Forum - [La quête des légendes, Special Reissue Edition 12/21] Interlude 3 : Cloué, cloué sur un banc, rien d'autre à faire.

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Celimbrimbor | 06/07/21 18:23

Par habitude, parce qu'elle sortait, et seule, encore, même si elle n'allait pas marcher très loin, Thérèsa noua un petit fichu de batiste aux couleurs vives par-dessus ses cheveux. Il ne fallait pas donner de prétextes au commissaire et ses forces pour la tracasser. Un regard dans le miroir lui confirma que rien ne venait dépasser sur son visage et que les fils gris un peu rêches tombaient correctement dans son cou. Elle cligna de l'œil en direction du portait de son Francis en agrafant une broche discrète qui figurait une abeille et une fleur. Les gamins en uniformes, avec leur bâton pointu et leur sourire de poulets ne comprendraient ce signe, comme ils ignoraient tant et tant de choses, et on n'arrêtait plus les gens pour un bijou, surtout quand on ne saisissait pas ce qu'il avait de rebelle. Un sourire fatigué flotta presque sur ses lèvres tirées mais s'arrêta avant ses yeux. C'était un risque, tout de même, non. Sortir, parcourir un bout de rue et s'asseoir sur un banc. Surtout que, peut-être, il ne serait pas là. Peut-être manquerait-il ce jour. Elle secoua la tête. Tout inconnu qu'il était, il n'en avait jamais raté un depuis près de quarante ans, pluie, neige ou vent. Même la milice ne le décontenançait pas et semblait même ne pas le remarquer. Un instant, alors qu'elle posait la main sur la poignée de porte, elle hésita à ouvrir le rideau, jeter un œil dehors, vérifier. Non. C'était un pari. Elle ouvrit et passa le chambranle, referma et fit deux fois jouer la clef dans la serrure. Le monde s'arrêta.

Elle était dehors. Hors de chez elle, pas tout à fait encore dans le monde autour, mais déjà ailleurs. Elle était sortie, sans permis, sans autorisation et sans motif, à une heure où seuls les miliciens avaient le droit de paraître, et en portant le signe de ralliement d'une rébellion disparue voilà quarante ans accroché au vêtement, et un foulard trop coloré pour correspondre aux normes dictées par le régime. Il lui fallut faire un effort pour remettre la clef dans sa poche et ne pas rouvrir immédiatement et rentrer retrouver le faux confort et la sécurité factice du foyer, où elle attendrait une heure raisonnable pour vivre. Avec terreur, presque, elle leva la main de la poignée et reprit son souffle à mesure que le cœur lui battit moins les tempes. Voilà. C'était un premier pas de fait. Un premier acte. Idiot, inconséquent sans doute, mais quand même. Elle se retourna et sourit de toutes ses dents vers le judas de son cher voisin et lui adressa un petit geste de connivence. Elle l'entendit sursauter à travers la cloison trop fine et s'engagea dans l'es escaliers. C'était un lâche, Bernard, et un foutriquet de la sorte la plus courante, mais pas un traître par principe. L'idée de la dénoncer ne lui passerait pas sérieusement par la tête. Pauvre petit homme, si triste, à vivre ainsi. Il faudra qu'elle se souvînt de l'inviter à dîner dans la semaine, par politesse. Et puis, peut-être réussirait-elle à le convaincre d'être moins, ou plus, après tout, personne n'était jamais vraiment perdu, pas vrai, Francis ?

La main sur la rambarde, le pied prudent, Thérèsa refusa de faire une pause au deuxième étage et descendit encore une volée de marches pour s'arrêter sur le demi pallier, un peu essoufflée, le souvenir de leur folle cavalcade dans la ville ou sur ces mêmes escaliers goguenard en mémoire. Le temps passait pour tout le monde, pas vrai Francis. Bien sûr, elle aurait préféré tout descendre d'une traite et sauter les trois, quatre, cinq derniers degrés en riant à gorge déployée mais ce n'était plus elle. En échange, elle avait gagné le droit de vivre au milieu de fantômes dont elle peuplait les lieux à loisir. Elle pouvoir choisir qui la hantait et quand, faire surgir d'une épaufrure sur un monument ou un mur des camarades perdus, d'un éclat sur un meuble des rires d'enfants grandis. Là, rien que dans cette cage d'escaliers, sur ce virage entre deux volées, elle pouvait susciter des baisers dérobés, des embrassades langoureuses, des jurons déchaînés et combien de joie ? Ce n'était pas seulement vivre dans le passé, c'était remplir le présent du passé, apaisé, accepté, pour le rendre plus riche encore, l'éclairer d'une lumière qui ne brillerait peut-être plus et s'éteindrait avec elle, et après ? Tout, finalement, passait. Même ces fichus cloportes et leur régime idiot qui réussissait à effrayer une vieille dame rien qu'à l'idée de sortir en-dehors des horaires préconisés.

Elle gloussa en repoussant les fantômes et en s'engageant dans le dernier étage et demi à descendre. Une vieille dame, oui, mais pas n'importe laquelle. Elle avait bien vécu, et elle les avait bien empêchés de régimenter en paix. Ils avaient gagné, évidemment, et Francis avait disparu, mais ils passeraient un jour. Thérèsa cligna lentement des yeux et s'assura de ne rater aucune marche. Ces fantômes-ci, sous les barricades, sur les brancards, étaient les plus durs à porter. Ils pesaient des regrets des actions qui auraient pu être mieux commises, ou à un meilleur moment, ou autrement. Il ne fallait pas penser cela. C'était vrai, oui, mais c'était un chemin qui ne menait qu'à la ruine et à la mélancolie. Autant la laisser aux morts. Aux vivants de vivre et rire tant qu'ils le pouvaient encore.

« Qu'est-ce que vous faites dehors, Madame Soulas ? Poser les deux pieds sur le rez-de-chaussée. Surtout à cette heure ?
─ Monsieur Phonse, bonjour. Je ne vous avais pas vu. Continuer vers la porte.
─ Oui, oui, bonjour, c'est ça. Un temps. Alors ?
─ La politesse, Monsieur Phonse, c'est ce qui nous sépare de la barbarie. Encore un pas.
─ Épargnez-moi vos sentences sans intérêt et rentrez chez vous. Craché. Vous n'avez pas à être dehors.
─ Cela ne vous regarde pas, Monsieur Phonse. Un pas de plus, la main sur le bouton. Ou avez-vous obtenu de nouvelles fonctions grâce à vos relations si haut placées ?
─ Vieille bique ! Rentrez chez vous ou
─ Ou quoi ? Avancer un peu sur lui, le corps redressé du haut de ses soixante-douze ans. Vous courrez et sortirez les chercher vous-même, au mépris de la loi ? Non, mieux encore : vous hurlerez à tue-tête par la fenêtre pour attirer l'attention, et dérangerez le voisinage en même temps ? Gagné. Je suis certaine que le commissaire serait ravi d'être agacé de bon matin parce que Monsieur Phonse aura hurlé sa rage de voir une voisine dehors. Une pause. Du reste, vous savez, vous faites ce que vous voulez. En attendant moi, je sors. »

Il avait reculé et, stupéfié par la harangue, n'avait pas réagi assez vite et la porte se ferma sur lui. Elle l'entendit pester depuis l'extérieur et ne s'attarda pas plus. Il serait bien capable de griller une pierre d'alerte rien que pour elle, ce médiocre. Le banc.

Le temps était doux ce matin dans la rue vide et désespérément morte. Le soleil commençait à se lever quelque part à gauche et les ombres des maisons enfilées s'étiraient démesurément mais entamaient leur régression inéluctable. Bientôt, il fera chaud, trop chaud, et elle serait déjà rentrée, sans doute. Elle descendit un peu avant de lever la tête du trottoir et de regarder vers le banc. La silhouette était là, assise, comme tous ces jours, chaque année. Thérèsa marqua le pas et se reprit. Il fallait aller au bout des choses. De préférence avant que des miliciens en maraude vinssent l'embêter. Elle s'arrêta avant de s'asseoir, dans une question silencieuse qui ne reçu aucune réponse et reprit son souffle une fois calée contre le dossier du banc, toute à son excitation du petit triomphe qui venait de commettre une petite chose interdite et importante que pour elle. Elle laissa même échapper un petit rire qui sonna bizarrement dans la rue achevée et se demanda combien de ses voisins étaient à leur fenêtre pour la surveiller sur ce banc.

Il ne donnait sur rien, ce banc, sinon un mur terne d'immeuble d'appartements court sur pattes, sans intérêt, peuplés d'âmes grises, comme les autres. La rue formait un angle très obtus avec le banc pour centre, presque imperceptible, et c'était la seule particularité du cru. Quand elle avait examiné les relevés architecturaux et urbains après huit ans de demande insistante auprès du Service des Espaces du régime, Thérèsa n'avait rien remarqué qui méritât l'attention et pourtant, année après année, au jour dit, de cinq heures trente du matin à minuit, la silhouette était assise là. Et, cinq heures et demi, ce n'était que l'heure la plus matinale à laquelle Thérèsa l'avait vue. Pour ce qu'elle en savait, elle était là de minuit à minuit. Elle prit une longue inspiration. Il fallait satisfaire une curiosité qui s'éteindrait avec elle.

« Bonjour ?
Une voix au ton étonnant.
─ Pardon, vous avez dit ?
Une voix aux inflexions étranges.
─ Je peux vous laisser si une main posée sur son bras, le retirer aussi poliment que possible. Je vous présente mes excuses mais
─ Non, non. Une voix douce. Je vous demande pardon, c'était plus rapide ainsi.
─ Oh mais ! Un sourire radieux. Vous pouvez me comprendre !
─ Évidemment. Un bruit de nez méprisant.
─ Ah non, pas de ça avec moi. Un visage dissimulé sous une capuche. Il faut formes garder devant une vieille dame, que cela vous plaise ou non.
─ Une °°°°°°°°°° Plaît-il ?
─ Oui ! Une reprise. Mais je vous ai coupé. Qu'alliez-vous dire ?
un temps. Que c'était vous qui ne me compreniez pas. Il fallait que je retrouve quelle langue vous parlez et le contact était plus facile que fouiller dans ma mémoire.
─ Comment cela ?
─ Ah. Nous appellerons cela « magie », si vous le voulez bien, Thérèsa. Un temps, surpris. Appelez-moi Celimbrimbor, si vous voulez.
─ Mais ? Comment ? Oh ! De la « magie », hein ? Cligner de l'œil dans le vide. Enchantée, alors, Celimbrimbor. »

Celimbrimbor ne répondit pas tout de suite, toujours tourné vers le mur et ses fades nuances de couleur. Thérèsa se lassa rapidement de la façade qu'elle voyait très bien depuis sa fenêtre et se tourna de nouveau, curieuse, vers sa voisine. Sous la capuche, tout à l'heure, elle n'avait rien pu voir et, même là, à portée de main, la silhouette ne demeurait que cela : une silhouette, avec un pantalon de toile ou de lin à la teinte passe-partout, le haut dissimulé par les plis de la cape, avec aux pieds une paire de bottes qui avait connu de meilleurs jours mais qui semblait confortable et puis voilà, rien d'autre. Elle chercha quelque chose pour se raccrocher, un bijou, une décoration, une babiole qui trahirait un sentiment ou un autre mais, rien, il n'y avait rien. Seulement une silhouette en cape et capuche qui regardait un mur sur lequel il n'y avait rien à voir. Vingt ans d'attente et de curiosité. Thérèsa sourit un peu. Eh bien, au temps pour la discrétion et les convenances, elle ne se laisserait pas arrêter par une capuche.

« Vous savez, je vous ai vue la première fois il y a quarante ans, à peu près.

─ Mon Francis n'était pas encore mort. Une pause, un fantôme. C'était juste avant que nous descendions pour rejoindre les autres au château. Il était presque pris, il fallait encore enfoncer une porte ou deux, tout au plus. Nous, nous étions revenus ici pour la nuit, dormir un peu. Francis avait mené l'assaut pendant deux jours, j'avais donné le siège aux casernes au Sud, nous n'en pouvions plus.

─ Bon, oui, nous n'avons pas beaucoup dormi un petit rire mais tout de même assez. Au grand matin, quand je m'habillais pour avant que nous ne partîmes, c'est là que je vous ai vue, assises. J'ai été frappé parce que vous détonniez pas mal ; et encore aujourd'hui, mais différemment. Je veux dire : tout autour fonçait, assourdissant et hurlant et vous, vous étiez là, assises, sans bouger.
─ Assis.
─ Pardon ?
─ Je suis un mâle.
─ Ah ? Très bien. Vous voir assis là, alors que tout courait et s'effondrait, en tout cas pour nous, c'était irréel. Ça m'a frappée. Et puis nous sommes retournés au château. Un autre fantôme. La suite.

─ Je n'ai pas tout de suite fait attention, c'est seulement plus tard, quatre, cinq, six ans peut-être, après une cérémonie, que je vous ai revu. Un temps. J'habite là, tendre le bras vers la fenêtre, vraiment presque sur le banc, et alors que je fermais le carreau pour aller dormir, je vous ai revue. Fatiguée et triste, j'ai dû noter la chose sans plus et, du reste, le lendemain vous étiez parti. Malgré tout, allez savoir pourquoi, j'ai fini par faire attention au banc.

─ C'est ainsi que j'ai pu comprendre que vous veniez tous les ans ici. Un temps. Ça m'a amusé parce que pour moi aussi c'est un anniversaire. Pas celui de Francis, ça c'est dans trois jours, mais celui des copains et des copines du château et de notre rébellion ratée. C'est triste, mais on se voit, entre vieux survivants, on discute, on rit, on pleure un peu le passé et on espère se voir l'année d'après. Un temps. Et pour vous, qu'est-ce ?

─ J'entends. Il est clair que vous ne regardez pas ce mur triste tous les ans depuis au moins quarante années pour compter les mouchetures sur le grain des briques, si ? Se reprendre. Pardon. Vous vous en doutez, à force de vous voir là, je m'imaginais des choses. Une pause. J'ai cru que vous étiez un compagnon de route, mais j'ai vite remarqué le fait que les patrouilleurs vous laissaient tranquille. Curieuse. Ça aussi, c'est la magie ? Reprendre. Alors je me suis dis que vous étiez un traître. Un rire. Oh, si vous saviez ! Le nombre de fois où j'ai voulu vous jeter des objets depuis chez moi, mais la politesse et le sens des convenances m'ont toujours retenue, à ça oui. Puis, ça m'est passé. Un temps. Finalement, je me suis dit que vous aviez vos raisons.

─ Seulement voilà, je suis pire qu'une chatte et chaque année je me pose les mêmes questions auxquelles j'invente de délirantes réponses, même si jamais aussi farfelues que votre « magie », je n'y avais jamais pensé, tenez, même. Un silence, joyeux, dans le soleil levant au loin. Me raconteriez-vous votre histoire ?
─ Non.
─ Oh. Une pause, attristée. Très bien. Pardon de
─ La voudriez-vous voir ?
─ Pardon ?
─ Cette histoire. Un temps. Ce que je regarde. Un temps. Vous le raconterez me dérangerait dans ma veille, il sera plus simple de vous le montrer.
─ Mais comment ?
─ Par un processus compliqué qu'il serait inutile et agaçant de vous expliquer et, du reste, vous ne le comprendriez pas. De la condescendance ? non, une sorte de certitude lasse. Mettons : « par magie ».
─ Par magie ?
─ Par magie.
─ Soit.
─ Fermez les yeux et écoutez-moi. Rien de ce que vous allez voir n'est vrai aujourd'hui, rien ne peut vous blesser, rien ne peut vous faire de mal. Un temps. Ce sont mes souvenirs dans lesquels nous irons. Du reste, même si nous promenons, en vérité, nous ne bougerons pas de ce banc. Un temps. Avez-vous compris ? Hocher la tête. Bien. Ouvrez les yeux. »

Thérèsa obtempéra dans le silence et cligna dans la demi pénombre pour prendre ses repères. Le banc était encore là, elle était toujours assise dessus, mais le mur, la rue, son immeuble, sa fenêtre, jusqu'au ciel, avaient disparu. À la place, il y avait l'obscurité bruissante et vivante de milles bruits, qu'elle ne remettait pas, sans parler des odeurs riches qui flottaient, celle de humus en tête et entêtante et tellement d'autres qu'elle manqua de tourner de l'œil. Il y avait trop de choses impossibles à voir, alors elle resta sur son banc, la respiration plus courte, et s'habitua lentement. Là-bas, des silhouettes passaient en discussion animée, d'autres allaient sous l'arche d'un bâtiment ramassé, partout les marques d'une vie paisible et joyeuse se lisait. Petit à petit, elle distingua des logiques, des chemins, des allées, des lieux qui ne lui disaient rien.

« Qu'est-ce ?
─ Jüdor, aux premiers jours de l'automne. Un temps. Ma cité.
─ Où est-ce ?
un rire. Quand. Un temps. Loin dans le passé. Très loin. Bien avant que votre histoire ne commence.
─ C'est splendide.
─ Je sais. »

Elle s'était levée sans s'en rendre compte et marchait vers les gens qui vaquaient et voguaient un peu partout, pour les voir mieux, presque les touchers. Elle s'arrêta, interdite, devant la figure d'une statue à l'entrée d'une maison ou d'une grande halle.

« Impossible. Aller de l'un à l'autre, regarder, voir, comprendre ? Non, non ! Cela n'existe que dans les fables ! Vous me jouez un tour !
─ Croyez-vous ?
─ C'est impossible. Les elfes n'existent Se retourner vers la capuche baissée et le visage montré enfin. Ah. Reprendre son souffle. D'où la dissimulation. Penser encore un peu. Si loin ?
─ Cette journée ? Huit cents ans, quatre mois et douze jours. Un temps, plus triste. Jüdor elle-même, seize cents ans, six mois, trois jours.
─ Que s'est-il passé ?
─ Vous.
─ Oh. »

Thérèsa hésita à poser davantage de questions, à dévorer l'impossibilité de tout cela, à douter jusqu'à briser l'illusion mais tout était trop vrai, alors elle choisit l'autre voie. Elle leva la tête et aperçut des passerelles et des plateformes sous la canopée des grands arbres aux fûts impossibles et chercha un accès quelque part. Celui qui s'était nommé Celimbrimbor l'accompagna dans le feulement de vie tout autour, montrant du doigt un bâtiment ou un autre, là le dortoir d'une université, ici la maison d'un ami, là encore une école. Dans la marche, il se fit plus disert et lui raconta que Jüdor n'avait jamais dépassé les trois mille habitants au mieux et qu'elle avait été, à sa connaissance, la plus grande des cités elfes. Il en avait su cinq, peut-être en était-il d'autres, cachées, ou qui avaient disparu avant qu'il ne pût réellement voyager, mais il en doutait. Du reste, les cités n'étaient pas la forme favorite d'agrégat des elfes qui préféraient les petites communautés indépendantes de dix à cinquante personnes, plus rarement au-delà, et que ces regroupements étaient alors disséminés un peu partout. Il lui dit la joie de trouver ces lieux souvent vagabonds au hasard des chemins, quand il en existait encore. Il lui dit qu'ils vivaient très longtemps, autant qu'ils le souhaitaient, semblait-il et que, enfant, il avait vu des elfes partir et ne peut revenir. Savoir s'ils s'étaient éteints ou simplement rendus ailleurs, eh bien, dit-il, cela tenait de l'impossible à l'époque. Doués d'une prodigieuse mémoire, il lui expliqua que les elfes ne consignaient rien à l'écrit et il qu'il avait fait figure de fou quand il avait ramené les premiers livres de ses premières errances. Aussi quand le porteur d'une histoire disparaissait sans personne pour le voir et le tisser en conte, le récit s'évanouissait, sous cette forme, avec. Il insista sur la valeur de la parole donnée en la guidant vers les frondaisons, en lui parlant des années où il avait donné ses premiers cours sur ce qu'il croyait bêtement être la magie et au détour d'une virgule de son histoire, aussi soudainement que si la forêt avait disparu, ils se retrouvèrent au-dessus des arbres. Thérèsa hoqueta de surprise et son guide la retint.

Une mer d'arbres. Elle n'avait pas d'autres mots. Un océan de verts, de marron, d'orange, de hauteurs et de largeurs diverses, qui brinquebalaient avec le vent dans des sens aberrants. Un désordre grinçant et musical, un chaos délirant et le ciel haut, très haut et très bleu au-dessus de sa tête. Il la mena jusqu'à un banc et ils s'assirent et elle ne remarqua presque pas que le banc tenait sur le vide au-dessus de tout.

« C'était chez vous, alors ?
─ Oui. Un sourire las. C'est ici que je me sentais chez moi, à quelques amours éparses.
─ Que s'est-il passé ? Un clignotement dans le souvenir, et d'un coup plus d'arbres, de forêt, de bois, de bâtiment, de gens, mais des flammes, du feu, de la fumée poisseuse, du sang, des cadavres et des cendres. Nouveau hoquet, de recul. Une guerre ?
─ Oui. Une pause, le retour des arbres. Voyez, j'ai un peu triché avec le temps. La forêt sous vos yeux est plus ancienne que la date que je vous ai tantôt donnée. Cent cinquante ans avant, c'est peu, mais suffisant. Au cours de ces années, les royaumes humains qui bordaient Jüdor prospérèrent. Nous les laissions tranquilles, parfois commercions avec eux, parfois nous assurions qu'aucun ne prenait trop de place et détruisait l'équilibre. Pendant ce temps, ils grandirent, s'étendirent et abattirent des arbres, défrichèrent des sous-bois, puis des bois, pour construire des maisons, des châteaux, des gréments, pour poser des fermes et nourrir leur gens. La cité protesta, leur demanda de respecter les frontières d'anciennes lois. Les flammes de nouveau. Ils s'allièrent en secret, se liguèrent contre nous. D'abord, sous le couvert d'un banditisme organisé, en forme d'escarmouches mortels pour les nôtres puis, quand ils furent sûrs de notre sous-nombre, ils attaquèrent, ensembles, de la pire des manières : ils mirent le feu à la forêt. Les miens n'eurent aucune chance ni quartier. La fumée âcre depuis le sol, bouillon étouffant. Les défenses magiques que j'avais placées cédèrent finalement. Le général mena une bataille désespérée mais le nombre déborda son génie incroyable. Ils tuèrent tout le monde et laissèrent le feu dévorer ce qui restait de cadavres et de blessés.
─ Et vous ?
─ Je n'étais pas là. Une colère vieille comme le temps.
─ Vous auriez pu changer les choses ?
─ Oui. Un temps, féroce. Oui ! Si j'avais été là, les défenses auraient tenu plus longtemps, suffisamment pour demander de l'aide aux autres cités, Elvor ou qu'importe. Nous aurions pu sortir pour semer le trouble et la panique dans les armées adverses. Le feu aurait couru dans l'autre direction, que sais-je encore ? Dublis aurait eu une carte supplémentaire à jouer. Ils auraient survécu.

─ Il aurait survécu.
─ Vous savez, au moins, j'étais là, moi, quand ils m'ont pris mon Francis. Un temps. C'était trois jours après la prise ratée du château. C'est pour ça que je vous ai retenu, je vous l'ai dit tout à l'heure. Enfin. Donc. J'étais là. C'était dans l'appartement où je vis encore. Ils sont venus, une escouade entière, quinze hommes en armures, pour mon Francis. Ils sont entrés en défonçant la porte, nous ont tabassé, puis ils ont lu un acte d'accusation sommaire, proclamé la sentence d'exécution et l'ont égorgé, là, au milieu de mon salon. Un temps. Ensuite, ils m'ont dit que j'avais un délai réglementaire pour m'occuper du corps et m'en débarrasser selon les rites du régime, à mes frais, sous peine d'amende et de prison et ils sont partis. Une inspiration. Je suis loin d'avoir votre âge, si tout ce que vous avez raconté est vrai, donc il vaudrait mieux que je ne m'y risque pas mais, quand même, laissez-moi vous dire quelque chose : vivre dans le regret, ça vous tue, aussi sûrement qu'une épée. J'espère que vous vous en rendrez compte avant qu'il ne soit trop tard pour vous.

─ Vos fantômes sont beaux, et tristes, et grands, et sublimes, et terribles, mais ne faudrait-il pas laisser leur poids derrière vous ?

─ Enfin. Une pause. J'espère que vous me pardonnerez cela. Un sourire. Quelle heure est-il, s'il vous plaît, j'ai perdu toute notion du temps.
─ Pas loin de midi.
─ Oh ! par les cieux ! Et Noëmie qui vient pour déjeuner ! Pourriez-vous me »

Assise sur la chaise à son bureau, Thérèsa resta bloquée un instant, puis haussa les épaules et fila commencer ses préparatifs. Quand elle sortit, finalement, plus tard, prendre le thé avec Noëmie et d'autres amis, au salon quelques rues plus haut, la silhouette sur le banc était toujours là. À son retour, aussi. Et, aux portes de la nuit, pour aller se coucher, elle jeta un dernier regard dehors. Celimbrimbor était encore là, seul, et regardait un mur où jouaient des fantômes. Elle sourit tristement et ferma le rideau. Demain, il aurait disparu.

Edité par Celimbrimbor le 06/07/21 à 18:24

Celimbrimbor | 06/07/21 18:24

Merci, toujours, à ceux, de passage, qui lisent encore ces choses.
Le titre est évidemment un emprunt à IAM, de la chanson "Demain c'est loin", extraite de L'école du micro d'argent.

L'original : [Lien HTTP]

La suite, sans doute, plus tard.

Il s'agit de l'épisode 13, le titre est mauvais, pardon, copié collé trop rapide.

Jarx le Vieux Loup de Mer | 25/07/21 18:42

Très belle plume, toujours :)

Celimbrimbor | 28/07/21 23:38

Té, merci ! C'est gentil d'exister encore !

Lancwen la Pourpre | 20/08/21 09:50

Piouff, ca claque!

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