Forum - L'apprenti du magicien.
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Celimbrimbor | 09/02/25 18:47
« En fait, il s'appelait Merwyn.
─ Non ? Le Merwyn ? Celui qui déplaça les pierres ?
─ Eh ben, je pensais pas qu'elle passerait, celle-ci. »
Quelconque. Bar. Multivers.
La chambre de l'auberge sentait l'urine, la sueur et le sexe. Elle inspira. Non, elle sentait la sueur et les draps sentaient le sexe. Elle se tourna sur l'autre côté et essaya de n'y faire pas attention. Cela faisait beaucoup de choses à ignorer et la musique de la grande salle en bas lui revint en plein vacarme dans les oreilles. La jeune fille poussa un soupir exaspéré.
Le choix. Elle détestait avoir le choix. C'était cela, le problème. Un choix la terrifiait car il tuait. Choisir, c'était abattre tout un arbre des possibles et un monde avec lui. Elle avait toujours laissé les autres choisir pour elle. Quand monsieur Ostrenci lui avait dit qu'il voulait lui apprendre quelques choses, il l'avait forcée. Quand il l'avait envoyée à Prastro aussi. Et même quand le forgeron du village lui avait dit qu'il l'emmenait avec lui jusqu'à la ville, elle avait été obligée par la force des choses. Jamais elle ne choisissait, elle préférait voir s'étendre devant elle les longs enchevêtrements des destinées possibles et les parcourir du regard plutôt que les fouler de ses pas. Là, elle devenait princesse en trouvant par hasard un prince lors d'une soirée où elle servirait de soubrette ; ici elle retournait à Bouille-la-Combe et mourait aux champs, seule un soir d'été, au milieu des épis fauchés ; encore là elle entrait à G. U. P. et
Elle ne savait pas. D'habitude les arbres s'ouvraient devant elle et lui dévoilaient tout ce qu'elle leur demandait mais là Elle ferma les yeux pour se concentrer davantage. Ce n'était pas un arbre, c'était une forêt, à nulle autre pareille. Tant et tant de branches jaillissaient qu'elle aurait dit un arbre univers contenant tant et tant de ses vies qu'elle ne pouvait même plus les distinguer. Peut-être là-bas devenait-elle médecin, et ailleurs chef politique, voire impératrice et unificatrice, et puis ici cuisinière et là bibliothécaire et par endroit écrivain et dans d'autres mécaniste ou chimiste ou rémouleuse et elle ne savait plus où donner de la tête. Il y avait des branches altières, et d'autres plus basses et courtes. Il y avait des branches hautes et d'autres fragiles. Certaines étaient d'un rouge profond, d'autres vertes émeraude, noires malades, vif argent, d'or et encore plus resplendissantes.
« Et on lui mit la main au cul
Enfoncée jusqu'au poignet
Et le juge tout confondu
Ne revint plus jamais juger !
Oh ! Oh ! Juge manchot ! Où est passée ta main ?
Oh, Oh ! Juge manchot ! Où est passée ta main ! »
Amandine ouvrit les yeux. Enfuit, la forêt. Abattus, les arbres. Disparu, l'avenir. Chassé par une chanson paillarde chantée par trois abrutis tellement saouls qu'ils seraient probablement morts demain matin. Elle s'extirpa des draps, ôta sa tunique de lin léger et enfila une robe plus chaude, des bottes et un gilet, saisit sa musette et descendit dans la salle de l'auberge. Elle n'était pas grande, à peine deux grandes tables rectangulaires et quatre ou cinq plus petites et rondes, repoussées contre les murs pour ne pas gêner les gens. Dans un mur, une flambée craquait délicieusement et répandait partout une fournaise infernale qui rougissait les joues et échauffaient les esprits dans une danse joyeuse. L'escalier qu'elle descendait était loin de la grande cheminée et il y faisait un peu froid encore mais déjà les volutes de chaleur mordaient ses jambes nues. Une marche grinça puis un autre et voici qu'elle était sur le sol de bois recouvert de sciure de la pièce principale, légère figure bleutée dans les ombres ocres et rouges qui passaient partout et dessinaient sur son visage des arabesques mystérieuses. Les rustauds qui chantaient restèrent à leur chant et seule la tenancière l'avisa du coin de l'œil sans n'en rien montrer. Ils entamaient le dernier couplet alors qu'elle s'installait quelque part, un sourire ennuyé aux lèvres.
Il fallait dormir. L'excitation du jour était retombée et il ne restait plus que l'épuisement du choix. Elle repensait aux yeux de l'elfe des admissions spéciales et n'arrivait pas à s'ôter de l'esprit qu'il y avait eu un sourire rieur et engageant, tout au fond, entre deux éclairs de mépris et le lourd voile de condescendance qu'il avait pris soin d'afficher tout le temps de leur entretien. Amandine sortit son carnet de croquis et un crayon et commença son esquisse. Inhabituellement, elle commença par le nez parce que c'était le plus facile chez lui, il l'avait fin et droit, court, un triangle assez peu prononcé qui ne saillait pas vraiment du visage mais qui l'ordonnait complètement comme si tous les autres traits tournaient autour dans une ronde réglée et il en découla intuitivement la lèvre supérieure un peu plus charnue que l'autre mais toujours fine, comme l'étaient celles des elfes d'habitude, mais avec des commissures invisibles dont elle dut s'y prendre à deux fois pour bien les saisir et très vite sur sa page se virent un nez et une bouche qui paraissaient prêts à s'animer d'eux-mêmes alors elle dessina l'ovale un peu pointu au menton et presque tassé au front du visage pour le cerner complètement, à traits légers pour les faire disparaître après, quand elle ajouterait les oreilles et son crayon se porta naturellement sur les yeux.
Elle s'arrêta et regarda son dessin et sourit. Il n'était pas raté, ce qui était déjà pas mal. Amandine prit une inspiration et s'engagea sur le tracé des yeux, qui lui posait tant de problème. Elle entreprit d'abord de les délimiter et de créer les sourcils fins en faible circonflexe pour bien les situer. Satisfaite, elle passa quelques minutes à trouver la juste expression des longs cils et de l'ombre de la paupière et s'interrompit de nouveau. Le véritable problème commençait et le dessin n'aurait aucun intérêt avant d'avoir des yeux dignes. Elle posa son crayon sur la table et se concentra. Il avait des yeux mobiles, qui donnaient une impression de grandeur et de mépris, de sagesse et de prétention, de gentillesse et de dédain, tout cela dans des proportions infinies. Un petit sourire flotta sur ses traits. Il n'avait jamais cillé, ou alors elle ne l'avait pas vu, mais elle put poser les pupilles. Deux cercles, peu épais, peu larges, au milieu, qu'elle noircit très vite pour trouver l'indice de l'infini qui y flottait. Elle n'avait plus qu'à travailler le blanc, l'ombrer par endroits, l'éclaircir à d'autres, tricher autant qu'elle pouvait pour rendre le papier vivant.
Et finalement elle s'arrêta complètement ; le dessin était fini. On y voyait un elfe et, si on savait regarder, on voyait ce qu'il était de temps immémorial. Elle émit un claquement de langue appréciateur en le regardant. C'était lui, vraiment.
« Qui est-ce ?
─ Pardon ? La patronne, assise en face d'elle. Ah, eh bien. Je l'ignore, en fait. Un temps. Tenez.
─ Vraiment ? Un plongeon dans le dessin. Difficile à croire.
─ Oh, non ! Je veux dire, c'est l'elfe qui m'a accueilli à l'université, mais je ne connais pas son nom. Embarrassée.
─ Alors il n'aura pas de titre ?
─ Ah, si ! Si ! Reprendre le dessin, griffonner quelques mots en vitesse et signer ses initiales. Voilà !
─ Un rire. Pourquoi pas, oui, c'est pas mal comme titre. Un temps. Tu veux boire quelque chose, pendant que je chasse ces saoulards de la salle ? J'aimerais dormir moi aussi. Un clin d'œil complice.
─ Un lait chaud avec du miel et des épices ?
─ Je t'apporte ça tout de suite. »
Et Madame Iliaster se leva avec un sourire chaleureux et s'en fut à son comptoir pour préparer la commande de la jeune fille, tout en décochant un regard assassin à l'un des chanteurs qui venait de lui mettre la main aux fesses. Amandine regardait la scène en riant doucement. Il fallait qu'elle remerciât monsieur Ostrenci si jamais il lui rendait visite ou si elle retournait à Bouille-la-Combe, elle n'aurait pu rêver d'un meilleur endroit pour dormir.
Quand elle avait appris qui l'envoyait, madame Iliaster l'avait tout de suite logée dans une des meilleures chambres de son estaminet en précisant que les amis de Jérémy logeaient là et pas ailleurs et que si elle commençait à lui mettre de l'argent sur le comptoir pour payer la chambre elle allait comprendre pourquoi les hommes l'avaient surnommée « Sandrine la jambe raide », elle lui paierait ses repas et ses consommations et la chambre était un cadeau de bienvenue. Et puis après elle s'était répandue en compliment en apprenant qu'Amandine allait rejoindre les rangs de la plus prestigieuse université des plaines et d'ailleurs et avait ajouté d'un ton ravi qu'elle ne l'oublierait pas quand elle serait arrivée.
Elle cessa tout à fait de divaguer et reprit le fil de ses pensées depuis le début, le cœur battant. Elle n'avait plus modalisé. Bouille-la-Combe était devenue un conditionnel. La certitude qu'elle irait à G. U. P. s'installait doucement en elle. Amandine ferma les yeux et, insensible aux dernières clameurs de la salle ou à l'odeur de cannelle devant elle, suscita l'arbre univers. Il était toujours là et les petits chemins qui partaient dans d'autres directions, vers son passé, se réduisaient à peau de chagrin quand ils n'avaient pas simplement cessé d'exister. Il ne restait presque plus qu'une fourche, qui se dirigeait vers une forêt immense ou vers un pauvre verger qu'elle devinait enclos.
Cela se passait toujours ainsi. À force de repousser le moment du choix, elle finissait par n'en avoir plus. La carriole pour Bouille-la-Combe partait le lendemain matin très tôt et elle savait ne pas posséder la somme nécessaire pour louer une place. Peu s'en fallait : un gobelet de lait brûlant aux épices. Elle but une gorgée et lécha la trace autour de ses lèvres. Oh, bien sûr, elle pourrait toujours négocier, vendre quelques babioles pour faire l'appoint, mais le temps lui manquerait sûrement. Et toujours la route allait se rétrécissant à mesure que les minutes passaient car il fallait qu'elle vendît maintenant si elle voulait avoir une chance réaliste de mener à bien ce projet.
Amandine posa le gobelet sur la table. Devant ses yeux s'étendait un arbre qui semblait englober ce monde et tous les autres. Une route dorée commençait sous ses pieds et la menait loin. Elle décida d'aller se coucher et de ne plus y penser.
Madame Iliaster la vit grimper les escaliers vers sa chambre. Elle devait être exténuée, la pauvre petite, du voyage et de la journée à l'université. La gamine avait du courage, tout de même. Abandonner toute sa vie pour arriver ici, sans parent ou adulte pour la guider. Elle en toucherait deux mots à Jérémy la prochaine fois qu'elle le croiserait. Envoyer un jeune femme comme ça sur les routes. À quoi pensait-il, vraiment ?
Sandrine entreprit de chasser l'alcoolique entêté qui estimait avoir droit à un verre supplémentaire. D'un vigoureux coup de pied, elle l'envoya gésir dans la gouttière du caniveau, se frotta les mains et ferma la lourde porte en bois. Elle retourna vers le comptoir en ramassant les derniers verres qui traînaient sur les tables pour les mettre dans le baquet d'eau chaude et les nettoyer. La petite avait oublié son dessin. Elle le posa à un endroit sec du bar et n'y pensa plus : elle avait fort à faire.
Après avoir nettoyé les reliefs des clients, elle se mit à passer un coup de balai partout. Elle alla vider ses ordures dans le conteneur de l'arrière-cour puis revint s'asseoir un instant. La grande horloge de l'université allait taper quatre heures et elle se sentait un peu fatiguée. L'air las, elle replaça les tables, monta les chaises dessus pour ne pas les avoir dans les pattes et répandit de la sciure propre partout dans sa salle. Satisfaite, elle revint au comptoir et compta sa caisse. Elle y laissa quelque monnaie pour le lendemain et plaça le reste dans un sac qu'elle monterait avec elle dans sa chambre pour le placer dans son coffre tout à l'heure. Madame Iliaster s'épongea le front et sourit. Il ne lui restait plus qu'à éteindre toutes les lumières et la journée serait enfin terminée. Elle moucha les chandelles, ramassa ses deniers du jour.
Son regard accrocha sur un morceau de papier sur le bar. Elle l'avait oublié, celui-là. À la lumière de la dernière lampe, elle l'examina un peu mieux et frémit. La gamine avait dessiné un elfe mais pas comme les peintres traditionnels. Elle n'avait sans doute même jamais vu un de ces tableaux de maîtres où les elfes tenaient la part belle. Ils les faisaient beaux, magnifiques et chauds, dégageant une telle bonté qu'elle en paraissait impossible. Sandrine en avait rencontré quelques-uns, des elfes. Elle savait ce qu'il en était. Et la petite aussi, semblait-il.
Le visage allongé, froid, les lèvres cruelles, plissées en un sourire carnassier qui débordait d'ironie et de morgue malgré un air bonhomme, l'elfe rendait indubitablement honneur aux siens. Elle regarda les yeux et réprima un frisson. Combien d'indifférence se dissimulait là-dessous ? Comment avait-elle fait ? Bien sûr, elle y avait mis la bonté, la gentillesse et toutes ces qualités qu'ils déployaient tous au contact des hommes, mais derrière, au fond, loin, elle y voyait la lueur maligne de l'esprit immortel pour qui tout n'était qu'un jeu dont seuls eux connaissaient les règles.
Cependant, elle ne put s'empêcher de le concéder, c'était un tour de maître. L'elfe et le dessin était beau. Et s'il montrait l'essence elfique dans toute sa vérité, il n'en demeurait pas moins d'une qualité exceptionnelle. Mme. Iliaster eut un sourire amusé. Très bien.
Elle reposa le dessin sur le comptoir et disparut dans la réserve de la cour intérieure, dont elle revint avec un cadre qu'elle essuya sur sa chemise. Elle glissa le dessin dedans et planta un clou dans un des murs de la salle, y suspendant le dessin.
En quittant finalement la salle, elle se retourna encore une dernière fois. C'était tout de même un beau dessin, ce Portrait d'un inconnu. Elle moucha une ultime chandelle. Ses pas firent un peu de bruit, la porte de sa chambre grinça, puis la nuit fut.
Edité par Celimbrimbor le 09/02/25 à 18:48
Celimbrimbor | 18/02/25 10:00
« Combien de temps es-tu resté avec Toinette ?
─ Une vingtaine d'années. Elle est morte en couches.
─ Ces choses arrivent. Un temps. Désolé. »
En. Un.
C'était la fin de la nuit et le début du matin mais pas vraiment ou l'un ou l'autre et le temps flottait dans une heure grise sans dessein. Les étoiles ne savaient pas encore très bien s'il leur fallait cesser de clignoter ou si elles pouvaient continuer à chanter à leur aise et les rayons du soleil qui pointaient discrètement hésitaient encore à s'affirmer ou à retourner briller ailleurs s'il y faisait plus chaud. Le sans abri se retourna dans son sommeil, pandicula et retourna à son vin et son cauchemar froid. Le vent soufflait doucement et chassait quelques boules de brouillard. Guillaume resserra son col, agita un peu sa lanterne sourde et se remit à marcher. Si la nuit se contentait finalement de lui opposer un clochard qui dormait mal, elle se passerait bien. L'agent de la Ronde soupira. Elle lui opposerait sans doute pire.
Guillaume n'aimait pas la nuit. La nuit signifiait quitter sa femme et ses enfants alors qu'ils finissaient à peine de dîner. Chaque soir le rituel ne variait pas. Il s'extirpait de son fauteuil difficilement, un peu endormi encore, pliait le plaid qui lui tenait chaud et le déposait à sa place. Après, il remettait une bûche ou deux dans le feu et l'activait, pour que les enfants n'aient pas froid. La maison n'était pas très bien isolée malgré les deux lourds bâtiments qui la bordaient et Guillaume n'avait jamais réussi à résoudre ce problème en dépit de tous ses efforts : il avait changé les fenêtres, leurs joints, il avait vérifié la porte, refait le système de chauffage et toujours la mauvaise toux de la petite.
Généralement, il chassait ces idées noires en se plongeant la tête dans un baquet d'eau froide et, ensuite, montait à l'étage pour revêtir son uniforme. Il n'aimait pas dîner avec parce que le gilet de cuir sentait le métal rouillé et gênait les enfants, mais il n'avait pas le choix. Il partait en patrouille tout de suite après.
Le miroir lui renvoyait toujours la même image. Un homme roux aux yeux verts à la peau blanche au ventre qui bedonnait un peu plus chaque année. Surtout, il ne fallait pas chercher à plonger dans ces yeux-là, de peur de n'y trouver que le vide. Il passait un maillot de corps blanc, un des cinq que la Ronde fournissait tous les deux mois, une coquille de bois pour le protéger des coups bas, un pantalon qu'il enfilait par-dessus, en mauvaise toile mais avec deux lourdes protections aux genoux, lui aussi fourni, lui aussi retenu sur la paie. Enfin, il passait le gilet de mauvais cuir sur lequel était écrit son nom et dont on lui avait dit, lors de son intronisation dans le rang, qu'il vivrait dedans, courrait dedans, se souillerait avec, prendrait la pluie, la neige, les coups. Il devait en prendre soin comme s'il devait être enterré avec et souhaiter ne jamais l'être. On lui avait dit. Et on lui avait donné le plastron de métal trop fin pour arrêter quoi que ce fût, deux protèges coudes et un casque.
Le casque traînait en auspice funèbre sur une patère de la cuisine, près de la porte d'entrée et il se disait qu'il y avait quelque chose de morbide à le voir tout le temps ici, à attendre d'être porté. Il avait souvent essayé de le changer de place mais, fatalement, finissait toujours par le ramener, par commodité. C'était un casque sans fioriture, en métal même pas brillant parce qu'il ne le briquait pas assez. Pourquoi l'aurait-il fait ? Pour accrocher un rayon de lune et se signaler au premier coupe gorge qui passait ? Alors il prenait son dîner avec sa femme et ses enfants, dans une discussion forcée qui sonnait souvent faux. Après il fallait y aller, toujours. Il se levait alors, vers onze heures, aidant à débarrasser et faisant la vaisselle et se perdant dans son plastron. Il avait déjà reçu un carreau d'arbalète, là. Près de l'épaule. Heureusement que le morceau de métal était trop grand pour lui. L'aurait-il rempli qu'il ne serait plus.
Chaque fois, il frissonnait. Il avait réussi à faire disparaître la rayure causée par le couteau qui avait ripé. Et les bosses des cailloux, des gourdins, des piques. Chaque fois. Et pourtant, il passait les deux courroies de cuir malgré tout, les ajustait du mieux qu'il pouvait, mettait son casque et s'armait. L'équipement de la Ronde comprenait en plus de tout ça une épée à double tranchant émoussée et voilà tout. L'inventaire fini, Guillaume avait toujours un sourire ironique quand il passait le ceinturon et le fourreau. Il devait tenir la ville pendant la nuit, contre les chasses poches avinés, les membres de l'association en maraude et les assassins francs, seul, dans le quartier de Valdo, avec une simple épée et deux protections minables. La trêve. Chaque soir, il adressait une prière muette à Auguste et espérait que l'association garderait la trêve. La trêve le faisait rentrer en vie. La trêve rendait la nuit plus sûre.
Et ainsi fourbu il embrassait le front de ses enfants, déposait un baiser sur les lèvres de sa femme, ouvrait la porte, entrait dans l'obscurité et refermait la porte derrière lui. Il était seul, sous la lune, la pluie, la neige, les nuages, le ciel, les étoiles, les candélabres. Seul. Pendant huit heures, arpentant un quartier misérable, ruinant ses bottes nuit après nuit, connaissant les pavés, les bruits, les lumières, les odeurs, seul. Oh, bien sûr, le quartier n'était sien uniquement. Deux autres agents tournaient quelque part, toujours. C'était à cela que servait le sifflet pendu à une des courroies. Le petit sifflet d'alarme constituait le seul et dernier lien entre la Ronde et lui. Siffler dedans impliquait appeler à soi tous les agents de la Ronde en service qui l'entendaient. En quinze ans, il avait dû courir huit fois. La première fois, il n'avait pas couru assez vite et était arrivé bon dernier et avait trouvé un agent mort, battu jusqu'à être liquide. La seconde fois, il avait couru trop vite et était arrivé le premier et son œil n'avait pas désenflé avant deux semaines et quand il se regardait dans le miroir il voyait le visage de l'agent qu'il avait sauvé ce soir-là. La cinquième, il avait encore été le premier et il avait vu un homme mourir devant ses yeux, les intestins répandus sur le sol. Les yeux de poisson mort et son râle d'agonie le poursuivait dans ses cauchemars. Après, il avait pris le rythme et rejoignait les autres sans trop de vitesse. La Ronde avait perdu deux autres hommes et il n'aimait pas se regarder mais il dormait la nuit. Plus ou moins.
L'agent de nuit soupira, s'engonça un peu plus dans son plastron pour essayer de conjurer le froid et se remit à marcher. Il lui restait deux rondes avant de finir sa nuit et malgré le brouillard il commencerait bientôt à faire chaud. C'étaient les moments qu'il préférait, quand il sentait les odeurs des boulangeries et des auberges qui s'éveillaient. Le jour naissant apportait une paix étonnante à ces heures interdites, qu'il ne pouvait qu'apprécier. Guillaume passait la rue Étouvie pour déboucher sur la circulaire Artòk qui marquait la fin de son circuit. Il n'aurait pas apprécié descendre vers la rue Malbec et la profondeur du territoire du baron de l'association qui le dirigeait. Un banc de brouillard se levait de la rue et il avait encore besoin de sa lanterne mais ce ne serait plus le cas tout à l'heure, au dernier tour et il avait hâte d'y être. Il accéléra le pas, imperceptiblement, comme il le faisait à chaque fois en fin de ronde.
Il longea la circulaire pendant un petit kilomètre sans faire attention aux lumières qui s'allumaient dans certaines boutiques et obliqua dans la rue Ruat. C'était une rue droite, bordée de hauts bâtiments et de commerces luxueux. Guillaume ne l'aimait pas, elle dégageait une atmosphère mortifère de fausseté et de dissimulation qui le ragoûtait peu. Il pressa le pas, encore. Le froid ne l'atteignait plus et c'était un plaisir que de marcher dans la fin de la nuit, dans ces heures incertaines, avant que tout ne s'éveillât. C'était un moment qui n'appartenait à personne, où il se sentait libre malgré son service. Même si les rues lui déplaisaient souvent, il se sentait presque heureux à cet instant-là, quand il savait qu'il en terminerait bientôt et qu'une nouvelle aube se lèverait quand lui irait se coucher, quand il percevait que le jour succédait à la nuit et que toujours le jour succéderait à la nuit.
Une ombre bougea un peu plus loin, derrière un lambeau de nuit et Guillaume ralentit immédiatement. C'était un réflexe acquis par tous les membres de la Ronde. Il tendit le regard pour vérifier qu'il ne s'était pas trompé mais l'infime déplacement des volutes de brouillard ne trompait pas. Quelqu'un était passé par là. L'agent ralentit encore un peu en remontant la trace. Quelqu'un s'était défilé de Ruat pour passer dans le chemin Allô. Guillaume hésita quelques secondes. Puis la porte d'un des appartements privés du chemin, un peu plus loin à gauche laissa échapper un grincement faible et ses jambes se murent toutes seules. Il les suivit, par automatisme et arriva au numéro douze.
L'agent ne frappa pas. Il dégaina son épée et poussa le battant de sa pointe, dévoilant un couloir étroit doublé d'un escalier. Un peu de brume s'engouffra à l'intérieur. Il ou ils étaient donc montés et quelque part, là-haut, donnait sur une fenêtre ouverte ou sur une porte ou une terrasse. Le sifflet se mit à peser lourdement sur son épaule. Peut-être n'était-ce qu'un pitre rentré trop tard, un égaré de plus. Cela ne valait pas un coup de sifflet. Et s'il s'agissait d'autre chose, siffler empêcherait de voir ce qui se tramait. Seulement voir. L'arrêter serait au-dessus de ses forces.
Il conserva son épée au-dehors et passa doucement les premiers degrés, aux aguets. Il continua au-delà du premier palier, puis dépassa le second et arriva enfin à hauteur de la terrasse. Comme il l'avait deviné, la porte était entrebâillée. Il s'approcha et jeta un œil à l'extérieur.
En fait de terrasse, il s'agissait d'une sorte de patio resserré, où quelques arbres en pot essayaient de pousser. Quelqu'un, sans doute dans une tentative de l'égayer un peu, y avait installé une table basse en paille tressée, quelques chaises et le tout prenait l'humidité, le vent et la pluie et ne ressemblait plus à rien.
« Non. Un temps. Vous avez récupéré votre bien, nous ne ferons rien de plus.
─ Ah. Bien. Une lueur rouge. Dommage.
─ Nous vous demanderons de quitter notre terrain, également.
─ Je comprends, oui, Très bien. Un temps. Dommage.
─ Peut-être. Un peu de vent. Chacun ses chats à fouetter. »
Guillaume s'éloigna de la porte sans un bruit et se mit à descendre les escaliers à reculons. Il ne se retourna qu'après avoir passé le second palier et accéléra. Avec milles précautions, il sortit du bâtiment sans faire grincer la porte et se retrouva dans la rue. L'agent ne réfléchit pas longtemps avant de rejoindre la rue Ruat pour continuer sa ronde en espérant qu'aucun des quatre ne l'eût perçu.
Le sifflet battit sur son épaule. C'était inutile. Ils ne l'avaient pas vu. Le jour se levait en plus, sa ronde était presque finie, il aurait simplement à ne rien rapporter. Après tout, qu'y avait-il d'étrange à ce que quatre personnes se réunissent aux petites heures pour discuter. Même quand l'une d'entre elles avaient la voix de Valdo. Et puis il n'avait rien vu et la voix pouvait bien être celle de quelqu'un d'autre et en plus il serait bien incapable d'identifier l'interlocuteur.
Mais s'il y avait eu Valdo, les deux grandes ombres proches de lui n'avaient pu être qu'Ajax et Malory, ses deux sbires favoris.
Non, il avait rêvé. Les silhouettes n'avaient été que des mirages de brouillard et le son le vent, il n'avait rien vu, rien entendu et il ne dirait rien. Et surtout à propos de cette figure en costume vert qui lui rappelait quelque chose.
Guillaume secoua la tête. Il fallait ne plus y penser. Il s'engagea dans le chemin Turb pour retourner à l'origine de sa ronde. L'agent s'arrêta.
Si quelqu'un l'avait vu, il aurait largement eu le temps de le rattraper. Ses yeux accrochèrent l'arc qui matérialisait le passage du chemin à l'avenue. Et s'il l'avait rattrapé, ici serait un endroit parfait pour s'occuper de lui. Guillaume dégaina son épée, par prudence excessive. Il n'y aurait personne. Et les ombres de l'arche n'étaient que des ombres et pas des hommes prêts à le tuer. Il força sa jambe à avancer et un déplacement d'air le fit encore s'immobiliser. Il avisa de nouveau l'obscurité. Là, dans le soubassement, il y avait la place pour qu'une personne s'installât. Et s'il regardait mieux, il aurait presque dit qu'une lumière se reflétait sur une boucle de ceinture ou quelque chose de brillant.
L'agent recula et mesura les chances. S'il s'agissait bien de Malory et Ajax, il ne s'en sortirait pas. Un chasse poche ne lui ferait rien. Et au mieux, ce n'était rien de plus que son imagination qui lui jouait un vilain tour. Pourtant son instinct lui hurlait de s'enfuir en courant. Il inspira profondément et s'élança pour passer au plus vite sous l'arche. Quatre pas.
Il arriva sur l'avenue, vivant et s'arrêta, incrédule. C'était bien son esprit apeuré qui le trompait. Guillaume se retourna pour regarder l'arche qui lui semblait si terrible et ne put s'empêcher de rire un peu trop fort. Bien sûr que personne ne l'avait vu. Il avait fait tout pour. Et puis qui se soucierait d'un agent de la Ronde de Nuit, qui ne pouvait rien à rien. Il fallait rester sérieux, un peu. Il tourna les talons et reprit son chemin.
Ajax sortit d'une boutique un peu plus haut dans l'avenue, Malory des ombres derrière Guillaume. Il les vit et pencha la tête vers son sifflet. Ses lèvres ne l'effleurèrent pas.
─ 'Chier. Un temps. Eh merde. Soupir. Fais-moi voir la gueule. Un roulé. Le mari d'Géraldine Séchan. Long regard, froid. 'Chier. Incisif. Malory, ramasse le corps et toi va chercher de l'eau pour nettoyer la tâche de sang. On le livrera chez un embaumeur quelconque puis les gars apporteront la nouvelle à sa veuve et ses gosses. Un rire sec. Foutue porte, merde. Une pause. Faudra pas oublier de déposer une gerbe et l'écot à la Ronde. »
Valdo regarda les deux frères exécuter ses ordres, égrainant un chapelet de jurons, le pied tapant un battement agacé sur le sol. Malory versa un seau d'eau qui dispersa le sang dans le caniveau. L'elfe albinos tournait et se retournait, agité. Ajax avait ramassé le cadavre. Il n'y avait plus rien à faire.
Quelque part, très loin, au-delà des plaines et des montagnes, le jour se levait et l'aube se teintait de bleu. Valdo grinça une dernière fois.
« 'Chier. Un temps. Allez, c'est fait. C'est fait. On décarre. »
La nuit était finie et c'était le début du matin et le temps avait cessé d'être immobile. Le vent soufflait doucement depuis les plaines et réchauffait l'atmosphère de la ville. Dans l'avenue, les trois silhouettes s'éloignaient et se brouillèrent. Le sans abri ouvrit les yeux dans son sommeil, les regarda disparaître puis retourna à son vin et à son rêve cuit. Le jour se levait.
[Inspiré de "La Ballade de Willie Brouillard", R. Séchan, À la Belle de Mai.]
Celimbrimbor | 26/02/25 16:01
« Il s'appelait Ciòran.
─ Qui ?
─ Mon apprenti. »
Bar. Multivers.
Il y avait un bâtiment sans rue, coincé entre une maison, un abattoir et la cour intérieure d'une résidence. Quelques passants levaient parfois la tête et l'apercevaient, les surplombant paisiblement et se demandaient ce qu'il faisait là. Puis ils retournaient à leur trajet et oubliaient. Le bâtiment, lui, n'oubliait jamais. Les pierres gardaient souvenirs de tous ceux qui avaient posé les mains sur elles, de ceux qui s'étaient fracassés en bas sur les toits ou les pavés. Chaque visage suant qui s'était hissé demeurait gravé là, dans la mémoire minérale et ne disparaîtrait qu'à la mort du bâtiment.
Quelques badauds un peu curieux avaient déjà tenté de comprendre le mystère de ce bâtiment sur lequel rien ne donnait. Certains avaient même tourné des heures dans les rues autour pour trouver une entrée, une ruelle, un morceau de voie qui mènerait jusqu'à lui, en vain. Les plus audacieux d'entre ceux-là, la curiosité brûlant au fond de l'âme, faisaient parfois fi des conventions et voyaient d'un œil tout différent l'étrange construction. La nuit, ils ne dormaient plus et tournaient et retournaient le problème dans leur esprit jusqu'à ce qu'ils n'y tinssent plus. Alors ils s'extirpaient de leur lit, prétextaient une maladie à leur travail, esquivaient un repas avec leur famille et revenaient dans la rue, un sourire dans la tête.
La surprise les saisissait souvent car ils étaient rarement seuls à revenir là et se retrouvaient deux, trois, quatre. Le nombre apportait une force. Ils osaient alors faire ce qu'ils n'auraient pas rêvé accomplir. Ils trouvaient chaque fois une voie différente : tel groupe passait par les murs de l'abattoir, tel autre escaladait la maison. Peu entraient dans la résidence qui n'était jamais fermée. C'était pourtant le chemin le plus facile. Comme toutes les résidences construites à l'époque de l'expansion de la ville, la porte ouvrait sur un petit hall et une cage d'escalier. Il suffisait de laisser l'escalier à main droite et d'avancer pour sortir dans la cour, libre de tout obstacle. Là, même un sot, et les sots n'arrivaient jamais là, aurait trouvé un chemin ; différents objets formaient très évidemment une sorte d'échelle ou d'escalier très facile à grimper. Et de là, eh bien, au terme, les toits se dévoilaient et au milieu, fière, la tour sans chemin. Les choses se compliquaient un peu car il n'y avait toujours pas d'entrée visible et seulement quand ils regardaient mieux les curieux trouvaient des fenêtres d'une taille étrange quelques mètres au-dessus d'eux.
D'aucuns prétendaient qu'il fallait alors s'user les mains et aller jusqu'à ce que les doigts saignassent pour atteindre l'intérieur de la tour. Que l'escalade était diabolique de difficulté, que pierres toutes jointes de façon extraordinaire, sans mortier ni ciment ni rien, offraient un mur lisse, sans prise, sans espoir. Ou presque. Car évidemment il se trouvait toujours un ou deux obtus pour tenter et réussir l'aventure. Alors ils découvraient l'intérieur et leur récompense.
Il n'en restait pas moins qu'ils s'étaient trompés de route. Oh, bien sûr, ils étaient accueillis avec force célébrations et joies car ils avaient accompli un exploit que peu réussissaient immédiatement. Et s'ils choisissaient de rester, ils étaient les bienvenus mais dépassaient rarement les rangs d'en bas, pour un échec dont ils ignoraient tout pendant longtemps. La vraie voie pour entrer dans la tour ne passait jamais par l'escalade, hormis dans la cour pour atteindre le premier niveau et la terrasse des toits. Il existait une entrée dérobée que seul un œil vraiment talentueux pouvait réussir à suspecter. Dans la face centrale de la tour, un pan du mur pivotait sur lui-même lorsqu'une certaine plaque du toit était pressée avec la force adéquate. Rien n'indiquait l'existence du pivot, rien ne distinguait la plaque. Il fallait seulement le voir. Car la vision était au centre de tout.
Celui qui voyait le mécanisme et qui entrait dans la tour par la porte n'était accueilli par personne. Au contraire, il arrivait dans une étroite petite pièce d'où partait un escalier qui occupait tout l'espace moins la place pour que la porte pivotât. Aucune lumière n'éclairait les degrés mais cela ne gênait généralement pas ceux qui trouvaient cette entrée. Ils montaient les marches et comprenaient assez vite qu'ils se trouvaient dans un escalier de service, qui circulait derrière les murs du bâtiment. Quelques portes laissaient deviner des couloirs, des espaces mais toutes étaient soigneusement fermées. Il fallait monter jusqu'en haut, tous les étages, pour arriver sur la seule qui ne présentât qu'une résistance amusante : elle ouvrait vers l'intérieur et se bloquait quand le visiteur tentait de la pousser. Encore une fois, seul un voyant pouvait passer. Et après ?
Après ? Après ils trouvaient un bureau, dallé de carrelage bleu, les murs peints de couleurs vives ornés de tapisseries et de bibliothèques, une cheminée brûlant, un portrait, une odeur de bois douce, une porte plus grande, une chaise en bois d'aspect revêche derrière une planche lourde portée par deux tréteaux, un fauteuil de cuir aux bras en tissus épais juste devant et un homme debout, en tenue confortable et un sourire aux lèvres.
Balafre veillait toujours à accueillir lui-même ceux qui trouvaient ce passage car ils allaient devenir les piliers de son groupe. Et même si seul Éric l'avait découvert au cours des sept dernières années, il ne désespérait pas. La relève viendrait et l'association deviendrait ce qu'elle aurait dû rester.
Le bureau était au dernier étage de la tour et ne possédait aucune fenêtre. Une dizaine d'appliques aux murs et la cheminé livraient toute la lumière dont Balafre avait besoin. Il y était peu parce qu'il préférait la rue et penser en marchant. Déambuler dans le système de la cité lui apportait une clarté d'esprit qu'il ne retrouvait pas ailleurs. Ainsi avait-il repéré Georges.
Il leva les yeux vers le portrait. Il avait été peint par Anatole Stra, près de soixante ans plus tôt. Balafre l'avait dérobé à l'université aussitôt ses fonctions prises. Cela avait été son privilège. Chaque chef profitait, à sa nomination, du droit de commettre une action dans un territoire interdit : un vol, un meurtre, n'importe quoi. L'association s'engageait à la neutralité absolue de tous. Balafre avait alors violé le sol de l'université et s'était emparé du portrait. Il avait passé les murs, crocheté la porte du musée privé du doyen et avait placé une reproduction de qualité à la place avant de repartir. Personne ne l'avait jamais découvert. Et il s'était assuré le respect de tous car les défenses magiques de l'université étaient redoutées au-delà même de la cité.
Stra avait rendu dans ce portrait tout ce qu'il avait pu voir en sa femme. Pas ce qu'elle était. Il n'avait pas fait partie de cette école de peintres stupides qui cherchaient à représenter la réalité telle qu'ils la voyaient, supposant qu'ainsi elle était. Stra en savait plus que tous ceux-là et il avait montré les sentiments que lui inspirait sa muse et sa compagne. Il n'avait pas lutté pour rendre la rondeur d'une paupière ou l'oblique abrupte de l'arrête du nez mais les sensations que tous ces détails laissaient percevoir : la décision, la grandeur, la beauté, la fureur, la joie, la passion. Et surtout, partout, tout le temps, l'amour infini que ces deux êtres s'étaient voué l'un à l'autre.
C'était elle que Balafre avait repérée avant d'être Balafre, quand il s'appelait encore autrement. Il l'avait vue passer dans une rue avec ses yeux de gamin et il n'avait su résister à ses lourds cheveux noirs, à son visage ferme. Sa filature avait duré plusieurs heures et il n'avait rien vu venir. Elle l'avait mené droit dans une ruelle et il s'était retrouvé face à un mur. Bien sûr, il avait compris, mais il était trop tard. Alors il avait essayé de fuir et s'était mis à courir. Elle l'avait rattrapé. Elle l'avait tabassé. Elle l'avait balancé sur son épaule. Elle l'avait recueilli. Elle l'avait formé en secret. Elle lui avait appris à courir.
Valdo l'avait tuée. Ou un de ses sicaires, il n'était sûr de rien. Ajax et Malory n'existaient pas encore mais l'albinos avait eu d'autres seconds couteaux avant eux. Balafre avait beau retourner l'affaire dans tous les sens depuis qu'il avait retrouvé Alwena bleue dans son lit, il ne trouvait pas de meilleures solutions à cette énigme.
Elle avait occupé ce bureau auparavant. À son époque, il s'y trouvait des coussins, des dessertes, des livres éparpillés partout, des guéridons, des livres, des livres et un portrait unique, celui d'Anatole Stra, petite pièce d'une vingtaine de centimètres sur une quinzaine qui ne montrait que son visage, ses yeux bleus cachés sous des mèches blanchissant déjà et son sourire si merveilleux. Balafre l'avait déposé sous la reproduction du tableau, sur le sol et il ornait désormais la galerie du doyen.
Stra était mort quelques années avant Alwena, quand elle approchait de la soixantaine et qu'il tenait le meilleur bout des soixante-dix. Une chute de cheval sur les pavés près de l'Université, sa hanche avait lâché et les complications l'avaient emporté. Balafre avait à peine trente-cinq ans. Les deux tableaux déjà quarante. Il n'avait pas souvenir de l'avoir vue aussi touchée. Il se souvenait que, à entendre la nouvelle, elle s'était retranchée dans son bureau, s'était assise tristement, avait pris l'autoportrait dans une main et l'avait regardé une semaine durant, sans manger et en buvant à peine. Même lui, son élève favori, le seul coureur de sa bande après elle, elle l'avait congédié sans mot dire. Une semaine plus tard, pâle et amaigrie et les yeux plus perçants que jamais, elle était ressortie et les affaires avaient repris.
Il l'aimait. Il en était même éperdument amoureux. Elle était son mentor, son modèle, son maître et son fantasme. Il aimait même l'amour qu'elle vouait à Stra et n'avait jamais songé à la courtiser. Il l'avait aimée, en silence, sans souffrance et il savait qu'elle l'avait deviné. Alwena devinait toujours tout. Elle tenait cela de son père, avait-il entendu certains vieux raconter, à l'occasion. Aderyn, l'un des fondateurs de l'association, avait été connu pour déceler toutes les vérités. Et elle était morte sans doute en le sachant et sans jamais le lui dire.
Il l'avait encore épaulée pendant douze ans, de plus en plus tumultueux. L'esprit des premières générations de l'association disparaissait lentement et Alwena rencontrait une résistance farouche à tenir les anciennes coutumes. De nouveaux membres, bien loin des précédents, grouillaient dans le parterre et l'idée de faire de l'association une réunion de libres coureurs des villes semblait avoir fait son temps. La plupart des membres cherchaient maintenant une protection pour accomplir quelque méfait et considéraient plus avenant de rejoindre une organisation lâche et réactive plutôt que de se soumettre à une mafia.
La dernière véritable pierre qu'Alwena apporta à l'édifice de l'association fut la création des garants. Et même cet héritage là semblait se déliter aujourd'hui. Balafre secoua la tête et détourna son regard du tableau. Une image se surimposait, celle d'une femme aux yeux ridés, à la bouche crevassée et bleuie, une marque profonde dans le cou là où la corde l'avait étranglée. Cela ne pouvait être que Valdo. Il savait qu'elle chercherait toujours à lui mettre des bâtons dans les roues et qu'il ne pouvait pas tordre l'association à sa guise tant qu'elle serait là. Mais ni Auguste ni personne ne l'avait jamais suivi.
Il aurait voulu user de son privilège pour surprendre l'elfe une nuit et le tuer, arracher son cœur de ses mains et le regarder mourir en le tenant palpitant devant lui. Il avait songé à mettre le feu à toute sa division pour abattre sa clique de cafards. Mais Jonas avait dit non et il fallait suivre l'avis de Jonas. Alwena lui avait prescrit, dans ses derniers conseils, avant de le présenter à toute la bande comme son successeur :
« N'oublie jamais. Protège la cité plus que ta vie. Protège ta section plus que ta vie. Protège tes hommes plus que ta vie. Contredis Auguste dès que tu peux. Repère ceux qui viendront après toi. Suis toujours les avis de Jonas. »
Elle mourut la même nuit, juste après le repas. Quelqu'un de la section avait parlé. Elle n'était plus dirigeante. Elle n'était plus de l'association, presque. Alors elle pouvait mourir. Balafre avait vu mille fois les rouages du cerveau précis de Valdo s'actionner. Il savait ce que l'elfe avait pensé. Il avait voulu se débarrasser d'Alwena avant que la nomination de Balafre fût connue de l'association. La section aurait été sans chef et il aurait pu l'absorber sans récrimination de personne.
Dès qu'il avait trouvé le cadavre de la femme qu'il avait admirée froid dans son lit, Balafre avait compris. Il n'avait pas pu pleurer. Il n'avait pas pu crier. À la place, il avait pris Éric et avait couru jusqu'au parterre de l'association, faisant passer le mot que toute la section devait s'y retrouver. Ils étaient arrivés les premiers et les sections de Valdo, d'Ernest et d'Antiocha occupaient l'entrée du parterre. Balafre n'avait pas cherché à réfléchir, Éric n'avait vu aucun intérêt à le retenir.
Balafre avait couru. Une course interdite. Sans dégainer ses deux longues dagues, sans chausser ses cestes, sans même mettre de pierres dans ses mains. Simplement, il avait couru. Il avait inspiré et expiré doucement, paisiblement, jusqu'à ce que le souffle rejoigne la vue et le chemin s'était ouvert et il avait couru au milieu des traîtres qui lui devaient la mort d'Alwena et sous ses pieds le sol de terre battu avait soudain craqué comme autant de côtes brisées par un impact trop rapide et les obstacles s'étaient écartés quand il avait marché sur les pieds de ceux qui tentaient de lui barrer la route comme s'il ne s'était agi que de cailloux sans importance et après tout ils n'étaient rien d'autre que des pavés un peu différents et seul le chemin lui importait alors qu'il s'élevait vers l'estrade en courant sur les crânes après un bond qu'il n'avait pas souvenir d'avoir fait et il écrasait d'autres encore qui s'interposaient et personne ne pouvait bloquer le chemin de sa course et il entendait dans le brouillard de la confusion des bruits d'os qui ne le hanteraient jamais et il était sur l'estrade où siégeaient Auguste et Jonas et Aymé et Antiocha et Valdo et Ernest et Clémentine et Sarah et Jules et il allait courir sur eux tous et Jonas avait levé la main, coupant la parole à Valdo qui vociférait et fit taire tout le parterre de ce seul mouvement.
« Suis toujours les avis de Jonas. »
Balafre s'était arrêté de courir. Éric montait sur l'estrade derrière lui, une matraque couverte de sang et un œil qui enflait. Le chemin se refermait aussitôt qu'il s'était ouvert et tout le monde attendait la décision d'Auguste et du secrétaire de l'association. Valdo affichait un sourire suffisant et le parterre se remplissait de membres de la section d'Alwena, sa section maintenant, la sienne, malgré les autres qui voulaient les empêcher d'entrer. Et puis Jonas avait parlé.
Balafre n'oublierait jamais le visage de Valdo quand il avait compris qu'Alwena l'avait encore dépassé, avait encore eu un coup d'avance. Et au lieu de le châtier pour avoir couru au milieu des hommes pour passer, Auguste nomma Balafre chef de section et lui assura le franc passage ainsi qu'à ses hommes et à lui pour qu'ils retournassent sur leur territoire. Jonas rangea dans la poche de son gilet noir la lettre d'Alwena. Valdo grinça des dents. Balafre s'assit le temps protocolaire sur le siège qu'elle avait occupé et l'accident fut fini.
Depuis douze ans, Balafre continuait ce qu'Alwena lui avait appris. Il protégeait ses hommes. Il protégeait sa section. Il protégeait ses hommes. Il cherchait les jeunes pousses. Il suivait les avis de Jonas.
Il releva les yeux vers le portrait en pied grandeur nature et sourit brièvement. Valdo paierait.
« Alors, pourquoi es-tu revenu si tôt, Étienne. Une bouffée de cigarette. Je t'avais demandé de coller au train du gamin, qu'est-ce que tu fous là ?
─ Je l'ai vu. »
Celimbrimbor | 05/03/25 13:33
« Ciòran Taliesin ?
─ Lui-même.
─ T'as sacrément merdé. »
Multivers. Bar.
Il y avait des oiseaux et ceux-ci l'avaient réveillé peu après que la luminosité était devenue importante. Maintenant, il se trouvait assis en tailleur sur le toit, les yeux fermés, tourné vers le haut clocher de l'université qui s'assombrissait devant le soleil. Les cris des freux qui s'apprêtaient à quitter la ville pour trouver à se nourrir étaient stridents et rompaient, de proche en proche, ses pensées, ce dont il se préoccupait peu. Il avait bien dormi, il n'avait pas eu froid et la lumière diffuse le réchauffait déjà. Une nouvelle journée commençait, indubitablement belle, indubitablement pleine de surprises, indubitablement à vivre. Et Georges ne voulait pas quitter son toit pour le moment. En fait, il ne savait pas exactement ce qu'il voulait. La ville le médusait proprement et, lui, créature désirante, ne savait pas ce qu'il voulait faire. Dans le vent qui venait des plaines, il respirait les bois, l'herbe, l'humus lourd et la fraîcheur des prédateurs. Sous ses fesses il sentait les pierres et le mortier et les dalles et les gens.
Le jeune homme fit un effort pour ouvrir les yeux malgré la morsure du jour et regarda vers les tours sans les voir. Il se déplia lentement, s'étira paisiblement et se posta en avant du toit. Dormir à la belle étoile le laissait toujours les idées claires et il voulait en profiter pour s'attaquer à un épineux problème : descendre.
La course vers le haut posait beaucoup moins de difficulté, pour des raisons qui devaient tenir à l'élan et à ce genre de choses, mais dont il ne s'était jamais trop préoccupé. Il savait seulement qu'il fallait éviter de prendre trop de vitesse et que c'était beaucoup plus facile en montant qu'en descendant. Comment avait-il fait pour grimper hier ? Pas par là, déjà. C'était le problème quand il courait, il oubliait. Il ne prêtait pas attention à ce qu'il faisait. Pourquoi faire ? La course, c'était courir, ressentir et deviner. Courir, rien d'autre. Il fallait laisser ses pieds, ses yeux, ses mains, tout son corps aller librement. L'œil devinait la vague possibilité de l'hypothèse d'un appui et le pied s'en envolait déjà à la recherche d'un point de chute. Courir, simplement courir. Il défia le vertige et la petite voix qui lui disait de sauter et se pencha pour mieux voir. Cela ne serait pas évident. Le sol était vraiment bas et l'angle de vue ne dévoilait pas vraiment de prises ou de rebords.
Georges recula d'un pas, puis deux, inspira profondément. Fit demi-tour. Il n'arriverait pas à redescendre par là et ne retrouverait pas le chemin qu'il avait emprunté. Et puis, l'industrie de la cité se réveillait complètement et la rue s'agitait beaucoup trop pour qu'il pût passer inaperçu. Georges se demanda un instant s'il y avait des gardes. Sans doute. Il y en avait la nuit, pourquoi pas le jour ? De toute façon, il se désintéressa immédiatement de la question en apercevant vaguement ce qu'il pensa être un morceau de muraille en face de lui. Voilà comment il allait faire. Satisfait d'avoir trouvé une solution, le garçon se mit en marche en fredonnant un vieil air de ses bois et, pendant que ses pieds pensaient pour lui, fit le compte.
Des vêtements tachés, trois pièces d'argent, un couteau pas si mal que ça en fait, plus d'épée sale et aucun vivre.Les sarcasmes de Balafre lui revinrent en mémoire et il se dit qu'il faudrait se venger d'une manière ou d'une autre, histoire de montrer qu'il n'était pas un pécore sans intelligence. Mais cela pourrait attendre. D'abord, il lui fallait une chemise propre, un pantalon un peu moins crotté, une veste sans taches de sang. Et peut-être de nouvelles bottes. Ses pieds avaient du mal à sentir le sol sous la semelle un peu épaisse des siennes et il était indispensable de bien sentir pour bien courir.
Telle était sans doute la seule leçon qu'il avait vraiment fait l'effort de retenir de son maître aux bois, les autres ayant été parasitées par le talent pur. Il fallait comprendre le sol sur lequel on courait pour que la course se finît bien. Autant les campagnes demandaient un peu de rudesse, autant les surfaces de la ville étaient douces, abrasées par les pas et les temps. Des bottes, oui, seraient nécessaires.
Sans y penser il passa par-dessus un parapet pour arriver sur un nouveau toit et continua son chemin vers les murailles. D'après ce qu'il avait pu observer la veille, les boutiques les plus cossues se tenaient sur les avenues et les circulaires les plus proches du centre. Il pourrait donc trouver des articles à la mesure de sa bourse. Le vendeur de couteaux l'avait suffisamment blousé pour toute la ville. Encore une revanche à prendre. Cela se passait souvent comme ça, remarquait-il en marchant. Georges haussa les épaules. Les gens n'avaient qu'à faire attention.
Georges. Autre chose qui n'irait pas. Georges de Bellezac. Où avait-il été pêcher ce nom, il ne s'en souvenait plus et cela n'avait guère d'importance. Les noms étaient des accessoires, des chausses, des pantoufles, jamais rien d'exceptionnel. Peut-être pourrait-il recourir à ce « de Chlémè » qu'il avait suscité pour Amandine ? Il tourna le nom dans son esprit un moment, longeant une corniche l'air absent, lui imaginant une histoire, un passé, un futur et rit doucement. Non, cela n'irait pas non plus. Il était trop peu raffiné, trop criard, ébahirait n'importe quel imbécile mais le premier venu avec un peu d'intelligence y verrait trop clair. Comme Amandine, par exemple.
Elle lui avait joué un tour pendable qui ne lassait pas de le faire rire. Il s'était fait avoir comme un bleu et, comme de juste, cela lui plaisait beaucoup. Elle l'avait percé à jour en si peu de temps. Il se pouvait bien que son histoire de forgeron et autre fût tout aussi fausse que la Toge Bleue. Et son nom ? Il espérait que son nom fût vrai. Sans cela, comment pourrait-il espérer la retrouver ? Il manqua presque un pas quand cette pensée le frappa.
Il voulait la retrouver, il venait de le comprendre et cela l'inquiétait un peu. Il fouilla dans sa conscience pour bien saisir tout ce qu'il impliquait. Certes, elle était mignonne, avec ses cheveux laissés libres en boucles très légères. En y repensant, il suscita son visage et son petit nez un peu retroussé et son front haut et ses dents blanches quand elle souriait et il se mit lui aussi à sourire en l'entendant rire
« Eh ! Toi, là ! Bouge plus ! »
Ah. Donc les gardes montaient bien sur les toits la journée. Le jeune homme tourna les yeux, tout sourire éteint. Ils étaient trois. Comme la nuit. Il consigna ce renseignement dans un coin de son esprit pour plus tard et se mit à courir
Et se mit à courir.
Et se mit à courir ?
Le coureur ne comprenait pas. Les alentours ne se brouillaient pas. Le sol ne défilait pas à une allure inconnue. Le son ne disparaissait pas dans un tumulte assourdissant. Un sentiment étrange le saisit quand il entendit les éclats de voix des gardes derrière lui, se rapprochant. C'était impossible. Il baissa ses yeux vers ses jambes. Elles couraient, pourtant. Sans être imperceptibles, mais elles couraient. Pourtant Il y mit plus de conviction, chercha à trouver l'état d'esprit qu'il avait quand il s'élançait mais rien n'y fit. Il courait sans courir et cela lui fit perdre sa concentration la seconde nécessaire pour
qu'il
« Eh ! Attention au
chuta
rebord, les tuiles sont
quelques secondes en l'air
Eh merde !
jusqu'à
Henri, descend par le 14, Jeanne et moi
toucher
l'autre côté
le
, maman, il pleut des gens ! »
sol.
L'espace d'un instant, le garçon ne fut plus qu'une conscience blanche sur laquelle l'univers entier attendait de s'écrire. Il avait les yeux tournés vers le ciel, ce qui n'était pas plus mal pour commencer la journée. Et puis la douleur. Le coureur serra les dents avant de hurler à pleine gorge, ce qu'il trouva difficile, dans un coin de son esprit, de faire avec si peu d'oxygène dans les poumons. Un réflexe le fit inspirer pour pouvoir hurler plus fort, il ne le regretta pas tout de suite. Il cria. Respira. Cria. Respira. S'arrêta. S'il pouvait crier, c'est qu'il n'était pas mort. S'il n'était pas mort, il devait encore se préoccuper des gardes qui le poursuivaient tout à l'heure. Une petite voix lui dit qu'un imbécile étendu sur le dos dans une ruelle n'était pas vraiment difficile à retrouver.
Il se redressa et réprima un nouveau cri. Une chose à la fois. Il se releva et tomba, en avant cette fois. Ses mains amortirent sa nouvelle chute ce qui lui apprit qu'elles étaient entières. Il tendit les bras vers le mur, s'accrocha à la première aspérité venue, il avait l'œil pour ces choses-là, pas vrai, c'en était presque bizarre, et se hissa. Avec une lenteur terrifiante il réussit à s'adosser au mur et put desserrer les dents. Ses jambes tenaient. Ses jambes tenaient. Il n'était tombé que parce qu'elles tremblaient. Une main toujours collée au mur, il fit un premier pas puis un autre après. Il pouvait marcher. Ses genoux tenaient le choc et il ne voyait pas de sang filtrer sur son pantalon et il ne sentait rien de chaud lui glisser le long des cuisses ou des tibias, ce qui était indubitablement bon signe. Cela lui laissait le loisir de s'intéresser au problème suivant, à savoir que quand les gens pleuvaient des toits, les passants ne s'en désintéressaient pas immédiatement, l'événement étant plutôt rare.
Les gardes seraient sur ses talons bien avant qu'il ait pu trouver un moyen de s'échapper et la logique dictait qu'il s'éloignât aussi vite que possible de la zone d'étonnement. Les badauds possédaient la désagréable habitude d'indiquer aux agents publics les rares quidams qui tombaient des toits. Il avança au milieu des murmures et des regards étonnés, sans cesser de prendre appui sur le mur. Ils allaient venir des deux côtés, ils l'avaient dit. Et à un moment, il n'y aurait plus de mur pour se soutenir et il risquait de ne pas aller beaucoup plus loin. La tête lui tournait et chaque pas envoyait partout dans son corps des douleurs à la limite du supportable.
Il allait être pris. Lui, il allait être pris. Pour une bêtise, pour avoir marché sur les toits. Pour avoir cru pouvoir berner les gardes. Il allait être pris parce que ses jambes lui avaient fait défaut. Il grimaça de rage et effraya un petit garçon qui passait par là. L'ignorance des us et coutumes de la cité, de ses geôles ou de ses peines le frappa au pas d'après. Non seulement allait-il être mangé, mais encore ignorait-il à quelle sauce.
« vers le bout de la rue, Alceste. Il a pas dû marcher loin vu comment il boitait.
─ Merci Abigaïl ! »
Et voilà. C'était fini. Il avait perdu. Le garçon s'adossa au mur en respirant lentement. Rien ne servait plus de courir, ils allaient l'attraper de toute manière alors ici ou ailleurs. Un sourire amer passa sur son visage tandis qu'il regardait à droite et à gauche. Cela avait été une belle course, à tout prendre, et il fallait bien qu'elle s'arrêtât un jour.
La fierté reprit le dessus. Elle s'élança dans ses veines et le força à faire un pas de plus et encore un. Il lâcha le mur l'espace d'une seconde et retendit la main.
Il chuta. Pour la deuxième fois de la journée. Une partie de son esprit ricana. Une porte se referma et des bras, il n'arriva pas à compter combien, le ramassèrent, le traînèrent et le jetèrent sur un fauteuil, une chaise, un lit ? Il n'y voyait rien dans la pièce.
« Il paraît que t'es rapide alors écoute. Tu te tais, tu te laisses faire et tu t'en sors. Un temps. Hoche la tête. Une pause. Parfait. On a juste le temps. »
Ils lui enlevèrent sa chemise, sa veste, ils lui versèrent un liquide étrange sur le torse et le visage. Il les sentit lui arracher son pantalon et ses bottes et il gémit doucement quand ils le soulevèrent pour le balancer ailleurs. La douleur le tenait et il restait difficilement éveillé. Il voulait dormir, surtout, pour oublier ce qui le lançait, tant et si bien qu'il ne réagit pas quand ils lui tirèrent les cheveux. Et puis plus rien. Plus un mouvement. Des coups à la porte. Un carré de lumière. L'inconscience.
Celimbrimbor | 15/03/25 08:57
« Il n'était pas comme ça, au début.
─ Ouais ?
─ Ouais. Commande-moi un verre d'eau. »
Bar multi, vers.
Clorinde sommeillait sur sa chaise aussi n'entendit-elle pas la porte du poste se refermer en bas. Elle rêvait qu'elle était sa mère, en armure tachée de sang, la main serrée sur la gorge d'un adversaire, une lourde épée enfoncée au travers de ses entrailles. Souvent, elle vivait cette scène dans ses rêves, parfois allant du début de la bataille jusqu'à la victoire, quelques autres se concentrant sur un épisode plus ou moins marquant de l'histoire. Elle avait attendu ses quinze ans avant de demander à sa mère pourquoi elle figurait sur ce grand tableau qui ornait sa chambre et qui lui avait donné ses plus curieux cauchemars et ses plus belles épopées. Ne serait-ce que comprendre que cette furie splendide, blonde aux longs cheveux fantasque, le visage pur et pâle pouvait bien être sa mère lui avait demandé beaucoup de temps. Et ses rêves n'en avaient pas été plus simples. Comment l'aurait-elle deviné plus tôt ? La figure douce et les lèvres purpurines et les joues roses n'avaient rien de commun avec ce regard fier, ces dents cruelles et cette beauté froide. Et pourtant, il s'agissait de la même personne, il en avait toujours été ainsi, sa mère, avant la ville.
Clorinde rêvait qu'elle était Agathe et la partie d'elle dont l'incrédulité n'était pas vraiment suspendue se disait qu'une épée aussi lourde devait être terriblement difficile à soulever. Et ajoutait, persiffleuse, qu'un trépassant dont la bidoche se déversait sentait bien autrement. Mais la rêveuse faisait taire la pragmatique et appréciait à sa juste valeur ce souvenir emprunté. Apprendre que la femme altière et généreuse avait décapité des hommes pendant les guerres de structure l'avait rassurée et, à la fin de la saison, lorsqu'elle était retournée dans son pensionnat, les choses avaient changé. Les tyrans en jupes longues et chaussettes montantes tentèrent bien de la terroriser encore un peu mais quand trois d'entre elles y perdirent leurs dents, elles comprirent bien que ce n'était plus la peine.
Et sa joie, quand, convoquée par la directrice pour apprendre ce que celle-ci qualifiait de « méfaits », Agathe l'avait regardée longuement, puis prise dans ses bras en souriant. Jamais elle n'oublierait le visage de l'austère vieille fille quand sa mère avait simplement dit : « Eh bien, il était temps. Bien entendu, des punitions sont hors de propos, vous savez que sans nous votre établissement ne vaut plus rien. Clorinde va simplement promettre de ne pas exercer sa force pour l'assaut et nous n'en parlerons plus, mademoiselle Millie. » L'entretien n'avait pas duré plus longtemps. Dans un feulement de soierie, Agathe avait salué son interlocutrice, pris sa fille par la main puis était sortie pour aller jouer avec elle dans le jardin.
L'ennemi qu'elle terrassait, un comte sans nom, prit trait pour trait le visage de la directrice. La rêveuse s'en délecta et la pragmatique n'y trouva rien à redire. La porte de son bureau s'ouvrit.
Clorinde redressa la tête et jeta un regard interrogateur à Arnaud qui entrait tête basse avec un bouquet de fleur et un petit sac de toile.
« Eh merde. Un temps. Qui ?
─ Guillaume. Lâcher la bourse sur la table. Il a été déposé chez Ferril pour l'embaumement. J'ai envoyé deux hommes chez Géraldine pour la faire prévenir avant que les gars de Valdo lui déposent le cadavre devant la porte.
─ T'as bien fait. Un soupire las. J'irai lui amener les fleurs et la bourse. Elle est complète ?
─ Eh ! On pioche pas dans l'écot, Commandant ! Jamais ! Même ici !
─ Ouais, on dit ça mais y a tellement de trucs absurdes dans cette section. Un suspens. Allez, laisse-moi ça là et retourne en bas.
─ Bien m'dame. »
S'il salua, elle ne le vit pas : elle ouvrait déjà la bourse pour compter. Il fallait que ses hommes sussent qu'elle ne leur faisait pas confiance. Qu'elle vérifierait pour tous, peu importe. Qu'elle voulait bien leur confier son dos mais qu'on ne trahissait pas un camarade tombé. Quand la porte se referma derrière Arnaud, elle comptait paisiblement. En même temps, s'ils n'étaient pas trop idiots, il leur suffisait de prendre toujours la même somme sur les bourses et elle n'y aurait vu que du feu.
Cinquante sept écus, comme la bourse d'avant et l'écot d'avant elle. Un membre de la Ronde valait cinquante sept écus pour l'association. C'était un nombre qui ne bougeait jamais et qu'elle avait découvert deux ans plus tôt, en lisant le rapport de décès du précédent commandant. Elle avait aussi appris qu'il valait mieux oublier. Arnaud lui avait dit lors de sa prise de fonction, sans fioritures. Dans la section, Valdo régnait. La Ronde se contentait de tourner, maintenir un semblant de devanture et gérer les conneries mineures entre habitants. Tout le reste, Valdo jugeait et personne ne jugeait Valdo.
Non.
Les agents devaient avoir déjà atteint le domicile de Géraldine avec leur nouvelle. Elle lui laisserait deux heures, le temps de pleurer, avant d'y aller. Clorinde enfila ses bottes en décidant de passer d'abord chez l'embaumeur. Elle voulait voir le corps. Sa mère le lui avait dit : « Il faut toujours honorer les tiens. » Elle en profiterait pour lui poser quelques questions. La commandant afficha un sourire amer. Bien entendu, il aurait plus peur de Valdo que d'elle ou de la Ronde, mais cela ne coûtait rien d'essayer.
Sauf peut-être, à terme, la vie, lui fit remarquer la pragmatique, avant de s'enfuir sous les injures de la rêveuse. Il faudrait qu'elle soit prudente, voilà tout. En attachant le baudrier de son épée à sa taille, elle regarda le tableau au mur. L'artiste avait tout de même bien réussi les entrailles, il fallait le lui concéder. Les teintes rouges, bleues, marron, sombres ou claires, paraissaient identiques à la réalité. Elle haussa les épaules pour ajuster sa cape. Ce n'était peut-être pas une bonne idée de faire tout cela de manière officielle mais les commissaires principaux ne la soutiendraient pas si elle tentait autrement. De toute manière, persiffla-t-elle, ils ne la soutiendraient que du bout des lèvres, avec de la chance, parce qu'elle pesait cher.
Après tout, ils ne l'avaient placée là pour aucune autre raison. Le collège de décideurs avait sans doute examiné la carte de la ville, la même que celle qui prenait la poussière dans un coin de la pièce, et ils s'étaient dit qu'il valait mieux installer à la tête de la section quelqu'un dont la disparition mettrait à mal l'équilibre. Peut-être n'avaient-ils pas prévu qu'elle serait entêtée, furieuse et terrible ? Elle sourit en se corrigeant. Bien sûr que si. Ces universitaires si loin de tout se révélaient souvent bien plus informés que leur bedaine le laissait supposer. Elle imaginait très bien un des assistant du Recteur ou du Doyen murmurer à la bonne oreille : « Quelle merveilleuse idée avez-vous eu là, commissaire. Nous n'aurions jamais pensé nommer quelqu'un comme elle ! Mais vous avez raison, vraiment. Elle tiendra Valdo en respect par son poids et sa brillance, tout en servant de poil à gratter. Bravo, commissaire, c'est fabuleux ! » Et il avait sans doute ajouté par-devers lui que, très vite, elle serait incontrôlable et que cela ne pouvait faire que du bien à l'équilibre.
Les quillons de l'épée attiraient toujours son regard. Ils étaient étrangement ouvragés et elle avait mis du temps à deviner pourquoi. Un temps, elle avait pensé qu'ils représentaient les armoiries de l'ancienne époque de la famille de sa mère mais celle-ci avait repoussé l'hypothèse d'un rire gracieux. En fait, ils étaient sculptés en tigres ouvrant la gueule et tiraient leur forme du simple caprice qu'Agathe aimait les chats et qu'un chat n'étant pas fort impressionnant, le peintre s'était décidé pour ce qui n'était, après, qu'un gros chat avec de grosses dents. Elle glissa la bourse dans un des poches de son manteau, prit les fleurs, cala son casque sous son bras et ouvrit la porte. Comment sa mère avait fait pour manier un espadon pareil restait un mystère. Mais cela laissait une part au rêve, alors elle sourit.
Les planches du couloir grincèrent sous ses pieds, puis l'escalier, puis le parquet du hall du petit hôtel particulier où la section de la Ronde avait quartier. Les hommes la saluaient sur son passage, elle leur répondait distraitement, avec un mot pour chacun. Tous affectèrent de ne pas voir les fleurs pour ne pas montrer leur désarroi mais tous avaient dans les yeux une lueur de défi insoumis qu'elle ne remarquait jamais parce que trop fugace. La commandant s'était fait respecter quand elle avait remonté la piste de la mort du précédent commandant jusqu'à une des chasses poches de Valdo et l'avait traînée au poste pour l'interroger. Arnaud lui avait de nouveau longuement expliqué la section. Elle l'avait regardé. Elle avait dit « non ».
Un nouvel homme avait tué. Là aussi, elle avait exploré les chemins jusqu'à se heurter à un des sergents qui lui avait paisiblement demandé de ne pas entrer dans la boutique. Et Arnaud de lui expliquer encore. Elle avait encore dit « non ».
Ils savaient. Ils savaient tous qu'elle dirait toujours « non ». Que son « non » valait pour tout ce qui était passé et pour tout ce qui était à venir. Et qu'un jour elle traînerait jusqu'aux cellules autre chose qu'un sicaire. Alors ce jour-là, les plus vieux mourraient pour elle et les plus jeunes courraient chercher de l'aide. Parce que l'albinos devrait rendre des comptes à la Ronde. Et la Ronde avait la mémoire tenace.
Clorinde passa la lourde porte de l'hôtel particulier et enfila son casque. Il faisait doux ce matin et le temps lui plaisait. Elle jeta un coup d'œil à gauche, à droite, s'engagea sur la circulaire. Ferril était un vieil embaumeur du chemin Syona, il lui faudrait un bon quart d'heure pour s'y rendre sans presser le pas. Elle salua quelques promeneurs qui la reconnurent et avança en chantonnant. Sa mère ne lui avait jamais dit avoir eu à plier l'échine. Ni ne lui avait appris à le faire. Tout l'inverse : « Clorinde, si jamais quelqu'un essaie de t'en remontrer, fais-lui comprendre qu'il a eu tort. Je te soutiendrai tant que tu avanceras la tête haute, ma fille. » Elle n'allait pas manquer à sa mère pour les yeux d'un elfe.
En sifflotant le refrain d'une chanson de marche, elle imagina le tableau et Valdo à la place du défunctant. On disait que les entrailles des elfes étaient pareilles et elle brûlait d'envie de le vérifier, pour la forme. Et pour dire à l'association qu'on ne tuait pas ses hommes pour rien. La trêve était contre nature et nécessaire. Sa mère lui avait fait lire plusieurs ouvrages dessus, pour qu'elle comprît bien tous les mécanismes en jeu et, à l'époque, elle avait trouvé cela fascinant et élégant.
Avant la trêve Prastro était une cité mineure des plaines, au bord de l'implosion. Il y avait trop de gens, pas assez d'organisation. Les administrateurs étaient corrompus jusqu'à l'os par divers intérêts, chaque banque nourrissait une petite milice privée et une bande de voyous pour attaquer les autres. Sans parler des clans variés qui s'entretuaient joyeusement dans des règlements de compte sanglants au milieu des rues. La trêve avait changé tout cela. Une banque plus intelligente que les autres avait phagocyté les plus belliqueuses et maté les autres. Quelques bandes s'étaient organisées. L'association était née, l'université était émergée en contre pouvoir et la maison Nosra avait prouvé à tous pourquoi son fronton était ce qu'il était.
La Ronde, quant à elle, avait tout perdu. Cela n'avait pas été des temps héroïque, bien au contraire. Des hommes corrompus, quelques défenseurs de la justice qui mouraient rapidement et tous, tous à faire le gros dos en espérant ne pas finir en dommages collatéraux dans un affrontement de rue. Ils l'avaient laissée en dehors des négociations. Pour ceux qui décidèrent, elle ne valait rien. Sa mère lui expliqua qu'ils n'avaient pas tort, à l'époque. Elle ajouta que la roue tournait fatalement et qu'un jour la Ronde occuperait sans doute une place d'importance dans l'organigramme de la cité.
Pour sa part, Clorinde n'y avait pas cru longtemps et n'y croyait plus du tout. Elle avait rapidement fait l'inventaire des obstacles qui se dressaient sur ce chemin et conclu qu'il était inutile de l'espérer. Prosaïquement, elle avait aussi décidé qu'il faudrait simplement les bousculer les uns après les autres, sans se presser, sans trop se faire voir, et adviendrait que pourrait.
Mais l'association n'avait pas prévu les salopards ou Valdo. Ils avaient dû composer avec lui, à l'époque, espérant que les factions mises en place le tempéreraient et pendant quelques années avaient cru avoir réussi. Seulement, les elfes vivaient longtemps et pouvaient dérouler leurs plans dans une durée aux mortels interdite. D'après les rapports de quelques lettrés épars qui avaient pu observer l'association, l'elfe avait étendu un réseau d'agents dans toutes les sections. Quelques indices semblaient affirmer que, quinze ans auparavant ou pas loin, il avait été à deux doigts de réussir un coup qui l'aurait amené, officieusement, à la tête de trois sections majeures sur les huit. La commandant haussa les épaules. Pour ce qu'elle en savait, on ignorait s'il avait échoué vraiment ou non et qui l'en aurait empêché.
Depuis qu'elle avait intégré la Ronde, l'association n'avait plus rien d'élégant ou de fascinant, il fallait limiter son influence autant que possible et la combattre dans l'obscurité. L'époque où Aderyn rendait jugement sur tous ceux qui enfreignaient son code était dépassée. Et puis il n'avait probablement été qu'un homme commun que la légende enflait au-delà de tout. Agathe lui avait dit, en parlant du tableau. « Bien sûr, ma chérie. C'est arrivé. Mais pas comme ça. Regarde : c'est bien mon épée mais, ai-je donc les cheveux blonds ? » La fiction et les faits, les faits et la fiction. Son arrière grand-père lui en avait beaucoup dit là-dessus, quand elle était gamine et elle avait résumé sa pensée en clouant au dessus de la porte de son bureau la phrase lapidaire : « Si ça parle, ça ment. » Les agents avaient fini par comprendre et la section était devenue plus sûre. Plus subtile aussi, ce qui n'était pas pour gêner Clorinde.
Elle tendit le bras et tordit violemment le poignet d'un gamin de douze ans. Il se tortilla et lui décocha un coup de coude qu'elle dévia d'un mouvement élégant. Tout sourire, elle faucha le garnement, le réceptionna sur la jambe pliée et, lui ramenant la main dans le dos, lui asséna une fessée cinglante. Puis une seconde. Le garnement arrêta finalement de gesticuler et de battre, elle arrêta de taper.
« Bon, tu vas rendre sa bourse au monsieur là-bas et retourner chez ta mère, Filomel, tu cours pas encore assez vite pour faire chasse poche. Un temps. Allez, dégage. »
Il fila sans demander son reste et Clorinde nota de passer toucher deux mots à Marguerite sur l'éducation de son lardon. Après la ponte, fallait couver, elle semblait l'avoir oublié. Lorsque Filomel eut rendu l'argent au passant, la commandant reprit sa route paisiblement. Elle tourna dans la rue Repont et la suivit avant de s'engager dans le chemin Syona.
Lors de sa première année seule à Prastro, elle avait pris soin de visiter toutes les sections une part une, pendant son temps libre. Il y avait de tels chemins partout. Des ruelles sans joie, sans nom, sans odeur, où seuls les habitants allaient volontairement, dont seuls eux se souvenaient le nom. Tout un tas de choses s'y trouvaient. Généralement peu onéreux et de seconde ou vingtième main mais les artisans y étaient de première qualité, du moins dans certaines branches.
Ferril était ainsi un embaumeur de haute volée, même s'il était d'abord vendeur de bouts et machins égarés. L'embaumement avait constitué un drame pour lui, puis, après le troisième enfant, une habitude. La population du quartier l'avait vu et s'était attachée à ne pas le priver de son passe temps. Après tout, il le faisait bien et à peu de frais. Si Valdo l'avait lâché ailleurs, chez Étienne et Jean, dans la circulaire, Guillaume aurait gagné quoi ? Un drap blanc et des dalles plutôt que des planches ? C'était pas le cercueil qui comptait, c'était ce qu'il y avait dedans. Et là, dedans, derrière la porte, dans le cercueil, y avait Guillaume, un homme à elle, tué par Valdo ou un homme à lui. Oublier ?
Non.
Elle frappa, comme sa mère lui avait appris, trois coups secs et rythmés.
Celimbrimbor | 24/03/25 15:17
« Merci.
─ Comment alors ?
─ Beau. Un temps. Bien. Un temps. : Vrai. »
Bar multi, vers.
À sa gauche, sur les marches qui menaient au réfectoire, une troupe de garçons débattait ardemment entre deux bouchées d'un casse-croûte matinal. Les cours n'avaient pas encore commencé d'après les brochures qu'elle avait lues hier et les inscriptions se terminaient paisiblement. Il devait s'agir de seconde ou de troisième année qui se retrouvaient après quelques mois d'inactivités. Elle sourit et regarda mieux. Il était facile de deviner lequel servait de chef à la petite dizaine : un jeune homme, le teint hâlé, les cheveux mi-longs, qui seul portait des couleurs criardes au milieu des mornes étudiants. Il se tenait légèrement en retrait des autres mais dirigeait les conversations d'un œil vif, d'un mot cinglant. Amusant comme ils reproduisaient des comportements qu'elle avait vus chez les bêtes. Tous arboraient un sourire radieux tandis qu'ils se racontaient les anecdotes de leurs vacances, histoires qui ne souffraient de délai mais qui n'auraient pu être écrites sans qu'elles perdissent tout leur le sel. Un instant, elle envisagea qu'eux aussi éprouvassent le même trouble qu'elle, cherchant simplement à le dissimuler sous des paroles pleines d'assurances mais leurs rires la convainquirent que c'était peu probable. Le maître de la petite coterie leva les yeux vers elle, souriant aimablement. Il lui fit penser à Georges. Elle sourit et haussa les épaules.
Amandine s'était arrêtée au milieu de la grande cour pour comprendre et c'était un échec. Son malaise ne la quittait pas et elle n'en saisissait pas la raison. C'était les pavés. Cela ne pouvait être que les pavés. Il n'y avait personne d'autre d'important dans les environs. À part les pierres des bâtiments. Les pavés et les pierres alors. Elle ne voyait que cela comme explication. Les quelques étudiants en devenir qui passaient n'y étaient pour rien. Ils étaient trop jeunes. Aucun d'entre eux ne semblait ressentir ce qu'elle percevait. Ils allaient tous, poursuivant leurs buts, innocents, inconscients de ce qu'ils jouaient ici. Elle leva les yeux vers le campanile qui la dominait sereinement. Il ne parlait pas non plus. Pourtant il avait bien une tête à froisser des « souviens-toi » ironiques et vengeurs de ses jointures moulues. Cela aurait été plus rassurant, peut-être. Son allure mourut à ses pieds. Quel concepteur était assez sadique pour séparer une étendue aussi accorte par un sentier en pavé ? Un chemin qui filait sous le campanile sans aller nulle part, puisqu'il s'interrompait au bas d'une longue bâtisse percée de fenêtres qui devait servir d'internat.
La jeune femme baissa les yeux. Le panneau planté dans l'herbe expliquait toujours qu'il ne fallait pas marcher sur la pelouse, même si le grand if un peu plus loin à droite lui faisait de l'œil avec ses branches basses torturées et son feuillage clairsemé. Elle tourna la tête à droite, à gauche puis vers le clocher. Elle avait encore du temps devant elle et la relative fraîcheur du matin se prêtait au dessin.
Elle mit un premier pied sur les feuilles grasses du gazon puis un second et les pas s'enchaînèrent d'eux-mêmes et Amandine se retrouva bientôt confortablement calée contre le tronc, assise sur une branche solide. Elle accrocha sa besace à un rameau qui traînait par là et en sortit son carnet à dessin. Elle n'aimait pas échouer à saisir quelque chose. Les pavés galetés à force de passage, les portes lourdes, les bâtiments vénérables, l'ensemble de l'université, même le discours de l'elfe, lui donnait une impression qu'elle n'arrivait pas à définir. Sans vraiment y penser elle laissa son crayon vagabonder sur la feuille, le regard dans le vague.
Ce bâtiment, là-bas, l'intriguait. Plein de courbes et de volutes et de fioritures très rococo, il semblait vouloir s'envoler, oublier la gravité. Il partait en tous sens, brisait ses angles autant que possible, cherchait des échappatoires pour dissimuler ses masses. Et restait lourd, ancré dans le sol, désespérément massif. De son perchoir, Amandine ne le voyait pas très bien mais elle imaginait sans peine un lourd escalier en bois massif qui partirait du hall central et grimperait jusqu'en haut, ouvrant ici et là sur des salles, décorées toutes par des matériaux nobles et des peintures et des tentures qui rappelleraient les noms et les actes de ceux d'avant, des grands anciens. Il faudrait qu'elle y mît les pieds et espérait se tromper.
C'était les pierres et les pavés. Forcément. Quelque chose là-dedans la dérangeait. Elle tourna les yeux vers la chapelle, à gauche du réfectoire, qui formait l'angle de la première partie de la cour. Elle avait dû servir longtemps à un seul type de service et paraissait vaguement désuète à la jeune fille mais elle demeurait, à sa place, immuable. Son crayon se mit à noircir la page nerveusement.
Le temps n'était pourtant pas arrêté dans l'université. Il passait. Ponctué par des rituels. Souvenu par des choses. Elle leva le crayon. Telle était la raison. L'université tentait d'arrêter le flot des événements pour établir, à sa place, quoi ? Une chaîne. Une chaîne infinie qui partait de la première pierre et qui s'achèverait avec la mort du dernier élève. Une succession de traditions, de rituels et de moments qui faisait de tout un chacun un maillon.
Elle froissa le dessin de cordes entrelacées que son crayon avait machinalement tracé. Voilà le joug qu'elle ressentait. L'elfe lui avait bien dit, elle devrait représenter l'université dans tous ses actes. La jeune fille devrait devenir un anneau, banal, enchevêtré aux autres. Un léger sourire vint flotter sur ses lèvres. Le garçon qui commandait ses amis le savait aussi et l'acceptait en jouant le jeu de l'influence.
Amandine saisit son sac et y fourra pêle-mêle tout ce qu'elle en avait sorti. La route dorée s'évanouissait dans son esprit pour laisser place à un large chemin plat, droit : fade. Elle descendit de l'arbre et retourna rapidement sur les pavés. Ainsi donc il faudrait qu'elle devînt pareille à ce garçon, désespérément conscient de son absence totale d'individualité et tentant vainement de s'en inventer une au milieu des semblables pour se penser être. Le prix de l'exceptionnalité était là : vouloir devenir autre et ainsi reproduire l'identique. Eh bien.
Alors qu'elle se rapprochait du bâtiment Évariste, la rumeur des gens enfla et elle ralentit l'allure pour mieux les examiner. Tous devaient être des habitués de l'endroit, à en juger par leur décontraction. Seuls un ou deux affichaient cet air un peu perdu, un peu joyeux, du nouveau qui ne savait pas vraiment où il venait de mettre les pieds et qui se grisait de son égarement aventureux. Mais même chez eux elle nota des attitudes en germe, un port de tête, une façon de se tenir. Ils étaient tous uniques, évidemment, cependant ils arpentaient tous cette même route large, promesse de voyage sans heurt. Elle rit doucement, gorgée de leurs sourires, de leur liberté encasée et de leur confiance en l'avenir. Le plus amusant, sans doute, était qu'ils devaient s'imaginer la même chose, convaincus d'être, sous le vernis, sous les ornements, suffisamment puissants pour émerger différents.
Elle ne jeta aucun œil sur les panneaux indicateurs à l'entrée du bâtiment et monta directement au premier étage par un escalier sur sa droite. Là, elle se renseigna à des signes accrochés au mur et marcha lentement vers le bureau. La moquette rendait sous ses pas un son moelleux et sourd, un battement de basse qui lui donnait l'impression de passer sans passer. Elle tourna à gauche dans un nouveau couloir et compta les portes jusqu'à en trouver une ouverte.
Le bureau était désert. Elle passa la tête juste assez pour lire qu'elle ne s'était pas trompée d'endroit. Elle apprit même le nom de son interlocuteur. La pièce n'était pas très grande, plus profonde que large, contenant un meuble plutôt épais couvert de livres, papiers et dossiers, où se dégageait juste assez d'espace pour écrire. Deux chaises pas très confortables attendaient devant, face au fauteuil tout aussi peu amène qui soupirait derrière. Toute la lumière provenait d'une grande fenêtre sur le côté, à large rebord. Amandine hésita sur le pas de la porte puis décida d'entrer pour s'asseoir, dans l'espoir de produire un petit effet sur l'elfe quand il reviendrait.
De dedans, le bureau semblait encore plus petit à cause des armoires et bibliothèques qui pesaient contre les murs. La jeune fille n'osa pas pousser l'effronterie jusqu'à ouvrir les placards mais elle nota tout de même les lourds cahiers qui prenaient la poussière sur une étagère. Un autre était ouvert sur le bureau, une plume et un encrier gisaient à sa droite. Ethiel n'était vraiment pas soigneux, au premier regard : une tasse renversée se tenait à gauche du cahier, tachant un des nombreux documents répandus sur la table. Elle la redressait quand l'elfe entra :
« Ah, bien. Restez assise, je vous prie. »
Elle se leva immédiatement et rougit.
« Difficile de combattre un conditionnement, n'est-ce pas ? Un sourire froid. On y arrive, au bout de quelques centaines d'années. Enfin, je crois. »
Ethiel s'assit dans son fauteuil, écarta la tasse du papier qu'il jeta sans le regarder, puis reporta son attention sur son interlocutrice.
« Asseyez-vous, allons. Nous avons à parler, je crois. »
Amandine s'exécuta, son visage perdant progressivement sa jolie teinte pivoine. C'était un jeu, alors. À son tour.
« Vous avez fait exprès.
─ De ? Regard inquisiteur. Laisser la porte ouverte ?
─ Oui. Et de me faire attendre.
─ Ah bon ? Un temps. Et pour quelle raison, je vous prie ?
─ Pour voir si j'étais digne de la bourse que je viens accepter.
─ Vraiment ? Un temps, long. Expliquez-moi, jeune fille, j'ai du mal à vous suivre.
─ Vous avez particulièrement exprimé votre désaccord avec la décision de l'université lors de notre précédente rencontre et insisté également sur le fait que tout manquement à l'excellence me vaudrait une radiation définitive. De là je suppose que vous êtes à l'affût de toute faiblesse de ma part et que vous cherchez un prétexte à me refuser la bourse.
─ C'est un peu léger, mademoiselle Ciòran Corvadt. Un sourire. Ne pouvez-vous faire mieux ?
─ Je sais que c'est vous qui déciderez pour l'université. Vous êtes le seul nom inscrit sur la porte de ce bureau, dont le signe indique « Admissions et scolarités spéciales ». D'autre part, les cahiers, dans cette bibliothèque, portent tous les noms et prénoms de quelqu'un sur la tranche. Je ne les connais pas tous, mais que l'un soit intitulé Évariste Gans ne m'a pas échappé. Une pause, un hochement de tête approbateur. De même que je n'ai pas raté le cahier identique ouvert sur votre bureau, ni votre emploi du temps de la semaine vaguement rangé sous la pile, là, qui indique que vous n'attendez désormais plus personne sauf moi. En outre, la fenêtre donne sur la cour entre ce bâtiment et la grande bibliothèque et vous avez pu me voir arriver. C'est probable, même, car je peux voir une tache circulaire sur son rebord, de la même couleur que le liquide dans la tasse.
─ Continuez ?
─ Le reste n'est que conjecture. Je suppose que quand vous m'avez aperçue dehors, vous êtes allé jusqu'à l'escalier m'attendre. Là, vous m'avez suivie et, quand vous avez estimé m'avoir laissé assez de temps, vous avez fait votre entrée. Un temps. Je ne vous avais visiblement pas satisfait la première fois, tout est fondé sur cette impression.
─ C'est tout ?
─ Oui.
─ Pas mal. Pas mal du tout. Dommage que cela ne soit fondé que sur une simple analyse de texte, sinon ce serait très bien. Un rictus approbateur. Vous savez, c'est dangereux de ne se fier qu'à ses intuitions. Par exemple, je pourrais simplement avoir été faire un tour aux toilettes afin de soulager ma vessie du trop plein de liquide.
─ Je ne pense pas, monsieur. Les éléments sur votre bureau, l'étagère, la tasse renversée, tout est trop en vue pour n'avoir pas été construit. Un temps. Et puis il n'y a pas de goutte de chocolat sur le fond de la tasse, j'ai regardé en la redressant tout à l'heure.
─ Ah. Vous frisez le parfait, c'est bien. Un temps. Bon, je suppose que vous avez lu les papiers que je vous ai donnés ?
─ Oui.
─ Très bien. Il n'y a plus qu'une seule chose que vous devez apprendre. Un temps. Vous avez bien deviné, je suis chargé du suivi des étudiants dans votre cas et, comme vous l'avez vu, il y en a eu peu. En tout cas, peu qui sont arrivés au terme du livre. Ce livre, mademoiselle Amandine Ciòran Corvadt, s'ouvre aujourd'hui et se clôturera à la fin normale de votre scolarité dans cette université. Ce livre n'aura qu'un seul auteur : moi. J'y noterai tout ce qui me semblera important et vous aurez le droit de la consulter quand vous le jugerez nécessaire. Il sera le seul arbitre auquel vous pourrez recourir si jamais vous veniez à entrer en désaccord avec une décision de l'administration quant à votre situation.
─ Vous allez donc avoir tout pouvoir sur ma scolarité et, en supposant que j'y tienne, sur moi.
─ Oui. Cela paraît absurde, évidemment. Convainquez-vous qu'à partir du moment où vous signerez ce contrat, je serai absolument de votre côté et que je vous soutiendrai autant que faire se peut.
─ En toute objectivité, bien sûr ? Un léger sourire. C'est un jeu de dupe.
─ Non. C'est une question de confiance, ni plus, ni moins. Un temps. Si je la représente, je ne suis pas l'université, mademoiselle Amandine Ciòran Corvadt. Je suis plus ancien qu'elle et je ne lui appartiens pas. Je ne suis pas un maillon de la chaîne que vous dessiniez tantôt.
─ Pardon ?
─ Je suis simplement là pour contrôler que les investissements de l'université dans ses étudiants spéciaux sont récompensés à leur juste hauteur. Si cela signifie devoir vous faire renvoyer sans préavis, je le ferai. Si cela signifie devoir mettre le feu au bureau du doyen pour lui faire comprendre que vous devez rester, je le ferai également. D'une certaine manière, je serai votre début et votre fin dans cette université.
─ Comment savez-vous pour la chaîne ?
─ Bien entendu, j'ai aussi pour tâche de vous conseiller, de vous aider et de vous assurer la meilleure scolarité possible, du moment que vous remplissez les conditions que vous savez. Un temps. Et je n'insulterais pas votre intelligence en répondant à votre question. Montrez-vous à la hauteur. »
Amandine ferma la bouche et réprima sa rage. C'était un jeu, évidemment. Rien dans le bureau n'indiquait que l'elfe fût un sorcier quelconque. L'explication devait être ailleurs. Elle baissa les yeux sur sa besace. Le dessin froissé qu'elle avait fait dans l'arbre dépassait un peu et laissait voir un morceau d'anneau. Elle sourit.
« Compris. Un temps. Je dois signer alors ?
─ Pas encore. Je voudrais vous demander quelque chose d'abord. Du sérieux, soudain. Où vous positionnerez-vous par rapport à la chaîne, mademoiselle Amandine Ciòran Corvadt.
─ Je Une respiration Elle me terrifie. La route plate et sans goût à l'esprit, un chemin étroit et brillant, plus loin. Une expiration Sacrifier tous mes avenirs à la rigidité de ce cadre me semble abject et contrevient à tout ce que monsieur Ostrenci m'a enseigné. Pourtant, me battre contre ce retour du même ne ferait que l'accélérer. Alors je vais l'accepter parce que je n'ai pas besoin de faire l'originale : je suis. Et ce que je suis fera cette université, car toutes les rencontres fondamentales que j'y ferai seront dictées par mon goût, par moi. Tout le reste ne sera que retouches cosmétiques qui feront leur temps avant de disparaître. Voilà. J'accepte la chaîne, j'accepte d'en faire partie, mais je serai le maillon que j'ai envie d'être.
─ Hum. Griffonner dans le livre puis, sans lever la tête. Ce sont des idées intéressantes. Un peu vaines, dans un discours très classique, mais nous verrons bien. Un point final, un sourire. Enfin, c'est à vous que l'avenir appartient, il paraît. Faire glisser le contrat et l'encrier. J'accepte que vous signiez ce contrat, ce qui signifie que l'université vous accepte. En le signant, vous acceptez à votre tour toutes les conditions qui sont dans les brochures que je vous ai données et que je vous ai résumées. Elles sont fermes et définitives. Le reste est de votre ressort. »
Amandine regarda le contrat sans vraiment le voir. Elle avait tout lu, il avait tout dit. La plume lui semblait un outil malhabile par rapport à ses crayons et elle sourit à cette pensée. Il fallait y aller.
« Bienvenue dans la Grande Université de Prastro, jeune fille. C'est un plaisir que de vous compter parmi nos étudiants. Passer le contrat dans le rabat du livre. Il ne me reste plus qu'à vous annoncer que les cours commencent la semaine prochaine et que vous ne devez surtout pas rater la grande réunion d'après demain, à dix heures. Ensuite, à quinze heures, le recteur, le doyen, l'intendant et les directeurs des différents départements de l'université vous recevront. Ils doivent rencontrer toutes nos admissions spéciales et n'ont pas eu l'occasion d'exercer ce devoir depuis plus de quinze ans. Ils en seront tout tourneboulés, le spectacle sera intéressant.
─ Ah. Très bien. Un temps. Vous n'avez pas précisé où ?
─ Oh, c'est exact, oui. Nouveau sourire, de plus en plus sincère. Dans le bureau du recteur, bien entendu. Reprendre ses occupations. Ce sera tout, Amandine. Vous pouvez retourner à votre avant dernière journée hors les murs. Ah, j'oubliais ! Un papier plié extirpé d'une pile puis tendu. Rendez-vous à l'adresse indiquée dans la journée et montrez le papier. Le reste ne devrait pas vous poser problème. »
Amandine resta interdite un moment avant de décider que le jeu continuait. Il allait continuer jusqu'à la fin normale de sa scolarité. Cela promettait des moments difficiles mais surtout beaucoup d'amusement. Elle sourit intérieurement en se levant.
« Merci pour votre temps, Ethiel. Prendre congé.
─ C'est mon travail, jeune fille. Un temps. Fermez la porte derrière vous. »
Ce qu'elle ne fit pas.
Celimbrimbor | 13/04/25 07:39
« Dur à croire.
─ Et pourtant. Le meilleur.
─ Et pourquoi... ? »
multivers,bar.
« Tu feras la patrouille de Tolduc en plus de la tienne et tu prends ses responsabilités jusqu'à ce qu'il sorte. Un temps. Puis tu te plieras à sa décision, quelle qu'elle soit.
─ Bien.
─ Tu peux disposer. »
Étienne quitta la chambre aussi vite que le protocole le permettait. Éric ferma la porte, intimant au docteur d'attendre un instant.
« C'est tout ? Un temps. Il te désobéit, Tolduc finit au trou et tu lui files seulement double service ?
─ Ouais.
─ Rien d'autre.
─ Non.
─ Bordel ! Un regard, une expiration.
─ C'est bon ?
─ C'est bon. »
Balafre ouvrit la porte, laissant passer le médecin. L'homme de l'art se porta au chevet de Georges et commença à tirer ses affaires pour l'examiner.
« L'odeur, c'est pas lui. On lui a versé ça sur la tronche pour le maquiller en vitesse. Un battement de paupière. Il est tombé d'un bâtiment de deux étages après avoir glissé sur une tuile. Rien n'a ralenti sa chute. Il a atterri sur le sol de terre battue, sur le dos. J'ignore combien de temps il est resté inconscient, pas plus d'une minute. Il s'est relevé seul, titubant et boitant et, en s'aidant des murs, s'est mis à marcher. C'est ici qu'on l'a récupéré, alors qu'il retombait, à bout de forces. On l'a allongé, dévêtu et barbouillé. Puis transporté ici sur une civière improvisée. Il vous en faut plus ?
─ Des saignements visibles, des grosseurs anormales ? Palper son patient, au cou, au ventre. Et sa tête ? Vous l'avez brinquebalée ?
─ Non. Pas de sang non plus, pas de bosse.
─ Bien. Merci. Je vous ferai mander si j'ai besoin de plus de détails.
─ Parfait. T'as besoin d'autre chose ?
─ Deux gaillards pour le retourner et un assistant.
─ Je te fais envoyer ça. Un temps. Passe me voir quand t'as fini. Je veux savoir quand le gamin remarchera. »
Balafre déplia ses jambes et se leva de la chaise. Il fit un geste à Éric et tous deux sortirent de la pièce, regagnant la relative pénombre du couloir. Ils ne se dirigèrent pas vers son bureau mais vers une sortie. En chemin, Balafre dépêcha au médecin les aides qu'il attendait. Le chef et son bras droit empruntèrent un passage qui donnait dans un appartement un peu éloigné et débouchèrent sur le chemin. Éric se mit à marcher sans attendre. Le vieil homme, un pas en arrière, esquissa un sourire. L'allure d'un marcheur signifiait beaucoup et Éric, après avoir d'abord voulu copier la sienne, s'était efforcé de bannir toutes traces de sa marche. Et, force lui était de le reconnaître, il y parvenait très souvent et réussissait ce discret tour de force d'avoir une marche blanche, qui ne réfléchissait rien. Balafre l'enviait un peu. Bien sûr, Éric lui aurait dit la même chose à propos de son pas félin, parce qu'il y voyait une marque de force et d'autorité mais, pragmatique qu'il était, Balafre se disait qu'un pas aussi anonyme aurait pu lui servir quelques fois.
Ce jour, pourtant, Éric ne réussissait pas à l'atteindre et son pas était dissonant. Balafre sortit son étui à cigarette en collant à son protégé et s'en grilla une. Après cette discussion, il faudrait voir Jonas et obtenir un compte-rendu des interrogatoires des amis de Gérôme. Il se demanda si le secrétaire lui donnerait sans combattre. Il devait mourir d'envie de tomber sur l'assassin lui-même et de le tuer. Bah, tant qu'il ne faudrait pas lui rappeler qu'il n'était plus dans la rue depuis trente ans.
Comment faisait-il pour ne pas vieillir ? Être chauve aidait à masquer les cheveux blancs, indubitablement. Et après, les rides ? L'image du passé et celle du présent ne montraient pas de différences. Peut-être des lèvres qui s'affaissaient un peu ; des joues plus lourdes ? Peut-être que d'avoir passé ensemble trompait. L'habitude masque le temps, après tout. Plus chez certains que d'autres. Il sourit en passant une main dans ses cheveux. Lui n'avait plus rien à cacher. Le rythme d'Éric devint insensiblement plus coulé alors qu'ils entraient dans la rue des Tourneurs pour tomber sur la place Carrée. Balafre écrasa sa cigarette et jeta le mégot dans le caniveau, puis décrocha pour s'installer à la table de la terrasse d'une taverne. Éric corrigea sa course en quelques secondes et se mit en face de lui, les yeux tournés vers le monde.
Ce n'était plus tout à fait le matin mais pas encore le midi alors la place était comparativement vide. Des mères promenaient leurs enfants, quelques pères aussi. Sur les bancs épars, des clochards dormaient, couvés par le soleil. Il n'y avait pas les bruits du repas ni ceux de la fête des nuits. C'était une place, carrée, dans la chaleur des plaines avant qu'elle ne devînt trop dure. Balafre sourit un peu, trois agents de la Ronde allaient leur chemin.
« Tiens, tu les vois ?
─ Ouais, et ?
─ Tu veux les éliminer ?
─ Pardon ?
─ Je te demande si tu veux les tuer, ici, maintenant. »
Éric ne répondit pas et se contenta de mieux regarder les trois hommes qui s'étaient avancés près d'un banc où dormait un indésirable. Il fit de son mieux pour masquer sa tension alors qu'ils se mettaient en place pour le réveiller en douceur, en bons représentants du droit de la cité. L'un d'eux levait la main lorsqu'il avisa Balafre de l'autre bout. Il stoppa son geste et son compagnon aussi et tous les deux firent quelques pas en arrière laissant, perdu, leur acolyte plus jeune. Celui-ci sembla tergiverser un moment avant de trancher. Il posa la main pour secouer le clochard, attendit qu'il se levât et s'en allât, puis recommença au banc d'après et avec le dernier. Les deux autres hésitaient encore mais Balafre regardait déjà ailleurs.
« Alors ? Une pause interrogative. Veux-tu les tuer ?
─ Ces hommes dormaient, Balafre. Ils ne faisaient rien de mal.
─ Eux n'ont rien fait de mal également.
─ Ils allaient les tabasser.
─ L'ont-ils fait ?
─ Non ! Une respiration. D'accord, mais ils les ont chassés quand même.
─ Il les a
─ C'est pareil !
─ Non. Une bouche ouverte. Ne m'interromps pas. C'est la différence entre la tyrannie et le droit. Entre la lâcheté et le devoir. Ce gosse m'a vu, comme les deux autres. Il a tremblé pareil mais il a fait son boulot parce que tel est le droit. Tu veux savoir ce que notre présence ici a empêché, par contre ?
─ Les gens de dormir ?
─ Une injustice et un désastre. L'injustice de la bastonnade et le désastre de la corruption d'un juste.
─ Un juste ? La voix presque haussée. Où ça ? Où ça, ton foutu juste ?
─ Celui qui malgré le pouvoir n'a pas levé la main et qui malgré la peur a fait son devoir.
─ Plutôt puant comme idée. Reniflement méprisant. Tu cherches à me faire passer quelle leçon ?
─ Ce rondard, on ira faire prendre son nom et son poste d'attache. On s'arrangera pour qu'il ne fréquente pas trop les plus pourris et ne tombe pas trop.
─ Quelle putain de leçon.
─ Aurais-tu frappé les rondards plutôt que sacrifier Tolduc pour le gamin ? »
Balafre fit signe à la serveuse de leur apporter deux bières qu'il paya par avance. Éric finit de réfléchir le temps qu'elle les apportât. Balafre buvait. Il fallait savoir perdre du temps, disait Alwena. C'était important de désinvestir son agenda et de gâcher des moments qui auraient dû être consacrés à des missions plus importantes. Regarde ; pour toi j'ai gâché trois heures et combien d'années. Devrais-je le regretter ? Son rire cristallin couvrit la réponse d'Éric.
« pas juste, c'est ça. Un temps. C'est encore cette histoire de nous rendre inutile, n'est-ce pas ?
─ Ouais. Tu les aurais frappés, on aurait bondi vingt ans, trente ans en arrière. Et j'aurais sans doute dû te tuer. Un temps. Tu comprends tout ça ?
─ Ouais, je crois. Un sourire. Ça fait cinq ans que tu m'expliques. J'ai la colère facile, mais elle me rend pas totalement con non plus.
─ J'espère. Siroter sa bière.
─ T'es pas censé ajouter que tu vas me laisser les clefs à la fin ?
─ Si.
─ Mais pas aujourd'hui.
─ Ouais. Un temps. On a autre chose à faire pour être nostalgique.
─ J'écoute. Finie, la leçon.
─ Un rondard a été tué, la nuit dernière, dans la section de Valdo. Très vraisemblablement par Valdo lui-même, en tout cas par Ajax ou Malory. Ce sont les seuls qui se le permettraient sans ordre exprès.
─ Et s'il avait donné l'ordre ?
─ Improbable. Allumer une nouvelle cigarette. C'était un certain Guillaume un effort de mémoire Séchan. Quinze ans de Ronde, quinze ans de nuit.
─ Quinze ans à la ronde de nuit ? Étonnement. Pas banal.
─ Ouais. C'était pas une lumière. Un temps. Ou plutôt, d'après les rapports que j'ai lus, il était surtout très honnête. Un type comme le gosse que tu voulais tuer tout à l'heure, mais qu'a pas eu la chance de tomber sur nous.
─ Ça va, j'ai pigé. Un reproche même pas dissimulé. Au but.
─ Ce type est mort, je conjecture, parce qu'il a vu ou entendu un truc. Valdo a beau jouer les salopards, il ne tue pas gratuitement.
─ Compris. Tu veux que je choisisse des gars pour t'accompagner ?
─ Je veux que tu y ailles. »
Éric posa son verre vide et héla la serveuse pour en commander un second. Il prit une cigarette dans l'étui resté sur la table et tourna les yeux vers la place.
« Tu nous as dit qu'entrer sur son territoire sans toi relevait du suicide.
─ Ouais.
─ Et tu m'y envoies.
─ Ouais. »
La serveuse dut lui dire quelque chose mais il n'entendit pas et, du reste, cela ne l'aurait pas intéressé. Dans le ciel, les nuages paissaient, peu nombreux, contreplan cotonneux sur lequel des alouettes, ou des colombes ?, en bons oiseaux, se détachaient sans originalité. Il chercha un moment à les dénombrer mais perdit le compte quand la cigarette lui brûla les doigts. La cendra tomba sur son pantalon sans qu'il y prêtât attention et il se débarrassa du mégot d'un geste distrait. La place, encaissée, semblait hors du temps, hors de tout. Le vent n'y soufflait pas. Il n'y avait aucun bruit. Éric s'aperçut qu'il frissonnait et cessa et se surprit à n'y arriver pas. Des souvenirs de combats de rues nocturnes et sales lui revenaient en souriant. Dans le ciel, imperturbable, d'autres nuages allaient et Valdo égorgeait.
« Seul. Pas vraiment une question mais quand même.
─ Pas tout à fait. Un temps, une voix calme, décidée. Tu t'arrangeras pour t'accoquiner avec le commandant de la Ronde de la section, Clorinde d'Asquith.
─ Qu'est-ce qu'un d'Asquith fout dans la Ronde ?
─ Une. Un sourire. Une petite révolution, il semblerait. De nouveau sérieux. Vos intérêts devraient concorder. Assure-t'en.
─ Très bien. Une pause, pour la bière. Contact par chasses poches ?
─ Oui, toutes les demi journées, pas plus.
─ Et en cas d'urgence ?
─ Tu te démerdes. »
Les nuages n'en finissaient pas de passer. Ils devaient, eux, sentir le vent. L'espace d'un instant, Éric imagina marcher sur l'un ou l'autre, dans le ciel, et ressentir, lui aussi, le fouet du vent et l'absurde possibilité d'être libre. Ils évoquaient des images de mer et d'océan qu'il avait lu quelque part ou ailleurs. Il secoua la tête.
« Je reviens quand j'ai trouvé les raisons ?
─ Ou quand c'est plus tenable.
─ Autant ne pas partir. Un rire, forcé, partagé. C'est si important ?
─ Doublement. Un temps. D'abord parce que ça doit être lié à l'offensive que Valdo prépare. Ensuite parce qu'après, je serai absolument certain que tu peux prendre la relève.
─ On a connu plus simple comme rite de passage. Un rire, vrai, solitaire.
─ C'en est pas un. Y a quelque chose là-dessous, j'ai besoin de savoir quoi et je veux le savoir vite.
─ Alors pourquoi perdre du temps à pouponner le gamin. »
Il n'y avait plus de nuages, ils s'étaient estompés, laissant à leur place une délicate odeur sèche d'été incendiaire. Éric inspira à pleins poumons en attendant l'orage. Il fut étonné de voir le sourire de Balafre.
« Il faut savoir perdre du temps, Éric. C'est important de dépenser autrement des minutes qui auraient dû être investies dans d'autres missions. Un sourire d'une autre époque, un rire soyeux de printemps. Regarde, pour toi, j'ai gâché deux ans. Devrais-je le regretter ?
─ Mais
─ Le gamin est celui qui viendra après toi, tu le verras dès que tu accepteras de le voir. Un temps. Il est important qu'il soit prêt pour toi et il le sera. Comme il est important que tu sois prêt pour lui faire passer la catastrophe qui suivra cet assaut.
─ T'as pas changé d'idée, alors.
─ Non. La reconstruction sera difficile et dangereuse et c'est à vous, toi et lui, que je la confie.
─ Très bien. Se lever. D'autres ordres ?
─ Reviens vite. Reviens vivant.
─ J'y veillerai. »
Éric ne paya pas sa bière mais Balafre ne fit aucune remarque. Il nota avec un léger sourire que la marche de son bras droit était blanche et sans heurt. Il tiendrait la pression et remplirait sa mission. Peut-être même éviterait-il la tempête. Sinon, il trouverait bien une façon de le mettre sur la touche le temps qu'il faudrait. Distraitement, il fit signe au chasse poche d'approcher.
« Monsieur, le docteur m'envoie vous dire qu'il marchera pour l'assemblée prochaine mais qu'il doit tenir le lit jusque là.
─ Bien. Lui glisser une petite pièce en se levant. Tiens, pour ta peine. Une attente. Allez, file. »
La place commençait à se remplir, imperceptiblement, les gens prenaient leur pause, arrivaient aux échoppes de la place avant qu'il n'y eût la queue. Balafre sourit. Jonas aura sans doute réussi à dormir quelques heures. Et réveiller le secrétaire était toujours un plaisir. Sifflotant, il se mit en marche et quitta la place Carrée. Il se faisait midi.
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