben mon cochon, t'as pas grandi, depuis l'temps.» Sur quoi, emportée par une ruade trop amicale, elle alla se baisser pour étreindre Forge-Acier, le soulevant du sol durant quelques secondes -ô comble de l'humiliation pour un nain. Forge-Acier marmonna dans sa barbe, vérifiant que ses côtes restaient intacts, tandis que l'elfe s'écartait d'un pas boiteux, un sourire bienheureux flottant sur ses lèvres purgées à l'hydromel. «Rien de spécial, rassure toi, assena Sanaga, trouvant une assise où se poser. Mais j'ai besoin de tes talents de forgeron. Ton prix sera le mien.
-Mon amie, qu'as tu besoin ? Laissons le prix là où il est je n'en ai cure.
-Comme il te plaira., hocha l'elfe assagie. Libre à toi de changer d'avis. Tu sais toujours où se trouvent mes tonneaux d'Herbe.»
Puis lentement, elle porta une main vers l'une des manches de son éternelle chemise pour en défaire un à un les boutons qui se refermaient hermétiquement sur son bras. Alors qu'elle repliait soigneusement la manche ouverte jusqu'à son coude, fut mis en évidence, à son poignet, un anneau de fer. Fer rongé par la rouille, cuir caduc accommodant et ajustant les poignets, rien que de très banal. Seulement on avait, à le regarder, l'impression d'une lourdeur proprement inédite. Une serrure, en son rebord, parachevait d'appesantir la manille de fonte. «Voilà pourquoi j'avais besoin d'une aiguille, dit-elle, désignant le solide fermoir. Mais là n'est pas le souci. Cet artéfact, je le porte de longue date, depuis quand, pourquoi, je ne sais plus. J'ai son jumeau à l'autre poignet. J'en possède une autre paire aux chevilles. Je voudrais, Agra, que tu m'en forges d'autres. De plus lourds, de plus consistants.»
Comme pour corroborer ses dires, de l'avant-bras visible de la demi elfe, saillaient, visibles sous la peau qu'avait oblitéré la chemise, des réseaux musculaires effilés qu'on devinait presque rouler les uns contre les autres. Le nain, penché sur son hydromel et bien éveillé, observait sans l'interrompre l'étrange menotte. «Je peux te créer d'autres bracelets bien plus lourds là n'est pas le souci, toutefois je reste perplexe face aux tiens, je n'ai rien vu de semblable, sais tu d'où ils viennent ? Autres choses...Où les veux tu ?
-D'où ils viennent?» Sanaga baissa à nouveau les yeux sur l'arceau de fer, qu'on devinait autrefois recouvert d'une épaisse couche de bronze, à présent bien décrépie. Elle se contenta de hausser vaguement les épaules. «D'une conquête quelconque, entre 700 et 800. Peut-être avant. Une fois que j'aurai les autres, ils seront à toi. Quant à leur emplacement, le même. J'avais autrefois des épaulières. Perdues. 'pas où. Pas pratiques, ces trucs là, quand tu te retrouves à l'eau... Fais seulement qu'ils restent fins, pas trop désagréables à porter. Quant à l'esthétique, bah... Comme tu voudras.
-Une petite touche de féminité? Soupesa le nain, moqueur. Blague a part, ces anneaux sont intéressants par leur fonctionnement, je vais devoirs aussi tester ta force pour qu'ils ne te gênent qu'un minimum, pour quand les veux tu ? En quel métal ?
-Ma force. Bah, il est justement question de la mettre à plus rude épreuve. Une sorte de châtiment personnel, dit Sanaga, le visage barré d'un demi sourire oblique. Le plus tôt sera le mieux. Tant que tu t'arranges pour qu'elles ne me meurtrissent pas les articulations, ça me va. Quant au fer..., ajouta-t-elle dans un nouveau haussement d'épaules. C'est toi le forgeron. Étonne-moi?
Agra resta résolument pensif quelques minutes durant, le temps pour Sanaga de se défaire de ses entraves. Lorsqu'enfin il daigna se lever, ce fut pour ouvrir une lourde porte dissimulant un couloir. Sans un mot, il s'y engouffra, et dans son sillage se relevèrent des fragrances de fraisil encore chaud. Sans chercher à comprendre, les yeux encore alourdis de leur long sommeil, la demi-elfe se résigna à suivre ses pas. Ce que ressentait sur le moment Sanaga, il n'est nul captif qui, au moment de sa relaxe, ne l'ai ressenti dans toute sa splendeur. Une sensation de liberté inouïe, exquise, un caprice de galopade aérienne qu'à corps défendant, l'esprit sécrétait secrètement. Libérés de leurs étaux, les bras ballaient sans qu'elle ne les sente, les jambes se soulevaient avec une légèreté déconcertante, tandis qu'elle suivait Agra le long du couloir. Il lui semblait pouvoir sauter à des hauteurs humaines inexplorées. L'envie lui aurait passablement mordu, si l'endroit avait été autre, de franchir les portes sans manquer bondir toucher leurs linteaux. Mais le plafond, adapté au forgeron, rendait l'endroit si étriqué qu'il gommait ses illusions d'un simple coup d'oeil, au grand regret de ses sens en ébullition. Derrière une dernière porte de fer, Forge-Acier révéla sa forge, encore faiblement éclairée par quelques brasiers mourants.
Il invita Sanaga à s'approcher d'une étagère où étaient rangés, selon un ordre précis, différents métaux. «Voilà quelques métaux des plus lourds que je connaisse je vais te demander de les soulever. Cela me permettra de connaître ta force dans un premier temps ainsi que le poids de départ. Je vais faire en sorte que tes bracelets soit liés a ta volonté te permettant de choisir si tu les veux plus ou moins lourds, cependant les bracelets ne pourront être plus légers que leurs poids de création. À toi de jouer...» Et la demi-elfe d'observer la gamme de métaux, l'oeil toujours étrangement hagard dans son visage creusé par l'anémie. «Je dois porter ça ?» S'approchant du bloc le plus à gauche, elle se campa précautionneusement sur sa meilleure jambe, avant de se pencher sur le premier étau. Et c'est dans un brusque à-coup que le bloc tout entier se souleva entre ses bras exempts, encore mal assurés de la mesure de leurs capacités portatives. Branlant négativement du chef, Sanaga reposa là le bloc, se penchant sur le suivant, et celui d'après, ainsi qu'un quatrième. Tous se laissaient soulever comme des fétus de paille. Trahissant une certaine impatience, son regard se riva directement au dernier bloc, en bout de chaîne. La demi elfe jeta un regard à Agra comme pour chercher approbation, puis se dirigea au devant du dernier fer. Et tandis que l'emprise de ses doigts se refermait autour de lui, et que les bras, et bientôt le corps entier le hissaient vers le haut, il ne décolla pas d'un demi pouce, planté là comme une montagne. Avec stupéfaction, la demi elfe le relâcha, secouant à nouveau la tête.
Ce n'est que vers le milieu de la mêlée qu'elle sembla trouver son équilibre. Reluisant d'un éclat purpurin, le bloc se campait dans sa dextre, soupesé par quelques allées et venues. Légèrement plus lourd que ses anciens fers, il n'en était pas accablant pour autant. Pas comme l'avaient été les Artéfacts de Fardeau, en leur début. «Ceci. Ceci est dans mes moyens, présentement, dit-elle en se tournant vers Agra, bien qu'il me faille légèrement plus lourd pour les chevillières. Qu'est-ce que ce métal ?
-Il n'a pas de nom, je l'ai découvert il y a quelques temps durant mon voyage. Il est assez étrange a dire vrai car pour qu'il fonde il doit être lié a de l'eau de feu...» Soulevant, non sans quelques difficultés, le métal sur ses solides bras de nain, Forge-Acier avança nonchalamment vers le centre de la pièce, là ou se trouvait sa fonderie, allumant dès lors le feu en y plaçant un étrange joyaux, cadeau de Noir-feu. Il commença à faire rugir sa fonderie, la laissant progressivement se porter à la température souhaitée. Sans se détourner du brasier naissant, il marmonna dans sa barbe, tout accaparé par son ouvrage: « Tu me fourniras le diamètre de tes poignets et chevilles, l'amie. Le reste, je m'en occupe.» Se carrant dès lors dans un coin de la forge, Sanaga observa un pieux silence, dans la contemplation patiente les feux de la forge et l'oeuvre du forgeron.
[Avec Agra Forge-Acier.]
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Edité par Sanaga le 07/01/10 à 16:39
Celimbrimbor | 07/01/10 17:15
Je n'aime pas cette idée de châtiment corporel.
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Noir-feu | 08/01/10 09:59
Shadee | 09/01/10 11:08



